Alain GUILLERMOU



Discours de clôture du président-fondateur

 

Mes chers amis,



L’autre jour, mon vieil ami M. Murith m’a glissé doucement une coupure de presse où je pouvais lire ceci : « Si tes paroles n’ont pas la valeur de ton silence, tais-toi ! » Je ne sais pas quelle est la valeur infinie de mon silence, mais je me sens tout de même obligé de parler au terme de cette biennale. Ce sera pour vous dire d’abord quel bonheur j’ai eu à me retrouver en Suisse, parce que c’est un pays que je connais bien. Nous y sommes déjà venus et je me rappelle notre promenade sur le Léman et les excursions que nous avons faites à ce moment-là. Mais nous sommes ici près d’un autre lac qui a cette caractéristique, m’a-t-on dit, d’être le seul lac suisse qui soit tout entouré de terres suisses, c’est-à-dire qui ne subisse pas l’impérialisme rivagier de la France.
Je suis pénétré d’un regret, vous savez qu’il y a des regrets plus lourds à porter que des remords, c’est d’avoir parlé le premier jour de l’invasion de la langue anglaise en France. Et puis M. Vodoz m’a dit des choses telles que je me suis aperçu que ce n’était rien par rapport à ce qu’il a dit lui-même sur le fait de l’invasion de l’anglais en Suisse. Vous les Suisses, vous avez encore trois autres langues, tandis que nous, si notre français disparaît au profit de l’anglais, il ne restera plus rien.

Je pense en ce moment à un propos de Michel Serres, ce philosophe qui vient d’entrer à l’Académie française. Il a dit ceci : « Sous l’occupation allemande, j’ai vu moins d’inscriptions en allemand que je n’ai vu d’inscriptions en anglais depuis la libération. » Et en effet, cette invasion a de quoi nous inquiéter. Il ne s’agit pas seulement du vocabulaire, comme je le disais l’autre jour. Permettez-moi de vous citer une locution anglaise que je trouve dans la presse et qui m’horripile : « ce n’est pas ma tasse de thé ». Dites-moi que ce n’est pas ma fillette de beaujolais, ma bolée de cidre, mais ma tasse de thé ! Certes les Anglais disent : « c’est my cup of tea » pour dire c’est mon dada. Nous prenons cette locution sous l’aspect négatif et c’est insupportable. Enfin, ce n’est pas ma tasse de thé d’embêter les Anglais, je m’arrête.

Je voudrais vous dire que si nous avions pu inviter un Japonais qui s’appelle Shiga Naroya, j’aurais été très heureux. C’est un romancier et il a écrit en 1946 – je tiens le document de l’ouvrage de M. Claude Hagège, Le souffle de la langue – qu’il déplorait les imperfections de sa langue nationale. Le japonais est en déclin, disait-il, et pour lutter contre cette décadence il ne voyait qu’un moyen : remplacer le japonais par le français. C’est un compliment étonnant et, si l’idée avait été retenue, notre prochaine biennale serait à Tokyo.

Il y a un autre personnage que j’aimerais bien voir ici, mais il est décédé depuis très lontemps. Vous le connaissez bien, c’est Charles Dickens. Dickens écrivait en français sa correspondance avec un ami anglais. Et, dans une de ses lettres, il dit ceci : « Quel ennui d’être obligé d’employer cette langue anglaise si compliquée ! Je n’arrive pas à m’exprimer et j’ai bien envie d’utiliser désormais la langue française pour mes romans. »

Laissons ces plaisanteries et revenons à l’essentiel. L’essentiel, c’est de vous dire combien je suis heureux de voir comme le petit bébé de la Biennale a grandi. C’est une belle jeune fille de trente-deux ans ! Et qui a beaucoup d’enfants, tous ces livres qui forment la bibliothèque de la Biennale. Oui. Trente-deux ans. Dix-sept biennales. La prochaine dix-huitième. Cela vous laisse un petit peu de mélancolie au cœur mais aussi une grande joie et une grande satisfaction. Je remarque que la délégation roumaine a été importante à ce congrès. Je salue également les autres délégations mais vous me permettrez, à moi, professeur de roumain, d’avoir une prédilection pour célébrer la présence des Roumains. Or je vais vous dire une chose. Aujourd’hui, quand on célèbre un anniversaire, dans le village le plus reculé de France, on dira Happy birthday to you !
En Roumanie, on chante ceci : Multi ani traiasca...(Le président fondateur chante accompagné par les Roumains présents). C’est-à-dire : « Vivez de nombreuses années ».

Alors, parce que vous avez été ici tous présents, je demande à Dieu, et je lui dis merci d’avance, que dans deux ans nous puissions tous ensemble nous revoir et nous embrasser !

A la Une

 La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d'un épanouissement sans cesse en progrès. 

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d'Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, éditions de Fallois, 1998, p. 93