Jean BUREL
Directeur adjoint honoraire de la Documentation française
De nos racines gréco-latines ...aux Floralies cybernautes
Messieurs les Présidents, chers amis Biennalistes,
Parvenus à cette XVIIe Biennale, la huitième pour ma part, vous me permettrez de rappeler un souvenir commun bien lointain.
En effet, beaucoup d’entre vous se souviennent des nombreuses années que nous avons passées, au collège ou au lycée, à perfectionner “notre français” en faisant des versions et des thèmes latins puis en nous essayant à traduire de prestigieux auteurs grecs ayant illustré le siècle de Périclès.
En consultant à longueur de soirée d’énormes dictionnaires français-latin et latin-français “Gœlzer et Martel” ou “Gaffiot”, nous prenions plaisir à découvrir les analogies phonétiques, morphologiques et sémantiques pouvant exister entre certains mots français et nombre de mots latins.
Il en était de même pour le grec, langue à l’appui de laquelle nous pouvions nous reporter à un manuel intitulé – écologiquement – “Du jardin des racines grecques”.
C’est ensuite que, de proche en proche, nous avons pu dénombrer des milliers de mots français qui dérivaient du grec. Il faut y ajouter les quatre à cinq mille mots plus récents qui relèvent par leur préfixe ou leur suffixe du domaine de la science, en particulier de la médecine ou de la pharmacie.
Quant aux origines latines, elles étaient bien trop nombreuses pour qu’on pût en dresser des statistiques tant elles imprègnent la langue française.
Nos professeurs d’alors étaient par contre plus discrets sur les emprunts faits également à d’autres langues, telles les centaines de mots dérivés de l’arabe dans les domaines des sciences, des mathématiques, de l’astronomie, de la médecine, de la marine, de la botanique, etc.
Vous l’avez vous aussi ressenti, la découverte de ces si nombreuses filiations étymologiques nous donnait une sorte d’esprit de revanche à l’idée que les langues dites tristement “mortes” continuaient à avoir des rejets, des cépées et autres bourgeons qui étaient encore autant d’espoirs d’arborescence dans notre bien florissante langue française, gage d’une “francophonie vivante et attractive” (1).
I. De la linguistique au tout numérique
Alors, quand en 1977, il y a tout juste vingt ans, au cours d’une mission aux États-Unis, des ingénieurs d’IBM nous ont initiés aux subtilités de la “digitalisation”, naïvement, je me suis demandé un court moment si vraiment ces affreux petits “bits”, cette terne succession de 0 et de 1, allaient remplacer nos éclairants préfixes, radicaux ainsi que leurs suites flexionnelles ... toujours empruntées à quelque feu d’artifice !
Pour peu, nous aurions fait appel à notre helléniste emblématique, Jacqueline de Romilly, pour qu’elle brandisse son épée d’académicienne ... en puissance !
Mais nous avons été bien vite rassurés. Les représentants de la “Big Blue” nous ont expliqué que “digitalisation”, “conversion numérique”, n’étaient qu’une technique, qu’un mode de codage. Ce conditionnement était alors une récente découverte permettant de faire circuler, à très haut débit, sur les circuits télématiques, tous textes et documents, quelle qu’en soit la langue, quels qu’en soient les caractères et les formes scripturales.
Ainsi revenus rassurés à Paris, un modem en poche, nous n’avons eu de cesse, avec mes collaborateurs de la Documentation française – le plus éminent d’entre eux est M. Pierre Pelou, l’actuel directeur de la Bibliothèque de l’ONU à Genève (2) –, nous n’avons eu de cesse de mettre à profit ces nouvelles technologies pour constituer nos propres banques de données. Peu après, elles devenaient grâce à l’appui décisif de notre directeur général, Jean-Louis Crémieux-Brihac, véritable visionnaire de la Science de l’information, la Banque d’Information politique et d’Actualité des Services du Premier Ministre (BIPA). Dès 1987, à Marrakech, je m’étais efforcé de tirer devant vous les premiers enseignements de cette expérience concluante.
Naturellement, nous avons assisté depuis à de nouvelles mutations et avènements technologiques notamment avec l’apparition et la mise en œuvre du réseau des réseaux, “l’Internet”, et le développement des multimédias.
En 1993, au Palais des Papes, à Avignon, nos amis canadiens en tête, nous avions été quelques-uns à pronostiquer les profonds bouleversements qu’allait entraîner, dans le domaine de la communication et de l’enseignement, l’ouverture des autoroutes de l’information.
Depuis, que de vœux exprimés, que de progrès accomplis dans ce sens !
C’est ainsi que nous avons été amenés, à Bucarest, il y a deux ans, à réclamer pour notre langue française, pour notre espace francophone tout entier, un vaste plan de numérisation de nos immenses et irremplaçables ressources linguistiques, documentaires, patrimoniales et, plus généralement, culturelles.
Certes, nous n’avons pas été les seuls, mais ce qui est sûr, c’est que nos vœux ont été entendus plus que nous ne l’imaginions alors. Depuis deux ou trois ans, il n’est pas une université, un institut, un centre d’études et de recherche, un organe de presse, une Institution publique ou une grande entreprise privée, une communauté ou une association à but culturel – voire cultuel – qui n’ait pris la décision, ou ne s’apprête à la prendre, de “passer”, comme on dit, sur l’Internet. Grandes écoles et lycées franchissent également le pas.
Ainsi, du maigrichon 1 % de part qui était attribué sur le réseau des réseaux aux locuteurs de langue française, ils sont crédités aujourd’hui, d’après les dernières statistiques, de 3 %, et de 9 à 10 % si l’on ajoute les locuteurs de langues partenaires.
Et, comme me le suggérait, lors des Assises francophones de l’administration publique, notre ami canadien, Frédéric J. Arsennault, n’ayons pas le complexe du péché originel anglo-saxon, « Internet appartient et appartiendra à ceux qui l’utilisent, à ceux qui l’utiliseront ».
Nul doute à cet égard que le cri d’alarme poussé par les biennalistes de la langue française il y a deux ans, à Bucarest, aura été, n’hésitons pas à le dire, le “sésame ouvre-toi” de la numérisation de nos sites à la française.
Je ne sais si ce cri a été la clef magique ouvrant toutes les situations et pénétrant tous les mystères, mais n’a-t-il pas été l’un des points de départ de tous ces échos qui se sont répandus du nord au sud, d’ouest en est, auprès des communicateurs et des décideurs du vaste espace francophone. J’en veux pour preuve l’excellent et percutant mémoire du Conseil québécois de la langue française d’août 1996 sur les enjeux du développement de l’inforoute québécoise. Il fera date dans la conception et l’adoption d’un plan gouvernemental destiné à saisir la chance qu’offrent les multimédias pour un nouvel essor de la langue française.
Chacun des précédents orateurs nous a donné d’autres témoignages.
II. La révolution cybernétique mise à la disposition de tous, à domicile
Mais voici qu’aujourd’hui le combat prend encore une nouvelle dimension !
En effet, avec les derniers développements des chaînes d’information en continu sur Internet, autrement dit, avec l’avènement des systèmes dits Push (Pousser), votre ordinateur personnel, d’ores et déjà portable, vous offrira à domicile, dans vos déplacements, sous forme d’abonnement, à tout instant et selon votre convenance, textes, images et sons se rapportant à votre thème présélectionné de recherche et éventuellement à vos autres cibles de curiosité.
Plus besoin d’aller vous-même “surfer” de site en site en sélectionnant au fur et à mesure vos logiciels de navigation. Une fois déterminée votre équation de recherche, l’ordinateur se chargera de mettre à votre disposition toutes les informations textuelles, imagées et sonores (audiovisuelles) numérisées, disponibles dans les mémoires de la “Toile”, ainsi que sur les cédéroms dits “infinis”.
En fait, c’est l’apparition d’un nouveau média, sorte de baguette magique – Fée Urgèle ou Mélusine ? – ayant le pouvoir de communiquer les informations adéquates, sinon pertinentes, dans l’instantanéité, la continuité et l’ampleur souhaitées.
Il s’agit là, à l’évidence, d’une nouvelle avancée, tout à fait considérable, dans les modes d’accès aux connaissances universelles mises à la disposition de tout un chacun, dans tous les domaines et sous toutes ses formes. La “bibliothèque planétaire” est déjà sur nos écrans.
Les démonstrations auxquelles nous avons assisté tant au Forum scientifique de Francis Balagna à Toulouse qu’avec le président Eluerd, dans les Centres parisiens d’apprentissage aux multimédias, ou encore tout récemment à la prestigieuse École nationale de Physique, Chimie et Biologie (2 Prix NOBEL), confirment la réalité de ces progrès. Progrès étonnants ... pour qui ne les aurait pas suivis d’année en année!
Au demeurant, l’évolution est loin d’être achevée, tant sont nombreux les projets que concoctent les concurrents de Netscape et dont certains, Marimba entre autres, ont d’ores et déjà pris corps. Je pense aussi aux applications en cours dans les domaines de la reconnaissance vocale à laquelle IBM vient de faire franchir un pas décisif avec la mise sur le marché, il y a quelques jours, de ses nouveaux logiciels Simply speaking (dictée discontinue) et Via voice (dictée en continu). Au passage, quelle que soit notre admiration pour ces nouvelles performances techniques, on peut se demander ce que vont devenir nos “dévouées et charmantes secrétaires”.
Il faut savoir également, nos amis canadiens y ont fait allusion, que la traduction assistée par ordinateur a fait de même de grands progrès, du moins en ce qui concerne les disciplines scientifiques et techniques dont le vocabulaire est restreint et bien ciblé.
Reste que, des flux contrôlés selon son choix, on risque de passer à l’avalanche de méga-octets et, corrélativement, de l’information pertinente à l’intoxication, voire à la désinformation. (Plus de 100 000 livres sont édités chaque année en Europe et des millions de documents diffusés chaque jour.)
III. Des implications pédagogiques de l’école buissonnière à l’école…autoroutière !
N’est-ce pas à ce niveau et sous cet angle qu’il faut se poser la question de la capacité, notamment pour les élèves et pour leurs maîtres, toutes disciplines confondues, d’intégrer intelligemment et efficacement ces “miraculeux” outils d’accès au savoir ?
Déjà, certains veulent voir dans ces formes d’abonnements individualisés multimédias un mode d’enseignement mieux adapté aux facultés de préhension de chaque élève que les classiques manuels ou que certains cours magistraux.
Selon ces pionniers, la pédagogie devrait y trouver son compte en terme de niveau, de rythme et de délocalisation.
Je pense d’abord aux handicapés, jeunes ou moins jeunes, dans l’impossibilité d’être scolarisés. Mais aussi à tant d’adultes, candidats au recyclage ou à la reconversion professionnelle en cours de carrière.
Les institutions spécialisées dans l’enseignement à distance, déjà très performantes dans l’espace francophone, ne pourront qu’en tirer un bénéfice accru. Monsieur François Delaunay, directeur au CNED, nous en a apporté la démonstration éclatante. Le succès grandissant des systèmes télématiques de correction orthographique et syntaxique, type orthonet cher à notre infatigable et génial ami Charles Muller ou à cet autre système dit Cordial quatrième génération témoignent de l’intérêt de ces nouvelles formes d’interventions et références pédagogiques.
Cela dit, il faut éviter que maîtres et professeurs, même correctement initiés à ces technologies – et c’est devenu une absolue nécessité après l’échec désastreux (3) du plan informatique de 1985 –, ne voient leur mission ramenée à celle de simples formateurs à la pratique des équipements et des logiciels.
Plusieurs orateurs se sont déjà prononcés, bien évidemment, sur cette question capitale de savoir comment inciter professeurs et formateurs à faire évoluer leur mode de participation à leur nouvelle mission d’enseignement et d’apprentissage.
Éclairée par une récente enquête en milieu scolaire, Mme Micheline Sommant nous a brossé un tableau comparatif saisissant mettant en lumière les éléments contradictoires de ce qui pourrait constituer une nouvelle approche pédagogique, voire une nouvelle déontologie professorale face à l’avènement du multimédia dans l’arsenal des moyens et méthodes pédagogiques.
M. Delaunay a de son côté proposé un éventail de critères pertinents pouvant orienter, éclairer le choix des nouveaux équipements et matériaux.
Pour ma part, je voudrais m’en tenir seulement, à ce stade d’avancement des travaux de la Biennale, à quelques suggestions de caractère stratégique :
1 – En premier lieu, il me paraît fondamental de réaffirmer que ce sont les professeurs et non les informaticiens et les techniciens qui doivent garder l’apanage
a) de la conception du projet éducatif,
b) de l’établissement des programmes dans le cadre, le cas échéant, des directives ministérielles.
2 – Cette double responsabilité me paraît devoir appeler les obligations corrélatives suivantes :
a) Se former et former ses élèves à plus de sens critique. À cet effet, concevoir et promouvoir des critères raisonnables et logiques de tri dans le fatras d’informations déversées, c’est à craindre, tous azimuts par les ordinateurs. Autrement dit, éviter de passer de l’école buissonnière à l’école autoroutière dénoncée, il y a déjà deux ans, par notre ami, le professeur émérite Albert Doppagne.
Au surplus, compte tenu des dernières décisions des plus hautes autorités américaines en faveur de la totale liberté d’expression sur Internet, ne faut-il pas impérativement que parents et enseignants s’associent pour réclamer que soient posées et respectées des bornes et limites au nomadisme virtuel – ou hélas ! trop réel – dans les confins des propagandes et des pratiques attentatoires à la dignité humaine dénoncées par l’histoire. À cet effet, notre Biennale serait bien inspirée d’émettre un vœu tendant à ce que, pour les sites francophones ouverts aux jeunes apprenants, le gouvernement opte rapidement en faveur de l’un des systèmes de filtrage les mieux appropriés au cadre juridique et à la mentalité des Français : étiquetage des sites, notation des documentations sensibles, clefs d’accès, garantie d’authenticité, etc..
Laissons à l’imagination de nos informaticiens de langue française, en particulier à leur président d’honneur notre ami Jean-Alain Hernandez, le périlleux devoir de trouver la bonne solution technique, s’il se peut ?
Les Allemands, d’ailleurs, ne viennent-ils pas de voter une loi dans ce sens ?
Mais, en revanche, laissons à Jacques Attali et à ses chers protégés Hopis, s’il parvient à déchiffrer leurs codes, la fascination cybernaute de dialoguer avec l’au-delà de nulle part ;
b) Prendre l’initiative et organiser autant que possible la mise en œuvre des possibilités d’échange fonctionnant – au niveau national ou international – sous forme de messageries, de forum, de téléconférences, de travaux collectifs interactifs, offertes par les systèmes interactifs tel l’Internet. Cela se fait déjà couramment entre des lycéens américains et des lycéens français pour l’apprentissage respectivement du français et de l’anglais ;
c) Maintenir sous forme de bilan global, en y incluant les investigations télématiques personnelles de l’élève, le contrôle des connaissances réellement acquises et participant à la progression harmonieuse du projet éducatif ;
d) Garder le monopole de la collation des diplômes, alors que certaines universités américaines semblent remettre en cause sinon le principe du diplôme, du moins cette forme de sanction solennelle si bien intégrée par contre à nos mœurs scolaires et universitaires et quelque peu galvaudée dans nos CV
e) Et bien évidemment prévoir les ressources humaines et budgétaires correspondantes.
Aucun responsable politique, aucune autorité budgétaire ne saurait prendre à la légère la mise en garde lancée par nos amis de l’Aupelf-Uref (l’Association des universités partiellement ou entièrement de langue française), qui proclamaient, ici même, en début de session : « si une langue n’est pas sur Internet, elle risque de disparaître » et « si une langue ne s’industrialise pas, elle meurt ». J’ajoute que nos amis anglo-saxons n’hésitent plus à prédire la disparition des civilisations elles-mêmes dès l’instant où elles perdront ainsi leur substrat linguistique.
Quant à nos valeureux bataillons de documentalistes toujours à l’affût des progrès techniques et pédagogiques, comme nous l’a fort bien exposé Mme Frédérique Péaud, est-il bien besoin de leur dire que si leurs chers et dynamiques CDI n’ont pas cessé de se moderniser au cours des deux dernières décennies, ils ont encore de nouveaux progrès à accomplir. Au prix de nouveaux équipements et à condition de s’y former rapidement, ils seront, à n’en pas douter, le fer de lance de cette nouvelle donne et méthode éducative.
Ainsi professeurs et documentalistes devront plus que jamais s’associer pour impulser, diriger, contrôler l’effort de recherche, individuel et collectif, de leurs élèves cybernautes.
À tous, dans une ambiance de joyeuses et euphoriques floralies, nous promettons ces fameuses couronnes de lauriers, bien sûr numériques, que nos anciens, latins et grecs, décernaient à leurs meilleurs lauréats. Que nos jeunes et moins jeunes latinistes se consolent, l’une des normes les plus utilisées par les “fureteurs” d’Internet n’est-elle pas, si je ne m’abuse, l’Iso-latin-1 garantissant sur le Web l’emploi des caractères accentués.
Mais permettez-moi enfin, chers Biennalistes, de garder un petit bouquet numérique pour mon ancienne Maison, la Documentation française qui, dès 1978, se branchait sur Internet première version, et qui, aujourd’hui, s’est vu confier la mission de coordonner au plan interministériel les projets de création de nouveaux sites de documentation administrative sur les autoroutes de l’information.
Pour donner elle-même l’exemple, ne vient-elle pas de prendre les dispositions pour faire basculer sur Internet plusieurs de ses propres sites déjà ouverts au public sur le Minitel :
– le Répertoire administratif, véritable fil d’Ariane dans le maquis des Administrations, des Collectivités et Services publics français,
– le Guide des droits et démarches des citoyens,
... tous deux mis à jour en permanence.
Suivront sous peu nos diverses banques textuelles et bases référencées aux noms fort évocateurs de “BIBLIOS”, “LOGOS”, “ICONOS”, fleurs bien épanouies, venues précisément de ce jardin des racines grecques auquel je faisais allusion en commençant mon propos. Et, dernière nouveauté de la Documentation française, le Rapport annuel sur l’état de la Francophonie qu’elle vient d’éditer pour les années 1995-1996 est d’ores et déjà à votre disposition sur Internet.
NOTES
(1) Selon le vœu de notre nouveau Premier ministre français.
(2) Il vient de créer le Cyberespace onusien inauguré tout récemment par le Secrétaire général des Nations-Unies.
(3) D’après un rapport de l’Inspection générale de l’éducation nationale.