Mohamed TAÏFI
Université de Fez
Multimédias et pays du Sud
La communication que je vous propose contient deux volets à la fois distincts et complémentaires. Dans la première partie, je me contenterai de dresser un bref bilan de la situation du français dans mon pays. Dans la seconde, je vous ferai part de ma propre réflexion sur la place et le rôle des multimédias dans les pays du Sud.
Comme vous le savez déjà sans doute, la langue française, au Maroc, demeure la langue étrangère la plus privilégiée. Après les langues nationales qui sont les langues maternelles, la langue française jouit d’une importance de premier ordre. Implantée en 1912 avec la colonisation française, la place qu’elle occupe, à l’heure actuelle, dans le concert des langues en présence, la dote d’un rôle instrumental et culturel.
Langue fonctionnelle, elle continue de contribuer aux multiples investigations dans différents domaines des sciences sociales et c’est également par l’intermédiaire de cette langue qu’on accède aux connaissances techniques et technologiques et au savoir scientifique d’une manière générale. Outil de travail privilégié dans la vie économique et financière, elle est utilisée par toutes les entreprises privées (banques, assurances, agences de tourisme et de voyage, polycliniques.....) ainsi que par bon nombre de ministères publics pour gérer leurs administrations.
La langue française est enseignée dès la troisième année du primaire. Dès l’âge de 9 ans donc, l’enfant marocain découvre la langue française et celle-ci l’accompagne dans ses études jusqu’à la fin de son parcours. En d’autres termes, un citoyen marocain qui a eu la chance d’achever ses études universitaires a pratiqué à des degrés divers la langue française durant une vingtaine d’années.
Pendant cette dernière décennie, le statut de la langue française a connu des hauts et des bas. Les multiples réformes qui se sont succédé l’ont tantôt privilégiée, tantôt amoindrie. La dernière réforme de 1996 lui a cependant donné un regain d’actualité puisque le gouvernement a décidé que les matières scientifiques seraient dispensées en français à l’université. Le nombre d’heures d’enseignement du français a par conséquent augmenté et ce, à partir du secondaire. Une des raisons principales qui ont poussé les décideurs à prendre une telle initiative, c’est bien évidemment l’explosion des multimédias. En effet, depuis le début des années 80, nous avons assisté à un véritable engouement pour les micro-ordinateurs, et tous les responsables, dans quelque domaine que ce soit, ont consacré un budget relativement important à l’acquisition de ces nouvelles machines qui vont révolutionner les pratiques administratives et donner une nouvelle dimension à la recherche scientifique.
À l’instar de mes collègues doyens et recteurs d’universités, j’ai eu l’honneur à ce moment-là d’équiper en micro-ordinateurs la faculté que je dirigeais. La première réaction des administrés a été le refus. Que venait faire cet intrus dans la gestion d’une administration qui avait toujours bien fonctionné de façon classique et traditionnelle ? Les secrétaires et leurs chefs de service n’étaient nullement préparés à manipuler ces engins qu’on ne songeait même pas à sortir des cartons d’emballage. Mais, après un apprentissage rapide et un recyclage obligatoire, toutes les administrations ont commencé à traiter leurs dossiers grâce à l’ordinateur qui est devenu objet d’admiration et qu’on entoure de tous les soins.
Après cette phase vient celle d’Internet. Mais comme la période d’initiation était bel et bien achevée et que les mentalités, qui se métamorphosaient à vue d’œil, étaient prêtes à adopter ces nouvelles technologies, Internet s’est implanté sans difficultés, je dirai sans effort particulier. Les multimédias ont donc fini par capter l’attention des Marocains qui suivent aisément le courant.
Désormais, avec la mondialisation de l’économie, ce rouleau compresseur qui aplanit tout sur son passage, avec la concurrence économique et technologique, avec le désir ardent de réaliser un jour le rêve de devenir le partenaire privilégié de la communauté européenne – à défaut d’en être membre –, avec la vague des privatisations qui commencent à gagner les secteurs publics (création du Ministère de la privatisation), avec le développement de la liberté de la presse et des droits de l’homme (création d’un Ministère des droits de l’homme), avec, enfin, le développement des écoles privées (création d’une Direction de l’enseignement privé, au sein même du Ministère de l’éducation nationale), la langue française s’est vue rehaussée sur son piédestal et revalorisée à l’extrême. Car toute activité ayant un rapport quelconque avec la vie moderne se fait presque exclusivement en français ; jusqu’à présent du moins, car l’anglais gagne du terrain surtout dans les grandes villes.
Les dernières élections communales et régionales ont été gérées par le Ministère de l’intérieur en faisant appel à l’ordinateur, ce qui représente un grand pas vers l’installation d’une démocratie certaine. Cette opération qui a concerné toutes les couches populaires a permis au concept de micro-ordinateur de pénétrer, parfois maladroitement, dans tous les milieux.
Voilà l'état actuel de l’utilisation des multimédias dans mon pays. Dans l’enseignement, disons-le tout de suite, mises à part les Universités où l’importance des multimédias est bien reconnue – du moins théoriquement car le nombre de professeurs-chercheurs qui possèdent un micro-ordinateur est encore bien faible –, dans les lycées et collèges, l’entreprise est encore à l’état embryonnaire. L’enseignant ne voit toujours pas comment il pourrait tirer profit de ces objets énigmatiques et l’enseignement ne peut toujours pas se passer de maîtres. Comment peut-on d’ailleurs imaginer un enseignement autre que celui qui se pratique actuellement dans un pays où l’habitat est dispersé : une maison sur chaque colline, villages éloignés les uns des autres et souvent non électrifiés, chemins boueux et impraticables en hiver, écoles construites en pisé et incapables de résister aux intempéries, etc. Dans ces conditions pour le moins difficiles, il est plus facile au Ministère de l’éducation nationale d’envoyer un maître d’école capable de s’acclimater plutôt qu’un ordinateur têtu qui exige pour fonctionner normalement un matériel d’accompagnement souvent onéreux.
Si ces problèmes demeurent réels dans un pays comme le mien qui, de l’avis des spécialistes, semble prendre le chemin du salut et avancer à pas de géant vers le développement, que dire alors des pays du Sud dont la réalité économique, sociale et politique est tout autre ?
Cette transition me permet de passer au second volet de mon intervention, à savoir les retombées négatives des multimédias qui n’ont fait jusqu’à présent aucune proposition efficace et concrète pour mener les peuples vers un mieux-être et qui ne tiennent nullement compte des réalités économiques, sociales et culturelles des pays défavorisés.
Prenons l’exemple de la télévision introduite dans les foyers depuis longtemps. Quel impact a-t-elle sur la formation et l’éducation ? Un enfant du primaire – quelle que soit sa nationalité – quitte l’école en courant vers la maison, s’installe devant le petit écran qui le transporte dans un monde virtuel, utopique, lui fait vivre des aventures absolument rocambolesques avec des petits personnages diaboliques ! Il entend, certes, la langue arabe, (française, anglaise ou chinoise...), connaît l’histoire dans ses moindres détails, mais il se fatigue, dort sans faire ses exercices en oubliant parfois de se laver les dents, se réveille le lendemain fatigué, somnole à l’école face à un maître qui a passé lui-même sa soirée à regarder un match de football et le cercle infernal recommence.... L’enfant ne lit plus, n’apprend plus pour exercer sa mémoire, n’écrit plus et son niveau culturel glisse irrémédiablement vers le ravin de l’ignorance. Culturellement donc, les multimédias l’éloignent de la tradition, masquent son identité. Le bon vieillard assis sous l’arbre à palabres pour initier les enfants à perpétuer l’histoire et à enregistrer la culture fait place à la télévision qui aliène des populations entières en les américanisant. On s’habille désormais comme Michael Jackson, on développe ses muscles comme Sylvester Stallone et on crache comme Henri Fonda. Les enfants constituent des bandes de délinquants prêtes à attaquer pour défendre chacune son territoire !
Que peut faire Internet, sinon aggraver la situation ?.... S’occupera-t-il de la culture des autres, des pauvres surtout ? La diffusera-t-il ? La conservera-t-il ? Ce qui s’appauvrit considérablement, contrairement à ce qui a été avancé dans cette salle même, c’est l’intelligence humaine. Une certaine intelligence (formée par les méthodes pédagogiques traditionnelles, grammaires, mathématiques, physique et autres) en tue d’autres, celles des consommateurs passifs de ces produits. Les sociétés du Sud sont appelées à être complètement robotisées ou oubliées... C’est à ce niveau de mon intervention que je dépasserai la dichotomie traditionnelle Nord/Sud, pays riches/pays pauvres, pour affirmer, à la lumière d’un article publié récemment par Jacques ATTALI (7 août 1997) que, même en Occident riche, le fossé ne cesse de s’accroître entre riches et pauvres ; entre ceux qui sont branchés et ceux qui ne le sont pas. Quelle différence en effet peut-on trouver entre un chômeur de Marrakech et un SDF de Paris ou de Chicago? Les millions de chômeurs aux États-Unis ou en France et dans d’autres pays industrialisés appartiennent au même monde que ceux des pays défavorisés, alors que les riches branchés de Casablanca, Genève ou Tokyo forment un clan. Ils constituent à eux seuls un continent indépendamment des frontières géographiques. Avec Internet, c’est un septième continent qui vient de naître.
Que faire alors ?
Si ce nouveau monde est vraiment conscient du déséquilibre qui risque de bousculer l’humanité tout entière dans le gouffre de l’histoire et si la volonté politique est réellement présente, tous ces discours fallacieux et trompeurs doivent céder la place à une action pragmatique et réaliste. Il faudra cesser de produire des armes destructrices de cultures que sont les multimédias et de les envoyer aux consommateurs des pays pauvres qui n’ont d’autre choix que de les accepter. Je n’ai pas de solution miracle à proposer, mais, à mon humble avis, celui d’un professeur-chercheur-formateur animé par le désir de toujours bien faire et bien penser, je dirai que, pour lutter contre l’analphabétisme et participer au développement de l’enseignement et à l’anéantissement de l’ignorance qui fait des ravages dans le monde, il faudra construire, en même temps que les autoroutes de l’information, des routes tout simplement pour relier les villages entre eux, construire des écoles dignes de ce nom, former des maîtres capables de transmettre honnêtement le savoir. Une fois traversées toutes ces phases modestes mais combien nécessaires, songer enfin à diffuser et à vulgariser les multimédias pour les rendre plus utiles à l’homme.
Pour finir, je dirai qu’Internet, qui est à la pointe des multimédias, est comme la langue d’Ésope* : celui-ci avait invité les riches notables et leur avait servi la langue, puis, juste après eux, les gueux et les misérables pour leur servir aussi la langue. Lorsqu’on lui objecta qu’il avait servi la langue à la fois aux riches et aux pauvres, il répondit : « La langue, c’est ce qu’il y a de meilleur et de pire ».
Internet aujourd’hui, c’est ce qu’il y a de meilleur et de pire.
* Philosophe grec ayant vécu du VIIe au VIe siècle avant Jésus-Christ.