Jean-Jacques DE DARDEL


Ministre,
Représentant personnel du Président de la Confédération helvétique auprès du Conseil permanent de la Francophonie

 

La Suisse dans la Francophonie



En guise de prologue, je voudrais vous dire que je mesure l’honneur qui m’est fait de prendre la parole devant vous à sa haute et redoutable valeur. Vous en savez sur la chose francophone infiniment plus que moi, et vous y contribuez à son chapitre le plus essentiel – celui de la langue française – avec beaucoup plus de compétence et de temps que je ne saurais jamais le faire. Ainsi, s’il m’arrive de me dire qu’au Conseil permanent de la Francophonie je siège parmi mes pairs, je sais bien que je me retrouve ici, parmi vous, entouré de mes pères – ou mères nourricières ! Tant il est vrai que c’est à l’œuvre savante et aux réseaux de connaissances et d’influences institués par une association telle que la Biennale de la langue française, que le cœur même de la Francophonie – j’entends par là l’amour, la maîtrise et le développement de la langue française, et donc le partage et l’enrichissement d’une vaste culture commune, aux sources diverses – que le cœur de la Francophonie tire sa vigueur et sa capacité d’attraction.

Tout cela n’est qu’une manière de redire une conviction que je partage avec beaucoup d’autres Suisses, officiels ou privés : la Francophonie d’inspiration étatique est et doit être avant tout culturelle, ou du moins d’inspiration culturelle, et doit donc en toutes choses appuyer et soutenir les efforts d’institutions privées œuvrant au développement de la culture et de l’ouverture francophones.

Ces institutions privées (ou semi-privées) sont en Suisse nombreuses, j’en découvre régulièrement de nouvelles, et je ne les connais de loin pas toutes. En abordant avec vous le thème de la Suisse dans la Francophonie, je ne chercherai donc pas à être exhaustif ou détaillé. Je me propose plutôt de vous présenter un aperçu des étapes de la marche francophone de la Suisse, de nos différentes conceptions en la matière, de quelques-unes de nos aspirations et de certains problèmes qui se posent à ceux qui, comme moi, veulent faire avancer les choses dans le sens d’un engagement toujours plus grand des différentes instances et des partenaires officiels et privés.

L’histoire de la Suisse dans la francophonie est une histoire typiquement suisse, faite d’état et d’identité plutôt que de mouvement, puis de mouvement lent mais sûr plus que d’agitation et de trépidation. Certainement une histoire plus d’être que de paraître, et de bon sens plutôt que de sens unique.

Depuis quand la Suisse est-elle en Francophonie ? Selon nos vues, depuis toujours, puisque l’aire de la Suisse romande a fait partie dès l’origine de l’aire géographique où s’est développée la langue française. Je me réfère par là aux différentes tribus celtes peuplant notre territoire à l’aube des temps historiques, à la domination romaine puis aux invasions des Burgondes à l’Ouest, qui se romanisèrent vite, et des Alémanes à l’Est qui, refusant et réprimant la présence romaine, sont à l’origine des langues alémaniques.

Si je rappelle ici ces origines lointaines, c’est pour expliciter un fait et une attitude courante en Suisse, et dans les pays romands en particulier : si la Suisse d’expression française, voisine directe de la France, s’est toujours sentie naturellement attirée par sa grande voisine, si elle a toujours bénéficié très directement du rayonnement de la culture qui avait Paris pour centre, elle n’en a pas moins toujours gardé le sentiment que, si elle devait beaucoup à la France, elle ne lui devait pas tout. Bien au contraire, la Suisse romande a participé dès l’origine – et a contribué de manière originale – à l’élaboration et au développement de la culture française. Point, ici, de nostalgie d’une “époque française” qui serait révolue, point de velléités de rattachement, point d’ambiguïtés sur nos origines, et donc pas de vassalisation historique des pays romands par la France.

Pour empreint de modestie qu’il soit, ce sentiment n’en détermine pas moins à travers la Suisse, toutes régions culturelles confondues, un certain réflexe identitaire face à une Francophonie qui serait par trop fortement dominée par Paris.

Autre caractéristique suisse, le pays dans son ensemble est un assemblage de communautés à l’origine hétéroclites, qui se sont liguées et soudées contre l’emprise de grandes puissances étrangères, afin de garder chacune son identité. Cette volonté de préserver les identités particulières tout en élaborant une société politique viable est à l’origine de nos institutions sui generis, plutôt compliquées, qui ont assis une stabilité politique et démocratique dans l’ensemble enviables. Mais cette évolution a eu comme corollaire plusieurs effets qu’il vaut la peine ici de mentionner :

• L’affirmation des identités et autonomies locales s’est très naturellement accompagnée du respect des identités des autres, seul moyen cohérent de s’allier utilement, ce qui n’a guère favorisé un quelconque messianisme culturel.

• Par ailleurs, si les Suisses en tant qu’individus ont toujours été attirés par le vent du large (Relisons par exemple les études de Nicolas Bouvier sur ces innombrables écrivains-voyageurs et autres aventuriers suisses qui ont sillonné le monde de leur époque avant de revenir enrichir leur pays d’une part de mûre sagesse...), le projet national suisse s’est toujours – ou du moins longtemps, devrions-nous dire aujourd’hui avec optimisme – centré sur l’intérieur, plutôt que de se tourner vers une expansion extérieure.

• Et lorsqu’enfin la Suisse moderne s’est plus résolument ouverte au monde, en ce vingtième siècle, elle l’a fait avec une conviction, des valeurs et des principes qui étaient ceux-là mêmes qui avaient assuré sa propre existence : recherche d’équilibre, universalité plutôt qu’alliances particulières, convictions démocratiques et, souvent, focalisation sur les possibilités de coopération concrète, plutôt que sur le débat idéologique et politique.

Sur cette toile de fond, venons-en aux étapes récentes de notre participation à la Francophonie :

Du point de vue intergouvernemental, la Francophonie naît à Niamey avec la création de l’Agence de Coopération culturelle et technique, l’ACCT, le 20 mars 1970. À l’initiative de certains dirigeants du continent africain (les présidents Léopold Sédar Senghor du Sénégal, Hamani Diori du Niger, Habib Bourguiba de Tunisie), une première vingtaine de pays surent transcender le trouble du legs colonial en choisissant de tirer parti de l’incontournable base culturelle commune que la grande décennie de la décolonisation des années soixante n’avait nulle part entamée.

Pour sa part et dès les années cinquante, la Suisse mettait en place une politique de coopération au développement, en progression constante depuis lors. Mais les critères d’intervention retenus, empiriques, ignoraient toute connivence culturelle ou linguistique. Aussi, bien que la Francophonie fût d’abord le résultat d’un appel du Sud, la Suisse d’alors ne s’est pas sentie particulièrement concernée par une entente dont on percevait qu’elle réunissait avant tout d’anciennes colonies de la France – voire de la Belgique – et leur métropole.

Surtout, en ces temps-là, la question jurassienne – cette volonté d’une majorité des habitants francophones d’une partie du canton de Berne, auquel ils s’étaient trouvés rattachés à la suite du congrès de Vienne, de faire sécession en créant un nouveau canton – battait déjà son plein. Soucieuses de maintenir autour de cette question un climat national serein, les autorités fédérales choisirent assez instinctivement de rester en retrait des développements de la Francophonie, pour ne pas donner l’impression de jeter de l’huile sur le feu de la marmite jurassienne. La conception prévalant dans la capitale était que, la Confédération suisse étant née d’une communauté d’intérêts entre plusieurs groupes ethniques différents dont elle était parvenue à maintenir l’équilibre, elle se devait d’éviter d’exalter les particularités de certains d’entre eux au détriment des autres. Sous cet angle, le principe de l’universalité de nos relations extérieures, dont la Suisse moderne ne s’est d’ailleurs jamais départie, ne paraissait guère compatible avec l’établissement de rapports privilégiés avec certains États sur une base linguistique.

Par la suite, la Confédération ne manifesta aucune antipathie à l’égard de l’ACCT, ou d’une Francophonie demeurée somme toute assez discrète. Mais elle ne chercha pas non plus à lever le voile d’indifférence dont elle s’était revêtue à cet égard – et avec elle, il faut le dire, la plupart des opinions et des cantons romands.

À d’autres niveaux et de manière plutôt ponctuelle, c’est-à-dire sans que cela traduise un mouvement de fond, l’intégration de la Suisse dans certaines associations et collaborations francophones s’est mise en œuvre sans tambours ni trompettes. Pour ne citer que deux exemples, on rappellera que, avec des confrères provenant de cinq autres pays, des journalistes suisses créent dès 1950 l’AIJLF (Association internationale de journalistes de langue française – devenue entre-temps l’UIJPLF, l’Union internationale des journalistes et de la presse de langue française). Par ailleurs, plusieurs parlementaires fédéraux participèrent à l’AIPLF (Association internationale des parlementaires de langue française), dès sa création en 1967, même s’il fallut attendre 1989 pour que la délégation suisse à l’AIPLF devienne une commission officielle de l’Assemblée fédérale.

En 1978, la question jurassienne était réglée pour l’essentiel, par la création du nouveau canton du Jura, approuvée par le canton de Berne et avec l’assentiment explicite d’une forte majorité du peuple suisse.

Alors que s’apaisaient les esprits échauffés par un problème national à connotation linguistique, la question autrement plus épineuse de l’autonomie québécoise perdurait au Canada, empêchant ce pays de s’adonner à une Francophonie qui dépassât le cadre de la simple ACCT. Mais voilà qu’en 1984 les Accords du Lac Meech annonçaient une nouvelle entente fédérale canadienne, assurant au Québec un profil correspondant mieux à ses aspirations. Fort de ce déblocage permettant la constitution d’un véritable pilier francophone nord-américain, le président Mitterrand décida, en automne 1985, de convoquer, dans le cadre de l’ACCT, une conférence ministérielle préparatoire du premier “Sommet des Chefs d’État et de Gouvernement ayant en commun l’usage du français.”

La Suisse aussi fut invitée à cette conférence ministérielle, encore qu’assez tardivement – trois jours avant la réunion –, et comme si elle fût membre de l’ACCT. Elle ne s’y rendit pas, tout comme elle avait pendant quinze ans décliné les quelques invitations sporadiques qui lui parvenaient de l’Agence. Cependant, au vu des résultats de la Conférence décidant de la tenue très prochaine d’un Sommet, cette absence de la Suisse provoqua très vite et de manière atypique un large débat dans le pays. Comme beaucoup de controverses lancées par des presses d’opinion, ne rechignant pas devant la polémique, ce débat fut marqué par nombre de maladresses et de malentendus. Mais l’essentiel n’est pas là : il se trouve plutôt dans le fait que, pour la première fois, la majorité de l’opinion romande s’est émue de la tiédeur de la Berne fédérale face aux projets de collaboration francophone.

La discussion, qui a aussi intéressé la presse et l’opinion alémaniques, a facilité la décision, d’ailleurs rapide, des autorités fédérales de participer au premier Sommet, en tant qu’observateurs. Mais pourquoi, alors, n’y être pas allé tout de suite pleinement ? Parce qu’en Suisse, où le processus démocratique exige toujours un assentiment populaire, on n’aime pas les sauts vers ce qui pourrait passer pour l’inconnu, surtout lorsque cet inconnu se présente sous les traits d’alliances à caractère politique, envers lesquelles l’opinion publique est souvent méfiante.

Observatrice, muette comme beaucoup d’autres, au premier Sommet de Versailles, la Suisse maintint ce statut au deuxième Sommet de Québec, tout en participant alors activement aux débats. Surtout, le Département fédéral des Affaires étrangères amorçait un développement de liens de coopération ad hoc avec l’ACCT, et se dotait d’un Service de la Francophonie chargé notamment d’orchestrer notre participation financière à plusieurs projets particuliers.

Enfin, en 1989, la Suisse abandonnait son statut d’observateur, et annonçait sa participation pleine et entière au Sommet de Dakar, où elle accédait de surcroît au Comité international du Suivi, l’organe politique chargé de la gestion de la coopération francophone entre les Sommets. À la suite de cela, mue par une pression parlementaire nouvelle, et tout en continuant de renforcer sa présence à différents niveaux de la Francophonie (participation à la Conférence des Ministres de l’Éducation nationale – la Confémen – et aux conférences ministérielles sectorielles, à l’Université Senghor d’Alexandrie dès 1990, aux Jeux de la Francophonie de 1994, etc.), la Suisse entamait la longue procédure d’adhésion à l’ACCT, finalement acceptée à la quasi-unanimité par l’Assemblée fédérale en 1995. C’est ainsi que, dès 1996, la Suisse devenait le quarante-cinquième membre et quatrième contributeur à l’Agence, avec une quote-part statutaire de près de 11%.

Notons que, s’il aura ainsi fallu de nombreuses années pour que la Suisse officialise sa participation à l’Agence, cette accession est la seule qui ait été le fruit d’une décision du Parlement – et du peuple, puisque la décision, soumise à référendum facultatif, n’a soulevé aucune objection populaire.

Quels ont été, en plus de dix ans de contributions suisses à l’épanouissement de la Francophonie, le fil conducteur et le contenu de notre action ? Ce fut, dès le début, l’affirmation de nos principes généraux et de nos priorités en politique étrangère, mis au service de l’utilité et de la pertinence de la Francophonie. L’accent fut placé sur la coopération culturelle – qui demeure la justification centrale de l’existence de la Francophonie –, sur la formation, sur le soutien efficace aux pays du Sud, en passant par des projets de développement adaptés aux besoins locaux, sur l’appui aux processus démocratiques et, d’une manière générale, sur l’exigence d’une gestion sévère des ressources à disposition.

Ces principes se sont traduits dans les faits par la priorité accordée à certaines lignes d’action : l’appui à des projets viables, qui participent de la “valeur ajoutée” de la Francophonie, dans des domaines véritablement servis en pratique par la communauté de langue. Avant le premier Sommet, la Suisse s’était déjà résolument lancée, dès son origine en 1984, dans la belle aventure de TV5. C’est ainsi aussi qu’en nous rapprochant de l’ACCT nous avons tôt fait d’appuyer les projets de Centres de lecture et d’animation culturelle en milieu rural (CLAC), les projets de radios rurales et autres projets de formation en faveur du Sud. Ces actions, soit dit en passant, continuent de constituer des projets-phares de l’Agence, tant et si bien qu’ils ont attiré l’attention de la Banque mondiale, qui entend dorénavant les soutenir financièrement.

Très tôt aussi, la Suisse, par le biais de la Chancellerie fédérale, s’est engagée dans les deux réseaux des industries de la langue, le RINT (Réseau international de néologie et de terminologie) et le RIOFIL (Réseau international des observatoires francophones des inforoutes et des industries de la langue).

Par ailleurs, avec l’appui de l’Office fédéral de justice, nous avons lancé ou soutenu des projets de formation en matière juridique et développé différentes actions devant favoriser l’épanouissement des processus démocratiques, en particulier dans le domaine de l’organisation et de l’observation d’élections.

De telles priorités, dont la liste n’est pas ici exhaustive, ne se sont jamais démenties, mais se sont trouvées complétées par un changement d’attitude qui, dès le début des années 90, a amené la Suisse à s’impliquer davantage dans les discussions et le volet politique des instances. La levée de notre réserve dans ce domaine a été facilitée par la pluralité des vues présentées dans l’ensemble francophone, qui a d’emblée évité que la Francophonie ne bute sur l’écueil d’un alignement trop partial sur certaines positions tranchées. Indubitablement, notre participation plus active aux volets politiques de la Francophonie a permis de rehausser notre profil de partenaire engagé et a de ce fait augmenté notre crédibilité lorsque nous nous prononçons sur des questions de fond.

Justement, le débat institutionnel a pris de l’ampleur ces années dernières, avant d’aboutir à l’adoption d’une Charte de l’Agence rénovée, complétant la Convention de Niamey de 1970. Notre action, dans ce contexte, a été inspirée par notre souci de renforcer l’Agence et d’appuyer le nouveau Secrétaire général de la Francophonie par le biais d’un Conseil permanent de la Francophonie fort et actif. Sans oublier la nécessité de concentrer toujours plus les ressources de la Francophonie sur des domaines d’action où elle dispose de compétences avérées et où elle peut donc faire œuvre non seulement utile mais aussi originale.

Acteurs désormais présents et engagés à tous les niveaux de l’appareil institutionnel et opérationnel de la Francophonie, nous cherchons encore et toujours à parfaire et à renforcer notre participation, convaincus que la Francophonie a atteint un degré de maturité lui assurant un avenir toujours plus large. La Direction de la coopération suisse au développement ne s’y est pas trompée ; elle s’intéresse de toujours plus près aux activités de l’Agence et a choisi de lancer l’ensemble de son action de soutien aux autoroutes de l’information en faveur des pays du Sud en priorité par le relais de l’Agence.

Un certain optimisme est donc de mise lorsqu’on se penche sur la place et le rôle de la Suisse en Francophonie et de la Francophonie en Suisse. Toutefois, je finirai mes propos en abordant brièvement certains problèmes et défis que nous avons encore à affronter à ce chapitre :

  • • La France y trouve naturellement un intérêt politique, la Francophonie lui permettant de diversifier ses liens avec d’anciennes colonies, en les hissant au niveau multilatéral. Elle contribue aussi à densifier ses attaches avec d’autres pays, d’Europe centrale notamment. Au même titre que la culture – la France n’est-elle pas mieux que quiconque convaincue de l’importance du volet culturel des relations internationales ? –, la Francophonie lui apparaît comme un instrument privilégié de politique étrangère, voire de politique économique.

    • Les pays du Sud, quant à eux, voient d’un bon œil le développement de ce nouveau guichet de coopération, de transferts de technologie et d’assistance multilatérale. Les pays africains, en particulier, se souvenant des origines africaines des premiers appels à une institutionnalisation de la Francophonie, attribuent à cette enceinte une importance d’autant plus grande qu’ils s’y savent en majorité numérique.

    • Les pays d’Europe centrale, toujours plus nombreux à s’intéresser au cénacle francophone, y reconnaissent, comme les pays du Sud, un guichet de coopération intéressant. Échaudés qu’ils sont par les effets pervers de relations privilégiées avec une seule superpuissance, ils trouvent de surcroît dans la Francophonie un contrepoids bienvenu aux influences des grandes puissances politiques ou économiques très présentes dans les pays en transition.

    • Le Canada continue d’y trouver un bon moyen de rééquilibrer ses liens avec le Commonwealth britannique, en tenant compte des besoins spécifiques de sa population francophone. Il y voit en outre un domaine d’activité où il peut compléter son engagement très poussé dans le multilatéral, le Canada étant fier de détenir le record d’appartenances à des enceintes internationales.

    • Des gouvernements tels que celui du Québec et de la Communauté française de Belgique trouvent naturellement dans la Francophonie une arène – la seule à ce niveau – où ils peuvent affirmer leur profil et leur personnalité internationale propre.

– Indubitablement, la Francophonie est encore très largement méconnue en Suisse. Comment s’en étonner, alors qu’elle se trouve mésestimée et mal perçue en France même ! Il est donc bien naturel qu’elle demeure mystérieuse ou fasse l’objet de préjugés instinctifs dans un pays à majorité non francophone. Mais c’est pourtant la Suisse entière qui bénéficie et contribue à la Francophonie, puisque le français, langue nationale, est enseigné dans tout le pays et parlé avec sympathie comme deuxième ou troisième langue, bien plus que dans nombre de pays qui participent aux Sommets.

– Malgré l’engagement croissant des autorités fédérales, on ne peut que constater que notre action manque encore de relais, de partenaires suisses intéressés et prêts à s’engager dans le long terme. Les cantons, en particulier les cantons romands, et avec eux certaines communes et municipalités, prêts il y a dix ans à réclamer une présence nationale aux Sommets, demeurent à ce jour insuffisamment présents sur la scène francophone. Certes, ils soutiennent ici un projet (tels les CLAC), là une conférence ou un colloque – tel que celui-ci ! –, tandis que les universités romandes participent aux grands réseaux de collaboration universitaire mis en place par l’Aupelf-Uref (Association des Universités partiellement ou entièrement de langue française – Université des Réseaux d’expression française), cette association désormais connue sous l’appellation « Agence francophone pour la recherche et l’enseignement supérieur ». Ces témoignages d’intérêt sont encourageants, mais le potentiel de participation demeure très considérable, et ce sera le défi de ces années à venir que de convaincre nombre de responsables cantonaux qu’ils auraient toute raison de s’engager plus résolument dans cette voie.

– Il demeurera longtemps difficile, pour la Berne fédérale, de rehausser notablement son engagement en Francophonie si la Suisse n’en retire pas des avantages qui seraient évidents pour les autres communautés linguistiques. Ces avantages peuvent être d’une nature altruiste, telle que la pratique d’une politique de coopération au développement servant avant tout les intérêts des groupes récipiendaires. Mais ce qui importe, c’est que les actions de la Francophonie ne soient pas perçues comme se cantonnant dans le particulier et – de près ou de loin – le discriminatoire. Il sera ainsi plus naturel pour les autorités fédérales d’appuyer des projets de développement au Sud ou dans les pays en transition, que d’allouer des ressources importantes à la défense de la seule langue française dans les organisations internationales. D’une manière générale, d’ailleurs, beaucoup d’activités de la Francophonie ne concernent pas seulement la Suisse romande, mais bien l’ensemble du pays qui, comme on l’a dit, a des liens réels avec le français. Mais cela se sait encore peu et un long travail d’information doit se poursuivre et se développer.

– Malheureusement, les médias suisses se désintéressent encore largement de la Francophonie. La fébrilité relative de la presse aux alentours du premier Sommet n’a guère connu de prolongements. Certes, les articles épars qui de temps en temps rappellent le sujet à la faveur d’un Sommet, d’une conférence ou d’un événement particulier prennent d’habitude une tournure positive, et ce ne sont pas les médias qui raillent la Francophonie. Néanmoins, le sujet reste peu médiatisé, et je ne peux qu’espérer qu’à la faveur des changements institutionnels qui seront mis en place par le Sommet de Hanoï, on en vienne, du côté des structures permanentes de la Francophonie, à mieux pallier ce déficit médiatique.

– Fondamentalement, il me semble souvent qu’il nous manque en Suisse ce « nerf de la guerre », cette autre motivation profonde, égoïste peut-être, mais utile et entraînante, qui anime nombre de nos partenaires convaincus du bien-fondé de la collaboration francophone :

D’autres pays encore ont d’autres motivations profondes, qui leur font voir, par-delà la rhétorique sur les bienfaits de la collaboration francophone, un intérêt tangible justifiant une participation convaincue. Mais qu’en est-il de la Suisse ? Elle ne peut être mue par une quelconque recherche de pouvoir, elle qui n’a jamais pratiqué une politique de puissance. Point non plus de volonté d’établir des relations exclusives – elle s’en défierait plutôt – ou d’obtenir dans ce cadre des avantages économiques ou politiques particuliers. Sur un autre plan, le pays ne pêche pas par excès de défiance envers l’anglais, pas plus qu’il n’a de l’illustration de ses propres langues une vision perfectionniste.

Cela étant, je demeure, je me dois de le répéter, plus que jamais optimiste.

Les actifs et le capital de réussite internationale de la Francophonie augmentent régulièrement. L’Agence et ses 200 employés, flanquée d’autres opérateurs de grande envergure tels que l’Aupelf-Uref ou TV5, accomplit bon an mal an un travail considérable et apprécié, qui attire dorénavant l’attention d’autres grandes organisations internationales. Les Sommets sont devenus des rendez-vous courus par les Chefs d’État, qui s’impliquent toujours plus avant dans ce forum. La Francophonie, comme nous pouvons l’expliquer à nos amis anglophones, “is here to stay”. Sa force d’attraction va en grandissant, et avec elle son utilité comme lieu de concertation et de coopération internationales.

Et la Suisse, désormais pleinement engagée, ne reculera pas. Elle y trouve une arène internationale dont elle est non seulement pleinement membre, mais où, loin d’être insignifiante, elle peut exercer une réelle capacité d’influence. Cela dans un contexte d’utilisation d’une de ses langues et cultures nationales comme vecteur d’ouverture de portée universelle. Nous sommes aujourd’hui loin, en effet, des premières réticences face à l’exaltation prétendue de particularités d’un groupe ethnique au détriment de la cohésion nationale. La Francophonie s’est affirmée ouverte, complémentaire et non exclusive, et nous donne ainsi, par le biais d’une des cultures qui forment la Suisse, un outil rehaussant le profil international de l’ensemble du pays. Il y a bien là de quoi animer une motivation profonde, qui viendra renforcer encore notre engagement effectif.

Car, si c’est dans notre nature que d’avancer à petits pas, il nous est propre aussi d’avancer réellement.

A la Une

 La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d'un épanouissement sans cesse en progrès. 

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d'Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, éditions de Fallois, 1998, p. 93