Kouaho Élie LIAZÉRÉ


Professeur au Lycée moderne de Treichville, Abidjan.

 

Multimédia et éducation en Côte-d’Ivoire : quel avenir ?



Dès son avènement, le multimédia s’est placé en première ligne des technologies nouvelles. Doté des vertus du multiple, de l’inédit et de l’illimité, il a aussitôt imposé d’importantes transformations dans les modes d’accès à la connaissance. Certains pays nantis comme les États-Unis et le Canada, convaincus de l’efficacité de ce nouvel outil informatique, ont élaboré de nouvelles politiques de diffusion, d’information et de pédagogie pour tirer meilleur profit de leur potentiel intellectuel et humain. Bon nombre de nations, pour ne pas vivre en marge de la remarquable impulsion historique favorisée par la révolution numérique, n’hésitent plus à les imiter.

Dans ce contexte, il est devenu impérieux de s’interroger sur la situation des pays de l’Afrique subsaharienne face aux défis de l’Internet, et cela en dépit des restrictions drastiques socio-économiques auxquelles ils sont astreints. Concernant la Côte-d’Ivoire, dans la mesure où elle a introduit les mass media dans son système éducatif à une période cruciale de son histoire, elle ne peut que se sentir interpellée par les questions de développement informatique. Aussi nous attacherons-nous à faire d’abord un bref constat de la pratique de l’enseignement télévisuel aux fins de révéler les éléments de nature à entraver ou à encourager la société ivoirienne à s’engager sur la voie de la « révolution copernicienne ». Cette analyse pourrait alimenter des prévisions plus réalistes ou stimuler les imaginations dans la perspective d’une exploitation efficace des instruments de la nouvelle technologie.

Dès 1970, les nombreux dysfonctionnements constatés à l’école primaire (faible niveau des élèves, manque de personnel enseignant, insuffisance des infrastructures) avaient contraint le gouvernement ivoirien à opter pour l’enseignement télévisuel et rénové au détriment de l’enseignement traditionnel. Les élèves pouvaient, à partir de ce moment, bénéficier d’une méthode audiovisuelle instituée dans les groupes scolaires. Les télévisions diffusaient des programmes dans les classes.

Mais ce système ne vécut qu’une décennie, à cause de l’inadaptation des programmes confectionnés le plus souvent ailleurs et de la maîtrise approximative ou imparfaite des méthodes télévisuelles par la grande majorité des enseignants, qui finirent par perdre le peu de motivation qu’ils avaient. « Il arrivait un peu trop souvent aux instituteurs de sortir de la classe après avoir branché le poste » écrit M.C. Simonet.

Le projet d’éducation, qui avait nécessité d’importants moyens matériels et financiers, ne put atteindre les objectifs fixés : la scolarisation complète du pays et l’amélioration du niveau des élèves. Au contraire, il provoqua le mécontentement général des enseignants du secondaire et du primaire qui firent les critiques suivantes :

– Le niveau des élèves télévisuels est faible et ils s’intègrent difficilement dans le secondaire.

– L’État a consenti d’immenses sacrifices financiers pour l’achat, l’exploitation et l’entretien du matériel.

–Les nombreuses défaillances techniques enregistrées constituent une entrave au fonctionnement du système.

– Le projet d’étendre le système à tous les cycles de l’enseignement n’a jamais vu le jour.

– La rigidité du système empêche le « télémaître » de rattraper les leçons perdues.

– Le caractère contraignant des programmes (rythme de la journée) rend sa tâche quasi insupportable.

– Enfin ce système est expérimenté en circuit fermé par les pays nantis comme les États-Unis et le Canada.

Débordé par les réticences de plus en plus affichées de l’ensemble de la population, l’État finit par décider la suppression de la télévision scolaire. Dix-sept ans après la disparition de cette méthode, l’opinion nationale reste toujours méfiante devant toute forme d’innovation pédagogique fondée sur des techniques onéreuses et mal maîtrisées.

En outre, d’autres éléments sont intervenus dans la vie quotidienne de l’Ivoirien qui lui rappellent trop souvent le triste épisode de l’enseignement télévisuel. Il s’agit des nombreuses crises socio-économiques, politiques, scolaires et universitaires qui compliquent aujourd’hui les choses et fragilisent toute volonté de réorganisation d’un secteur qu’on a de plus en plus de mal à considérer comme la priorité des priorités.

Il va de soi qu’un peuple qui se soucie très peu de l’amélioration de son système éducatif s’exclut d’office du cercle des nations modernes. L’Afrique du Sud, le Maghreb et, à un degré moindre, le Ghana l’ont compris qui se sont engagés à développer ce secteur par le multimédia. La Côte-d’Ivoire n’a encore pris aucune décision dans ce sens et pourtant elle dispose de nombreux atouts techniques qui pourraient favoriser sa mise en orbite. Elle possède l’un des meilleurs réseaux téléphoniques d’Afrique et une expérience pratique dans le secteur informatique non négligeable. Il faut également signaler ce que lui a apporté la télévision éducative malgré ses déboires.

Si, comme cela transparaît dans les promesses du récent bénéficiaire de la privatisation de ce secteur (France-Télécom), la vulgarisation du téléphone devient effective d’ici à l’an 2000, la connexion au multimédia pourrait connaître de beaux jours. De ce point de vue, l’on peut mentionner que plusieurs réseaux ivoiriens utilisent déjà Internet : le réseau RIO dont le serveur est installé dans les locaux de l’ORSTOM, le cybercafé d’Abidjan, installé par le centre culturel français, le centre SYFED et le serveur Afriweb financé par le Québec et destiné aux pays d’Afrique francophone. Quant à l’enseignement télévisuel, il n’a pas produit que des effets négatifs : on peut s’en rendre compte si l’on observe d’une part la performance des élèves télévisuels comparés à ceux de l’enseignement rénové et de l’enseignement traditionnel en français et en mathématiques, d’autre part les compétences acquises par certains enseignants et techniciens issus du système. La mise en route de la télévision scolaire a permis en effet d’obtenir les résultats suivants :



En français.

– À l’oral : les élèves de l’enseignement télévisuel (EETV) seraient supérieurs aux élèves de l’enseignement traditionnel (E.E.T.) et à ceux de l’enseignement rénové (EER).

– En richesse d’expression écrite : les EETV seraient supérieurs aux EET et EER

– En aisance de lecture : les EETV.et les EET seraient égaux mais supérieurs aux EER

– En grammaire et lecture d’images : les EET. seraient supérieurs aux EER

– En correction d’orthographe et en conjugaison : les EETV et les EER seraient égaux mais inférieurs aux EET

 

En mathématiques.

– De façon générale : les EETV et les EER auraient des performances égales.

– Dans les nombres et opérations : les EETV seraient inférieurs aux EET bien qu’ayant un bien meilleur raisonnement.



En compréhension et audition.

– les EETV seraient supérieurs aux EER



Ces informations mettent en exergue certains aspects intéressants du système, tels que le développement des capacités orales et de l’esprit logique des élèves.

Concernant le personnel formé dans le cadre de ce système, certains parmi eux (enseignants et techniciens, peu nombreux) ont bénéficié de nombreux stages de perfectionnement en France et au Canada, qui leur permettent aujourd’hui d’exercer dans les domaines de production d’ouvrages et d’outils didactiques, d’émissions télévisées (télé pour tous) à vocation pédagogique. S’appuyant sur ces compétences et grâce à l’existence de locaux construits du temps de la télévision scolaire, la France et le Japon se sont engagés à créer des centres de production à Abidjan et à Bouaké. Quant au Canada, il pilote un projet de redynamisation de l’audiovisuel avec l’État ivoirien. L’expérience de la télévision scolaire, la richesse du réseau téléphonique et la présence du système numérique, quoique encore timidement installé, devraient constituer une source de motivation inestimable pour engager le pays dans la voie de la modernisation.

Internet apparaît aujourd’hui comme un outil incontournable qui a prouvé son efficacité pédagogique. Aux États-Unis, par exemple, dans les Apple class of tomorrow californiennes, le taux d’absentéisme est tombé de 30% à 4,7%, le risque d’abandon des études est passé de 30% à 0% et la proportion d’entrées au collège a bondi de 15% à 90% ; pour une institutrice française dont les élèves se précipitaient sur les cédéroms à la récréation pour continuer leurs recherches, ce fut une révélation. « Sans le multimédia, jamais une gamine de 5 ans n’aurait spontanément appris à retrouver la France et la Finlande », s’extasiait-elle.
Au-delà de ses aspects séduisants, le multimédia présente d’autres atouts face aux méthodes classiques.

L’outil informatique donne un écho instantané à l’élève, le place en situation d’acteur et lui permet d’expérimenter l’erreur sans risquer le ridicule. L’ordinateur est particulièrement adapté aux élèves mis en situation d’échec parce qu’ils sont lents. Un bon logiciel se met au niveau de chacun, ce que le meilleur des professeurs ne peut réussir. En outre, l’adoption de l’outil multimédia par le corps enseignant ne devrait pas poser de problème dans la mesure où le professeur n’est plus perçu comme un distributeur de savoir, mais comme un médiateur qui aide l’élève à chercher l’information, à l’analyser et à la remettre dans son contexte. Enfin, si l’enseignant se débarrasse de cette angoisse corporatrice qui le pousse à croire que la machine multimédia est venue pour le remplacer, il pourra passer à la recherche-action en s’imprégnant des caractéristiques de ce nouvel outil, dont l’originalité est d’intégrer sur un seul support, de taille réduite, des fonctions bien connues et perçues, mais dispersées. La connaissance de cet outil lui permettra de faire l’expérience de l’apprentissage convivial, avec action et rétroaction, propre à le rendre plus efficace dans la nouvelle relation pédagogique qui s’instaurera avec ses élèves.

Ces quelques exemples pourraient donner à croire que le multimédia est la panacée à tous les problèmes liés à l’éducation. Et pourtant le développement d’Internet n’échappe pas aux logiques et aux clivages sociaux, ni en termes de contenu des informations, ni en termes d’accès à celles-ci, et en outre il nécessite des moyens financiers lourds. C’est pourquoi il serait judicieux d’opter pour une politique rationnelle, adaptée aux réalités du pays. Il s’agira, par exemple, de connecter les universités, les directions régionales scolaires, les bibliothèques, à la suite d’une expérimentation sérieuse dans des établissements pilotes.

L’État pourrait fournir sur fonds publics des appareils équipés de modems et de lecteurs de cédéroms, des cédéroms et des logiciels dans la langue adéquate. Techniquement, on pourrait imaginer des solutions pour diminuer substantiellement le coût des communications à longue distance. Au plan fiscal, des mesures devraient être prises pour entraîner la baisse du prix des abonnements et du matériel pour permettre aux utilisateurs directs (établissements scolaires, enseignants, élèves) d’acquérir les équipements de base. Pour obtenir de meilleurs résultats, on devra imaginer des stratégies qui s’intègrent aux structures mentales et culturelles des Ivoiriens.

La Côte-d’Ivoire avait opté pour une politique de modernisation, certes courageuse mais inadaptée, qui a conduit son système éducatif vers l’échec. Tandis qu’elle lutte pour sortir de cette impasse, de nouveaux défis liés à la révolution numérique lui imposent des choix nouveaux.

Aujourd’hui, la nation ivoirienne se trouve à la croisée des chemins. Il lui appartient donc de prendre les mesures qui s’imposent, et elle en a encore les ressources, pour éviter de plonger sa jeunesse dans les sables mouvants d’une exclusion irrémédiable :l’« illectronisme ». Et le multimédia, perçu dans sa véritable dimension de médium, peut offrir au peuple ivoirien l’armature psychologique capable de l’aider à résister aux accélérations souvent imprévisibles de l’histoire.

A la Une

 La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d'un épanouissement sans cesse en progrès. 

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d'Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, éditions de Fallois, 1998, p. 93