TABLE RONDE : « La Suisse et la Francophonie »
Participants :
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Freddy BUACHE, ancien directeur de la Cinémathèque suisse, Lausanne
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Jacques CHEVRIER, directeur du Centre international d’études francophones de l’Université de Paris-Sorbonne
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Charles JORIS, directeur du Théâtre populaire romand
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Jacques SCHERRER, directeur des Éditions Payot-Lausanne
Débats conduits par : Catherine PONT-HUMBERT, productrice à France Culture
Catherine Pont-Humbert
Vous avez tous lu l’intitulé de la table ronde, intitulé qui comporte trois termes : culture, suisse et francophonie. Trois termes qui, à eux seuls, justifieraient de très longues heures de débat, ce dont nous ne disposons pas aujourd’hui. Mais, si nous suivons le simple agencement de ces termes à l’intérieur de l’intitulé, « la culture suisse dans la francophonie », nous sommes naturellement engagés à examiner d’abord et à proposer, autant que faire se peut, une définition de ce qu’est la culture suisse, avant de prétendre situer son rôle et ses apports à l’intérieur de l’espace culturel francophone. Je crois que nous devons aborder cette question en toute modestie. Nous ne pourrons pas proposer ici un panorama complet. Simplement mes invités, chacun dans son domaine de compétence, sont porteurs d’un savoir, et je pense qu’ils pourront vous transmettre un certain nombre d’informations.
J’ai parlé, jusqu’à présent, de LA culture suisse. Bien évidemment il conviendrait de nuancer dans la mesure où se croisent dans ce pays trois grandes cultures européennes. Il paraît donc relativement difficile d’employer le singulier. Simplement aujourd’hui, la nature de notre débat porte sur la culture suisse de langue française, bien évidemment, sans oublier un environnement linguistique qui est ce qu’il est. Si l’on cite un certain nombre de noms, Amiel, Rousseau, Saussure, Chessex, Cendrars, Godard, Tanner, Le Corbusier, Jaccottet, vous me dites : ils sont suisses. Et j’ai trouvé chez Ramuz une petite phrase qui, d’une certaine manière, fait réponse à cette affirmation : « Je suis né en 1878. Mais ne le dites pas. Je suis né suisse. Mais ne le dites pas. Dites que je suis né dans le pays de Vaud, qui est un vieux pays savoyard, c’est-à-dire de langue d’oc, c’est-à-dire français. »
C’est dire que ce que je vais demander maintenant à mes invités est un exercice un peu périlleux, qui consiste à dire le général et à proposer un panorama aussi synthétique que possible, sans pour autant simplifier ce qui, par définition, est complexe et hétérogène. Je vous les présente tout de suite.
On vous a déjà signalé que, malheureusement, Nicolas Bouvier ne pouvait pas être présent parmi nous. Je tiens tout de même à mentionner quelques-uns de ses ouvrages. Sans doute avez-vous entendu parler de L’Usage du Monde qui est un texte de 1963, et qui est devenu depuis la bible d’une nouvelle génération d’écrivains voyageurs. Je voudrais également mentionner un texte que j’aime énormément : ses Chroniques japonaises qui sont l’œuvre d’un érudit voyageur mêlant avec une très grande subtilité un savoir à la fois géographique, historique, littéraire, philosophique et spirituel sur le Japon. Nicolas Bouvier a vraiment développé un art du voyage qui lui est très spécifique, et c’est un voyageur érudit qui sait regarder le monde.
Nicolas Bouvier n’est donc pas parmi nous, mais nous avons la chance d’avoir par ordre alphabétique : Freddy Buache, Jacques Chevrier, Charles Joris et Jacques Scherrer.
Freddy Buache est né à Lausanne, et il a passé son enfance dans le canton de Vaud. Il a été le directeur de la Cinémathèque suisse à Lausanne pendant plus de quarante ans. On peut dire qu’il est entré en septième art sous l’impulsion d’Henri Langlois qu’il rencontre en 1945 et qu’il n’en est depuis jamais sorti. Il fonde en 1950 la Cinémathèque suisse, qui a connu sous son impulsion une réputation internationale, qui a recueilli, à titre d’exemple parce qu’il y en aurait bien d’autres à signaler, des scénarios originaux de Luis Bunuel, et qui a fait venir à Lausanne des personnalités du cinéma du monde entier. Freddy Buache a beaucoup publié sur le cinéma réaliste allemand, sur la Nouvelle Vague, sur le cinéma italien, sur le cinéma suisse également. Il a aussi consacré des ouvrages à certaines des plus grandes figures de ce milieu. Je citerai Luis Bunuel, Eric von Stroheim, ou encore Jacques Becker. Par ailleurs, Freddy Buache, je n’épuiserai pas l’ensemble de ses activités, dirige une collection à l’Âge d’Homme, qui est intitulée « Histoire et esthétique du cinéma ».
Je poursuis dans l’ordre alphabétique et je vous présente Jacques Chevrier. Il est français, il est le directeur du Centre international francophone de la Sorbonne. Jacques Chevrier est spécialiste des littératures d’Afrique noire. Il a créé et dirigé la collection « Mondes noirs » aux éditions Hatier. Et il a consacré à l’Afrique de très nombreux ouvrages, dont je ne mentionne que quelques titres : Littérature nègre, qui est paru en 1984, L’Arbre à palabres, en 1986, et puis plus récemment un essai consacré au romancier guinéen William Sassine, sous le titre William Sassine, écrivain de la marginalité, qui est paru aux éditions du Gref en 1995. Jacques Chevrier est donc un excellent spécialiste des littératures d’Afrique noire, mais il est également fin connaisseur des littératures francophones de manière générale, de la Suisse plus particulièrement.
Charles Joris est d’origine valaisane. Il est établi à La Chaux-de-Fonds, qui se trouve dans la canton de Neuchâtel, et qui est par ailleurs le lieu de naissance de Blaise Cendrars et de Le Corbusier. C’est à La Chaux-de-Fonds qu’il a fondé une compagnie de théâtre amateur « Les Comédiens du Castel », qui a illustré le répertoire d’avant-garde des années cinquante. Après quoi il a fréquenté l’Ecole du Centre dramatique de l’Est, qui deviendra le fameux Théâtre national de Strasbourg, avant de revenir en Suisse, où il fonde en 1961 le Théâtre populaire romand, dont il est aujourd’hui le directeur. Le Théâtre populaire romand a été le premier foyer théâtral décentralisé de Suisse romande, et il a donné des spectacles, et continue de donner des spectacles, un petit peu partout sur le territoire national et au-delà des frontières. Si l’on voulait caractériser le Théâtre populaire romand, on pourrait dire, d’une part, qu’il a été extrêmement marqué par le Berliner Ensemble de Brecht, également par le Piccolo Teatro de Strehler, et qu’il travaille dans une démarche très spécifique qui consiste à apporter le théâtre dans des villages ou dans de toutes petites villes, qui sont très écartés du monde artistique, dans un souci permanent de dialogue avec les spectateurs, et de formation du public.
Enfin, Jacques Scherrer est éditeur. Quadrilingue, avec le français pour langue maternelle, historien de formation, il a travaillé pendant huit années aux Éditions de l’Âge d’Homme, avant de prendre la direction des Éditions Payot à Lausanne, en 1985, cette maison ayant été fondée il y a plus d’un siècle par Fritz Payot. Les Français connaissent bien les Éditions Payot qui ont leur siège à Paris, et qui sont, en réalité, une émanation de cette maison qu’est Payot et compagnie. Aujourd’hui, les deux maisons travaillent chacune dans leur domaine respectif et en parfaite autonomie, avec, pour Payot Lausanne, un accent plus particulier mis sur les publications académiques : histoire, histoire littéraire, sciences humaines, médecine et autres, et également, bien sûr, une attention particulière portée aux besoins de la Suisse romande. Je me contenterai de signaler quelques-uns des titres récemment parus aux Éditions Payot Lausanne. Une très vaste entreprise d’abord, qui est une Histoire de la littérature en Suisse romande, dont deux volumes sont déjà parus. Et puis également, Jean Piaget et Neuchâtel, puisque nous nous trouvons à Neuchâtel.
Peut-être pourrions-nous ouvrir cette discussion par le domaine littéraire. J’aurais tendance à dire que l’imaginaire suisse se déploie dans deux directions qui peuvent paraître contradictoires, mais dont je pense très sincèrement qu’elles ne le sont pas. Elles sont illustrées par deux très grands auteurs de Suisse romande : d’une part, un très fort enracinement, avec une sorte de sauvagerie secrète de montagnard dans la lignée de Ramuz, et puis, d’autre part, la fascination de l’ailleurs et la pratique du voyage comme un art de vivre à la façon de Blaise Cendrars, dont Nicolas Bouvier est un héritier, me semble t-il.
Bien sûr, si je cite d’emblée Blaise Cendrars et Ramuz, c’est parce qu’ils sont, à mes yeux, et probablement aux yeux de beaucoup, de très grands écrivains, et, chacun dans son registre, et Dieu sait s’ils sont différents, de très grands stylistes. Au fond, à travers eux, je me pose la question de savoir comment la Suisse concilie cette quête de soi, à la fois dans l’infiniment petit, qui est illustré par Ramuz, qui n’a cessé tout au long de sa vie de creuser les moindres recoins du petit territoire qui était le sien, pour tenter une définition de la réalité qui était la sienne, et pour laquelle il a, toute sa vie, cherché une langue spécifique qui puisse en rendre compte, et puis, par ailleurs, cette recherche d’identité dans l’infiniment grand qui est le monde et qui est l’univers. Ce n’est peut-être pas une question extrêmement facile à résoudre, mais Jacques Chevrier pourra nous apporter quelques éléments de réponse entre l’infiniment petit et l’infiniment grand.
Jacques Chevrier
Je voudrais d’abord formuler quelques précautions méthodologiques avant de commencer. Catherine Pont-Humbert a rappelé que j’avais beaucoup travaillé sur l’Afrique et sur la Caraïbe, donc j’ai beaucoup moins travaillé sur la Suisse romande qu’elle ne l’a dit, mais il se trouve que, dirigeant à la Sorbonne un Centre d’études francophones, j’essaye évidemment de faire leur part à toutes les littératures, et en particulier à ces littératures francophones qui nous sont très proches géographiquement, comme la littérature de Belgique, et la littérature suisse.
Alors, c’est un peu difficile d’aborder ce sujet aujourd’hui, à Neuchâtel et en présence de Suisses, parce qu’on a un peu le sentiment d’apporter du bois dans la forêt. Je voudrais donc préciser mon angle d’attaque. C’est l’angle d’attaque de quelqu’un qui s’intéresse à la francophonie, qui milite en faveur de la francophonie et de ses littératures, mais qui le fait à partir d’un espace, à partir d’un lieu qui est une université parisienne, et qui tâche donc, à travers ce lieu, de faire découvrir, de faire apprécier ou d’analyser, tout simplement, ces littératures. Mon point de vue est évidemment extérieur, et il a surtout pour objet de tracer au fond une configuration. Configuration un peu critique et distanciée, conduite par un Français, d’une littérature qui s’écrit en français et qui relève de la francophonie, mais qui se trouve, par rapport à Paris, dans une situation de périphérie.
C’est vrai de toutes les littératures francophones, que ce soient les littératures africaine ou caraïbe. Mais, lorsqu’on évoque ces littératures, je dirais, d’une certaine façon, que c’est plus commode parce que ce sont des littératures qui comportent une proportion, une part d’étrangeté, une part d’insolite, qui est plus facile à repérer, plus facile à analyser puisqu’elles se situent toutes par rapport à un référent qui n’est pas le référent européen.
En revanche, lorsqu’on aborde ces littératures qui sont proches de la France, que ce soient la littérature de Belgique ou la littérature de Suisse romande, la difficulté me semble un peu plus grande. D’autant plus que je ne sais pas ce qu’il en est exactement à l’heure actuelle, mais pendant longtemps les écrivains qui se réclamaient de ces littératures, et c’était en particulier le cas des écrivains belges, ont tout fait pour gommer leurs origines. Ils voulaient passer pour des écrivains français, édités à Paris, recensés par des revues françaises. Je crois que le cas de la Suisse est un peu différent et je voudrais en saisir quelques traits tels qu’on peut les appréhender de l’extérieur.
Le première chose qu’on peut dire, et je crois que c’est intéressant, est qu’une bonne partie de cette littérature de Suisse romande est une littérature de réaction par rapport au monopole et à l’hégémonie de la France. On voit se développer une sorte d’image, d’imaginaire fabriqués par les Suisses, qu’on a pu appeler l’helvétisme littéraire, que je mettrais volontiers en parallèle avec la nordicité des écrivains belges. Naturellement, ce discours sur l’helvétisme se définit en opposition par rapport à un certain parisianisme. La meilleure illustration de cette opposition, c’est la fameuse querelle entre Voltaire et Rousseau.
Autre trait pertinent qui marque cette littérature, c’est l’influence du protestantisme. Je sais qu’il y a en Suisse romande des catholiques, mais la proportion des protestants est importante et n’oublions pas que Genève a été fortement marquée par l’empreinte de Calvin, Calvin dont on peut dire qu’il est l’un des premiers grands prosateurs francophones.
Le troisième trait pertinent, c’est l’exaltation du sentiment de la nature. Elle porte sur la montagne : il y a tout un discours alpin dans la littérature suisse, mais également le discours sur le lac et là Rousseau joue un rôle extrêmement important. Et, derrière cette idée du rôle de la nature, il y a ce que disait tout à l’heure Catherine Pont-Humbert, à propos du rôle de Ramuz, l’idée que le milieu naturel a une influence. Une sorte de déterminisme géographique sur les écrivains, des écrivains façonnés par un environnement que vous connaissez.
Une autre personnalité que je voudrais évoquer ici, dont on n’a pas encore prononcé le nom, et qui rejoint peut-être ce que je disais tout à l’heure sur le discours de réaction par rapport à la France, est Mme de Staël et le rôle qu’elle a joué au XVIIIe siècle. Je crois qu’à travers elle on voit se dessiner une des vocations passées, présentes ou futures de la Suisse, qui serait un rôle de médiation, un rôle d’intercesseur entre des cultures, des civilisations différentes. Chez Mme de Staël, ce discours tourne autour d’une opposition entre le Nord et le Sud, et le groupe qui se réunit à Coppet est attentif à la fois à ce qui se passe en France, à ce qui se passe en Angleterre et à ce qui se passe en Allemagne. Et je pense que la manière dont les influences germaniques sont vécues en Suisse est assez sensiblement différent de la manière dont elles sont vécues en France.
Un autre trait pertinent qui me semble lui aussi important est que cette littérature de Suisse romande est fortement marquée par l’introspection. Les journaux intimes, les autobiographies sont nombreux, à commencer bien sûr par les Confessions de Rousseau. Mais il faut penser aussi au Journal d’Amiel, aux ouvrages de Benjamin Constant, de Denis de Rougemont, de Maurice Chappaz. Cette dimension de l’introspection se retrouve évidemment dans d’autres littératures, mais elle est particulièrement nette dans la littérature de Suisse romande. Elle est peut-être à mettre en rapport avec ce que je disais tout à l’heure de l’importance du protestantisme, de la Bible, de la méditation sur la Bible.
Une autre caractéristique, c’est l’importance de la tradition poétique. Je crois qu’on la néglige, qu’on l’oublie. Nous savons qu’en France on s’intéresse très peu à la poésie. Les poètes y sont édités à compte d’auteur, dans des maisons d’édition marginales. En revanche, la Suisse romande accorde à la création poétique une importance assez considérable. J’avancerais même l’hypothèse, mais peut-être me corrigera-t-on, que pour l’instant la Suisse romande présente un tableau inégalé dans le monde francophone. Il suffit d’évoquer un certain nombre de noms : bien sûr Philippe Jaccottet, mais aussi des écrivains plus connus comme romanciers, Ramuz, Cendrars, Corinna Bille, etc.
Un dernier point peut-être, et j’opérerai un rapprochement avec la littérature de Belgique, c’est la proximité de la France, et de Paris surtout, qui joue un rôle extrêmement important dans l’édition et la critique littéraire, ce qui a entraîné une certaine spécialisation au niveau des genres. Bien sûr, on trouve tous les genres en Suisse romande. Mais, et cela découle de ce que j’ai dit tout à l’heure, des genres me semblent privilégiés, comme le sont par exemple en Belgique la bande dessinée, le fantastique. Les genres les plus volontiers fréquentés par les écrivains suisses sont la poésie, très importante, le journal, l’autobiographie ou la pseudo-autobiographie, la chronique sous toutes ses formes — et Nicolas Bouvier en est un bon représentant, mais il a eu des prédécesseurs, et je pense à ce personnage tout à fait singulier qu’était Rodolphe Tœpffer, qui est une sorte d’inventeur de la bande dessinée et même un pionnier du récit de voyage, du récit pédestre, dans la lignée de Rousseau — ; c’est enfin la nouvelle, genre très pratiqué chez les Anglo-saxons, qui n’a pas très bonne presse en France, et qui s’est ici affirmé, je pense en particulier à quelqu’un que j’ai beaucoup aimé, dont j’aime beaucoup les textes, Corinna Bille. Elle a eu d’ailleurs le Goncourt de la nouvelle en 1975.
Voilà schématiquement dressée une sorte de configuration de la littérature de Suisse romande, telle qu’on peut la percevoir de l’extérieur, en étant à la fois proche et loin pour toutes les raisons que j’ai données.
Catherine Pont-Humbert
Je ne sais pas, Freddy Buache, si, comme Jacques Chevrier vient de le faire pour la littérature, on peut dresser une sorte de panorama de différentes voies d’expressions esthétiques dans lesquelles le cinéma suisse excellerait ou bien se serait spécialisé.
Freddy Buache
Le cinéma est un art neuf, par conséquent il a une histoire brève. Ce qu’il faut savoir, c’est que pendant l’époque du cinéma muet, jusqu’en 1929-1930, il s’est passé très, très peu de choses en Suisse romande ou alémanique. C’étaient plutôt des cinéastes étrangers qui venaient, et qui venaient pour filmer la montagne ! D’où un certain nombre de films montagnards.
En 1929-30, le cinéma devient sonore. Évidemment, les Suisses allemands vont parler leur langue et on constate qu’en Suisse française il ne se passe rien : on regarde les films qui viennent de France. Pendant la guerre, il y a une grande production suisse, mais elle est toujours de langue allemande. Ce sont des gens qui reprennent des grands textes de la littérature, comme Godfried Keller. Il continue de ne rien se passer en Suisse romande. Les Suisses romands pendant la guerre allaient voir les fims français. Je peux parler de ma génération. Nous allions voir tous les films français. Je rappelle que c’était une époque sans télévision et que le rapport au cinéma était différent de ce qu’il est aujourd’hui.
À la fin de la guerre, dans les milieux intéressés par la culture, la politique, le fait que la paix arrivait, il y a eu un déclic. Ce déclic, pour des gens comme moi, est probablement parti d’un poète suisse, qui n’est pas un vrai poète mais un chansonnier, Gilles, qui pendant la guerre a chanté beaucoup de chansons de résistance et des chansons sur le pays. En 1945, connaissant assez bien le cinéma français, je suis allé à une exposition de la Cinémathèque française, à Lausanne. Je ne savais pas exactement ce qu’était une cinémathèque mais là j’ai découvert non seulement le cinéma français de la guerre, mais aussi les prémices de ce cinéma avec Méliès, Feuillade, etc.
À ce moment-là, est née l’idée de créer une cinémathèque mais surtout ce fut le grand moment des ciné-clubs. Le ciné-club est un phénomène tout à fait singulier. Il n’est pas parti d’en haut pour atteindre les populations. C’est l’inverse : toutes les populations, de toutes les petites villes, partout où il y avait un cinéma, se sont réunies pour voir des films du passé. On peut dire aussi que les ciné-clubs, à cause de l’aspect politique du moment, le fait que les Russes avaient gagné la guerre, l’idée de citoyen du monde, la découverte de Sartre, les Temps modernes, etc, les ciné-clubs se sont intéressés à l’histoire du cinéma et en particulier à celle du cinéma français avec des gens comme Renoir par exemple.
Ce travail qui a été fait dans les ciné-clubs n’était pas un travail organisé, c’était une espèce d’amour de découvrir des images: nous aimions le cinéma français d’avant-guerre, le cinéma soviétique du muet, le cinéma allemand de Weimar. Ces ciné-clubs ont commencé de créer le sentiment qu’en Suisse française — puisque les Suisses allemands, à la fin de la guerre, ont arrêté une production qui était importante pour faire plutôt des films de folklore — il y avait un élan pour dire : ce pays, on pourrait l’exprimer par le moyen du cinéma.
Les gens qui le pensaient sortaient des ciné-clubs et aussi un peu de la Cinémathèque puisque la Cinémathèque donnait les films aux ciné-clubs. Simultanément, on lisait évidemment les journaux français et les revues françaises. Et on peut dire qu’est née, un peu plus tard que la Nouvelle Vague française, née de la Cinémathèque française, une nouvelle vague, ou plutôt une vague qui n’était pas nouvelle, une vague du cinéma suisse français.
Cette vague est partie de Genève, avec au moins trois grands cinéastes. Le plus grand, c’est Michel Soutter, ensuite Tanner et enfin Goretta. Grand moment où le monde entier a applaudi le cinéma suisse ! Pourquoi ? Parce que ce cinéma suisse était fait avec de très petits moyens. On pourrait parler des moyens techniques de l’époque, où il était possible, à partir de 1962-64, de filmer en 16 mm et de faire du blow up, pour parler français, c’est-à-dire de faire du 35 mm.
Puis les télévisions arrivent timidement, et ce cinéma suisse va démarrer sur les œuvres de ces trois, quatre avec peut-être Jean-Louis Roy, en tous cas, quatre cinéastes de Genève, et non pas de Lausanne. Mais on avait des rapports amicaux avec ces gens-là, qui ont appris le cinéma à cause de nous. Dans leurs films, on ne parle plus des poèmes montagnards. C’est un cinéma marqué très directement par une position politique, celle des ciné-clubs. Je prends un exemple, le premier film de long métrage de Tanner, qui s’appelle Charles, mort ou vif. Il y est question d’un vieux monsieur qui vient du Jura, quelque part d’en-haut, qui s’est installé à Genève, a fait un travail de mécanicien, il a un petit atelier ; peu à peu, il a gagné très bien sa vie ; et il arrive au terme de sa vie, et il va donner son atelier à son fils. Au moment de ce don, il y a chez lui un arrêt de la pensée, comme dans à un roman de Simenon, qui s’appelait La Fuite de Monsieur Monde. Il dit à son fils : « J’ai perdu ma vie à la gagner ». Et il s’en va, il devient clochard. Il est tellement clochard que, évidemment, les gens disent : « Il n’est pas supportable » et, finalement, on le met dans une maison, non pas de retraite, mais dans un asile psychiatrique.
Ce fut un moment très important parce qu’en Suisse romande il était enfin possible de dire des choses suisses-romandes dans le décor de la Suisse romande, avec le langage qui était le nôtre. Par la suite, la télévision a beaucoup changé. Ce cinéma romand, qui a eu un tel succès international, a été un peu laissé de côté, en dépit quand même d’autres films qui ont marqué plus ou moins, et il ne se passera plus rien, je crois, dans le cinéma romand proprement dit, sauf, brusquement, l’arrivée d’un Suisse de la Nouvelle Vague française, qui revient en Suisse romande, qui s’installe à Rolle, et qui est, je pense aujourd’hui, un cinéaste suisse ou international, peut-être le meilleur du monde. Et c’est Jean-Luc Godard. Point final.
Catherine Pont-Humbert
J’ai mentionné tout à l’heure, Charles Joris, le fait que le Théâtre populaire romand travaille avec le souci d’aller porter les textes de théâtre là où se trouvent les gens, c’est-à-dire d’aller à leur rencontre, dans un principe de troupe itinérante, avec un répertoire d’ailleurs, il faut le préciser, extrêmement vaste puisque vous montez aussi bien des pièces du théâtre classique que du répertoire tout à fait contemporain. Cette façon de travailler, peut-on considérer qu’elle est spécifique, exemplaire, de ce qui se pratique dans le domaine théâtral en Suisse ?
Charles Joris
Absolument pas. Je pense que la pratique du Théâtre populaire romand est une pratique, qui, à l’heure actuelle encore, est une pratique parfaitement minoritaire et qui d’ailleurs n’a pas la moindre prétention à faire tache d’huile pour que beaucoup d’autres gens de théâtre la pratiquent. Je crois simplement qu’elle fait partie d’une configuration et qu’elle illustre des choix qui sont, en fait, des nécessités.
Lorsque je suis rentré de Strasbourg, pour me consacrer à ce qui — je ne le savais pas encore — allait devenir très lentement une institution théâtrale, il n’existait pas, dans une grande partie du pays, de théâtre à proprement parler. En fait, si je reviens maintenant en arrière pour parler de mon cas, et du cas du Théâtre populaire romand, c’est parce qu’en Suisse d’expression française le théâtre, tel qu’on le concevait dans les pays avoisinants, n’existait pas et n’a pas existé pendant très longtemps.
Le théâtre ici n’avait qu’une seule particularité, une particularité particulièrement rousseauiste et populaire, il se présentait sous la forme de la grande fête collective, communautaire, et ce théâtre-là était considéré comme suffisant puisque la population entière pouvait prendre part à la fête théâtrale et puisque, comme on l’a beaucoup dit ensuite, en 1968 par exemple, le théâtre était fait par tous. Ce qui est un grand rêve, formidable, pour les autres arts aussi, et pour n’importe quelle pratique de la collectivité humaine.
Le théâtre, donc, pouvait être fait par tous. Il était régulièrement fait par tous. Il n’y avait donc pas de surcharge. C’était, par exemple, une fête annuelle, ou biennale, ou qui se reproduisait à intervalles irréguliers. Cet aspect-là des choses existe toujours dans la Suisse d’expression française. François Rochaix, par exemple, prépare la prochaine fête des vignerons, qui sera un immense rassemblement dans le canton de Vaud, et qui est une fête préparée pendant vingt-cinq ans, pour aboutir à un moment exceptionnel, surtout pour la masse des gens qui interviennent.
Ces jours-ci à Dolémont, c’est-à-dire à une heure de voiture d’ici, dans les Jardins de la Vieille se déroule un spectacle fait par des centaines de gens de Dolémont, sous la direction d’un metteur en scène professionnel, avec la participation de deux conseillers d’État comme acteurs, et de beaucoup d’autres gens, plus ou moins célèbres à Dolémont. C’est une chose qui marche formidablement, et qui continue donc à être une sorte de privilège de la culture de cet endroit.
Si on prend maintenant les choses sur l’autre plan, c’est-à-dire l’existence d’un théâtre, au sens où il s’était peu à peu élevé ailleurs, où l’on avait construit des bâtiments adéquats, ce théâtre-là existait depuis un siècle et demi au moins en Suisse allemande, et il existait très fort sous la forme de ces Stadttheatre, qui avaient inventé de réunir dans des bâtiments le théâtre en allemand, le théâtre d’opéra, la musique, et aussi le ballet, l’expression corporelle du spectacle.
Rien de tel en Suisse romande pendant très longtemps. Lorsque je suis rentré de Strasbourg, seul un petit groupe de gens, à Lausanne, autour de Charles Apothéloz, et un autre petit groupe d’acteurs, autour de François Simon, l’interprète de Charles, mort ou vif, à Genève, avaient commencé à faire un théâtre à vocation professionnelle et au quotidien dans ces villes. J’ai dit à vocation professionnelle, parce que le professionnalisme, pour moi, à cette époque-là, comme pour eux, était un vœu pieu. Pendant des années, nous avons couru après le professionnalisme, sans jamais y arriver, il faut en être conscient aujourd’hui. Toutefois, ces théâtres ont existé et ont apporté beaucoup de choses.
Au début des années 80, en 81, s’est déclenché un formidable mouvement d’accélération de la profession théâtrale et du théâtre comme pratique professionnelle en Suisse romande. À ce moment-là, il a rattrapé le temps à une vitesse grand V, et aujourd’hui le théâtre en Suisse romande, le théâtre d’expression française professionnel existe à l’égal de ce qu’il est à Paris et en province française, à l’égal de ce qu’il est en Suisse allemande, et en Allemagne, pour ne prendre que ces deux exemples très proches. De 1980-81-82 jusqu’à aujourd’hui, cela fait très peu d’années pour un tel rattrapage. Il y avait longtemps, sans doute, que les choses devaient se passer ainsi.
Comment se sont-elles passées ? Tout à l’heure, notre ambassadeur auprès du Conseil permanent de la Francophonie a parlé de l’intérêt, pour la Suisse d’expression française, de rattraper et de s’insérer dans les réseaux de la francophonie. Ce qui est arrivé au théâtre romand durant ces quelques années, c’est qu’il s’est entièrement modelé sur les raisons et les structures du théâtre français et qu’il ne s’est pas rapproché le moins du monde de la manière dont le théâtre avait été fondé, puis géré puis modelé dans la Suisse alémanique et en Allemagne. Vous me direz que les différences ne sont pas considérables. Ce n’est pas vrai : les différences sont considérables dans la pratique et dans les résultats artistiques, et dans le cheminement des personnes artistiques, les acteurs, par exemple.
Voilà pour ce rapide parcours du théâtre d’expression française en Suisse. Aujourd’hui, on peut continuer à dire ce qu’on aurait dit, il y des années déjà : que le théâtre romand ne pouvait être qu’un théâtre suisse d’expression française. Il est un théâtre suisse, politiquement et à cause de structures propres qui ne sont pas les siennes, mais celles de la société autour de lui. Il est un théâtre français parce qu’il parle le français et parce qu’aussi, depuis maintenant une vingtaine d’années, s’effectue un retour considérable, un retour à considérer sérieusement, des auteurs dans le théâtre de création. Et donc ce théâtre romand parle d’autant plus le français. On s’en doutait, mais aujourd’hui le théâtre romand n’existe pas, il est à proprement parler une partie du théâtre français. Si je suis clair et carré.
Catherine Pont-Humbert
Pour terminer ce premier tour de table — après quoi nous allons revenir sur un certain nombre de thèmes soulevés —, j’aimerais, pour ce qui concerne l’édition, dire que, si l’on examine le panorama éditorial suisse, on est assez rapidement frappé de la richesse, de la quantité de maisons qui travaillent ici à la diffusion et à la mise en valeur, à la fois d’un savoir et d’une création suisse de langue française. Vous-même, Jacques Scherrer, vous travaillez encore aujourd’hui pour une des plus grandes maisons suisses, Payot, mais vous avez également collaboré à l’Âge d’Homme. Mais quantités d’autres petites maisons font vraiment un travail extrêmement important.
Jacques Scherrer
Oui, tout à fait. En 1996— ce sont des chiffres à relativiser —, il s’est publié en langue française en Suisse 2100 titres nouveaux. Ce qui, rapporté à la population francophone, est tout à fait extraordinaire. Nos confrères alémaniques, au même moment, ont publié environ 6000 titres en langue allemande. Si on prend encore une fois ces chiffres avec beaucoup de relativité, on constate quand même que le gros de ces 2000 exemplaires, près de 20 %, est couvert, en fait, par ce que nous appelons les belles-lettres sans distinction de rubrique. C’est un ensemble qui va de la poésie à l’histoire littéraire, en passant par l’édition, je dirais, scientifique, de textes à compte d’auteur. Les autres grands secteurs sont des secteurs scientifiques et juridiques, de sciences humaines, d’histoire, de sciences sociales. En revanche, c’est une des tendances à laquelle nous assistons déjà depuis quelques années, très peu d’éditions dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, et cela en raison de structures cantonales fédéralistes.
Ces titres, en fait, sont le reflet d’une activité éditoriale intense. Comme vous l’avez dit ou souligné, il n’y a pas un très grand nombre d’éditeurs, disons d’éditeurs réguliers, mais énormément d’éditeurs occasionnels, parce qu’il est, aujourd’hui plus que jamais, très facile de faire un livre. Mais on peut compter une trentaine de maisons actives, c’est-à-dire qui publient plus de 4 ou 5 livres par année.
Cette situation d’aujourd’hui est une situation beaucoup plus fragile que celle d’il y a 20 ans ou 30 ans. C’est-à-dire que ces chiffres, ces 2000 titres, si l’on part d’un tirage moyen de 1000 ou 1200 exemplaires, ne représentent pas grand-chose par rapport à ce qu’on pourrait appeler un âge d’or de l’édition romande, qui s’est développé en gros à partir de la seconde guerre mondiale. Pour des raisons évidentes, dans la mesure où des écrivains français, en particulier, avaient besoin d’une aire de liberté, des éditeurs comme La Baconnière ici à Neuchâtel, les Éditions LUF à Fribourg, les Éditions Pierre Cailler, les Éditions Trois Collines, les Éditions Skira, qui avaient déjà commencé dans les années 30, se sont pleinement développés à partir de ces années-là.
On peut vraiment parler d’un âge d’or, sur le plan de la littérature, puisqu’on publie même à cette époque des auteurs français. Mermod commandait, et ce peu après la guerre, des textes à Francis Ponge, à Colette, à Cocteau, etc… Mais il y avait surtout un type d’édition grand public, d’édition de littérature générale, ou d’édition d’art, qui a très largement permis à l’édition suisse de déborder des frontières nationales et de toucher des marchés très divers. Leurs titres se vendaient à beaucoup d’exemplaires, et cela représentait économiquement une situation, sur le plan international, beaucoup plus forte.
Si l’on reprend ici quelques-uns des grands noms d’éditeurs des années 50, 60, 70, Skira, dans son âge d’or, publiait souvent des livres directement en trois ou quatre éditions. C’est-à-dire que les livres sortaient en français, en allemand, en anglais, en italien ou en espagnol, et, de plus, souvent commercialisés sous le nom de Skira, ce qui veut dire que la maison avait implanté son nom à l’étranger. Parallèlement, il existait une maison comme Idse Calendes, les éditions de l’Office du Livre à Fribourg, Edita, toutes maisons qui ont vécu, d’une part, sur un acquis, sur un savoir-faire qui était celui des arts graphiques suisses, et, d’autre part, sur un dollar très fort qui permettait la co-édition et les échanges internationaux, ce qui fait que nos livres étaient relativement à bon marché sur les marchés valorisés à partir du dollar.
Bien entendu, cela a commencé à se modifier avec l’apparition et le développement d’une nouvelle technique d’imprimerie, l’offset, qui rendait partout relativement aisée la production du livre illustré en couleurs, et avec la chute du cours du dollar. Ce qui fait que, aujourd’hui, l’édition romande, même si elle est active, même si elle publie beaucoup sur le plan international, est quand même très faible. Elle est très faible, parce que, pour imposer des auteurs, elle doit recourir souvent à l’artifice de la co-édition. Je prends le cas de Anne Cuneo, un de nos bons auteurs publié par un éditeur moyen de Suisse romande, moyen dans la structure et dans le nombre de titres, qui est Bernard Campishe, un bon éditeur. Le livre a été co-édité en France par Denoël. Il a obtenu le Prix des Libraires. Gros succès. Il est aujourd’hui réimprimé en Folio. Ce qui fait quand même que le nom Bernard Campishe, que la marque éditoriale Campishe n’existent pas en France. Jacques Chessex est associé en France à Grasset, bien sûr, puisqu’il a reçu le prix Goncourt pour L’Ogre, qui était un livre publié par Grasset. Il est peu probable que le même livre, publié en Suisse, eût pu avoir un prix Goncourt.
Ce dont on souffre le plus — et peut-être rejoint-on aussi des questions indentitaires —, c’est en fait plutôt de la particularité du marché français qui s’articule autour d’un centre, ce qui est une évidence pour tous ici, mais ce qui est une évidence très dure, avec laquelle nous devons composer finalement, puisque nous n’allons pas brûler Paris et que Froufet n’est pas là. Mais cela vient vraiment de la centralisation. C’est-à-dire qu’un éditeur suisse peut très bien s’implanter en France, j’entends par son programme, certains éditeurs ont réussi. Un éditeur scientifique comme Droz est tout à fait assimilé à la culture française. Il a sa librairie, avec Champion, etc... Les Éditions l’Âge d’Homme se sont implantées en France. Elles ne sont pas implantées à travers Charles-Albert Cingria, mais à travers la publication de classiques slaves, ou de traductions de l’anglais, de Thomas Wolfe, etc… Nous devons donc trouver des subterfuges.
En même temps, les auteurs suisses sont suisses romands de par leur localisation, sont suisses de par leur passeport, mais n’ont pas de spécificité quant à leur écriture. Encore qu’on puisse en discuter. Mais, si vous faites un précis de pédiatrie en Suisse et que vous ayez de bons pédiatres, votre précis de pédiatrie sera bon. Réussirez-vous pourtant à l’imposer en France ? La réponse est probablement non. C’est ce qui nous distingue de nos concitoyens germaniques. Ils ne souffrent pas d’un centre unique. Leurs auteurs peuvent être lus et sont lus aussi bien à Munich qu’à Berlin, Vienne, Berne qu’à Zürich ou Bâle, et ils circulent très, très aisément. Chez nous, je dirai que c’est une sorte de poids de structure, de poids économique qui fait qu’il nous est très difficile de pénétrer sur le marché français.
Ce qui n’empêche pas que les éditeurs soient des gens patients, qui font leur travail, et qui continuent à tout faire pour imposer les livres auxquels ils croient.
Catherine Pont-Humbert
Au cœur de ce débat, deux thèmes se rejoignent. Vous venez de les mentionner. D’une part la question identitaire et d’autre part l’existence ou non d’une spécificité. Nous allons parler de la francophonie, mais j’aimerais revenir à ce que disait Jacques Chevrier quand il a cru déceler chez les auteurs belges d’une certaine époque le souci de gommer leur spécificité pour leur permettre une meilleure intégration littéraire ou autre. De la même manière pourrait-on dire qu’il y a eu ici une tendance à gommer une spécificité, en admettant qu’elle existe. Freddy Buache ?
Freddy Buache
Il s’est passé quelque chose de nouveau. Pendant longtemps, je ne sais pas jusqu’à quelle date, les écrivains ici cherchaient à se faire publier à Paris sans trop dire qu’ils étaient suisses. Ramuz est allé chez Grasset, ou Philippe Jaccottet. Je le connais bien, c’est un de mes amis —, je me suis posé la question et il y a eu un moment un peu difficile entre nous. Je partais de l’idée qu’il fallait se battre ici. C’est une vieille idée : je suis ici, je veux faire la révolution sur place, etc. Bon ! À cette époque, en 48, alors que je m’intéressais au cinéma, j’ai aussi essayé de faire du théâtre. Ce théâtre, moi et mes amis, nous voulions le faire ici. Notre pièce s’appelait Les Faux Nez. C’était un texte de Sartre, un scénario qu’on avait rafistolé pour la scène. On voulait être ici alors que beaucoup de comédiens rêvaient d’être en France. Jaccottet, alors qu’il était publié chez Mermod, est parti pour la France. Il a bien fait. Mais, à l’époque, je trouvais qu’il avait tort.
Je ne veux pas faire un long discours, je parlerai de deux ou trois écrivains. À mon avis ce sont des écrivains majeurs pour la création en Suisse romande mais qui sont très mal connus en France. Le premier, c’est Charles-Albert Cingria. Je ne vais pas faire la comparaison avec Ramuz, mais c’est un écrivain majeur. Ses écrits sont à mi-chemin entre le voyage intérieur, le journal, le petit fait vrai, etc. Et puis il y en d’autres, qui n’ont jamais passé la frontière et qui sont aussi des écrivains de grand style. Gustave Roud n’a pas vraiment passé en France alors qu’il pourrait rappeler René Char, plus ou moins. Edmond Gilliard, que vous ne connaissez probablement pas, qui est un grand écrivain polémiste ici. C’étaient des gens qui sortaient d’un endroit particulier, Les Cahiers vaudois, où en 1914, ils ont décidé de se battre ici. Ramuz était parti, puis il est revenu. Eux, ils ont décidé à ce moment-là de se battre ici. Et c’est un des grands problèmes de la Suisse romande, nous sommes nourris de la culture française, mais cette nourriture il faut l’adapter à ce que nous sommes ici. Ça ne sert à rien d’être des écrivains faussement français de Suisse romande.
D’ailleurs, aujourd’hui, on le voit bien. Godard est revenu. Chessex, c’est vrai qu’il est publié chez Grasset, mais en même temps il habite là dans la forêt près de Lausanne. Et il en parle et naturellement aussi du
protestantisme. Encore que sur le protestantisme et le calvinisme on pourrait discuter, parce qu’il y a de grands écrivains catholiques — je pense à Chappaz, bien que ce ne soit pas tout à fait le même cas.
Mais je voulais parler des Cahiers vaudois parce qu’il y a eu là un moment précis pour se placer face à la culture française. Comme par hasard en 1914, au moment de la guerre.
Catherine Pont-Humbert
Sur cette question identitaire et ses formes d’expression, notamment à travers ses allers-retours entre Paris et la Suisse, ou ailleurs dans le monde, Charles Joris, peut-être avez-vous quelque chose à ajouter ?
Charles Joris
Je ne suis pas du tout à la recherche de mon identité. Cela me frappe dès qu’on me pose la question. Ce n’est pas du tout une question pour moi. J’ai d’abord vécu dans toute la Suisse romande. Je suis allé naître, à cause de la crise économique, en Gruyère. Devant me séparer tôt de mes parents, je suis revenu à La-Chaux-de-Fonds parce que j’avais une tante qui pouvait m’héberger pour faire mes études : à Bulle il aurait fallu que je passe à la religion catholique pour faire mes études secondaires. Je crois que mes parents ne prisaient pas trop cette chose-là et j’ai été embarqué à La-Chaux-de-Fonds. Ensuite j’ai passé par bien d’autres endroits pour finir par m’installer dans le Jura.
Je suis Valaisan de fait mais je pense que la culture suisse romande n’existe pas. Quand j’écoute Buache, je suis toujours très frappé parce qu’à part cette excursion lémanique au moment de la création du cinéma romand et de son essor il est typique, comme l’a fait Apothéloz, de se déplacer. Cela ne m’a pas gêné du tout. Comme il n’y avait aucune école de théâtre en Suisse romande à l’époque où j’ai décidé de faire du théâtre au sens professionnel, je suis allé à Strasbourg.
Là j’ai découvert la formidable décentralisation française qui est une lutte contre Paris, contre l’exclusivité parisienne. Ce mouvement m’a énormément plu et j’ai enfourché un cheval du point de vue culturel. On était dans la province française. Il commençait à y avoir des troupes dans la province française. Bien sûr, dans ces troupes, des acteurs venaient de Paris. Ce va-et-vient est la chose la plus importante de toutes, surtout peut-être dans le théâtre où l’on est très replié. Parce que le théâtre tel que je le pratique parle le français. Et on se trouve à l’intérieur d’un monde où les gens parlent le français. Sinon, il faut faire un saut par un théâtre d’expression corporelle, physique, un saut par un théâtre de saltimbanques purs.
J’ai fait ça pendant un certain nombre d’années, dans le Théâtre populaire romand aussi. Mais j’ai fait retour vers un théâtre d’auteur, vers un théâtre qui passe par la langue. Pourquoi ? Parce qu’il me semble que la conquête de pointe la plus fine, et aujourd’hui encore la plus extraordinaire du théâtre français, et elle vient de loin puisqu’il n’y a pas de solution de continuité dans le théâtre français depuis des siècles, c’est de pouvoir étudier les rapports humains à travers la langue que parlent des personnages dans l’instant immédiat où ils ressentent des choses ou vivent des conflits. Dans ce moment, avec une très grande exactitude artistique et scientifique, ils parviennent à dire, poétiquement si l’auteur est grand, ce qui se passe à l’intérieur d’eux, ce qui se passe entre eux — je veux dire physiquement entre deux personnes sur la scène où l’espace est énergétique et où il se passe quelque chose qui est de l’ordre de la transformation des hommes et des femmes dans leurs relations les uns par rapport aux autres — ; et c’est extraordinaire ! Cette chose extraordinaire, elle ne peut être dite, faite, pratiquée, créée que dans l’espace d’une langue et pour des gens qui parlent et comprennent bien cette langue. Sinon vous imaginez bien que c’est « foutu » !
Et aujourd’hui, je crois qu’on peut dire de la francophonie que, malgré ses projets visionnaires, ses projets politiques extrêmement ambitieux depuis De Gaulle, et très bien suivis après lui, malgré tous ces projets, la langue française, parlée sur tous les continents, cette langue ne sera quand même pas demain une langue majoritaire, un véhicule de communication majoritaire.
Pour moi qui suis un minoritaire, cela ne me paraît pas très grave. C’est mon espace et je sais que ce n’est pas le seul. Dans toutes les langues, que je sache, il est possible de faire la même chose. La même chose mais pas vraiment la même chose. Cette richesse est extraordinaire. C’est la richesse du monde, de ses cultures, des langues, c’est la richesse des théâtres.
Catherine Pont-Humbert
Vous venez de dire : « moi qui suis un minoritaire ». D’une certaine manière, ce fait d’être minoritaire est-il l’une des caractéristiques qui constitue l’identité suisse ? Est-ce qu’on peut éventuellement retenir ce trait comme étant une piste ? Jacques Scherrer ?
Jacques Scherrer.
Ce n’est peut-être pas une mauvaise piste. Ce que Freddy Buache a dit ici avec insistance, je pense que cela a déterminé beaucoup de choses qui se sont passées dans la culture au cours du XXe siècle et en tous cas chez nos intellectuels, écrivains, cinéastes, etc. Mais le fait d’être Suisse, d’avoir un passeport suisse, n’est pas tout à fait le même que celui d’être Français. Chez les Suisses, l’idée nationale est moins développée que partout ailleurs. En fait, on est avant tout d’ « ici », donc de Lausanne, de Berne, de Zurich avant d’être du canton, avant d’être de la confédération. Si on part du fait que la Suisse s’est définie de façon consensuelle, par des pactes, des pactes qui étaient « contre » finalement, dirigés contre quelqu’un, nous avons toujours été minoritaires dans l’histoire et nous définir comme minoritaires est une définition acceptable. Si on prend quelqu’un comme Jean-Luc Godard, je ne pense pas qu’il ait une prétention à être une norme. Au contraire, il tient à représenter une pensée propre, personnelle, individuelle, qui par définition est minoritaire.
Je crois que ce qui nous distingue des autres francophones, encore que je connaisse mal leurs histoires respectives, c’est le fait — et ce sera certainement un paradoxe — que c’est Paris qui nous définit comme romands plus que nous-mêmes. Comme s’il s’agissait d’un besoin de classification, avec un recul historique bien sûr, mais je ne crois pas qu’il y ait une volonté de qui que ce soit d’affirmer réellement une Romandie.
Au cours du XIXe siècle, l’helvétisme d’ailleurs est un courant lui aussi paradoxal puisque c’est une époque où les auteurs sont des intellectuels, des professeurs d’université à 90%, qui représentent une institution dans un contexte qui est celui de la naissance, de la création et des premières années de la confédération moderne. Mais qui les connaît et qui les cite ? Ils font partie d’un passé réellement oublié, enterré.
Par exemple, en tant qu’éditeur, je ne me sens pas du tout suisse, je ne me sens pas romand. J’ai un passeport rouge, j’habite Lausanne, je parle français, mes amis sont ici, je me sens à l’aise ici, je suis en famille en quelque sorte. Mais en même temps mes problèmes, mes difficultés, mes souhaits, mes rêves, sont finalement très proches de ceux de mon confrère de chez Privat, à Toulouse, qui a les mêmes difficultés que nous pour s’implanter sur le marché francophone général. Et, si nous pouvons sembler identitaires par rapport à notre programme, c’est parce qu’il appartient justement à un éditeur implanté ici, dans un endroit très précis, de servir de relais, de courroie de transmission entre ce qui se fait ici et là. Cela ne veut pas dire pour autant que nous portions un drapeau ou un étendard. C’est simplement notre premier rôle.
Catherine Pont-Humbert
Sur la question éditoriale,Jacques Scherrer pourra-t-il apporter lui aussi un élément de réponse ? On souligne extrêmement souvent ce phénomène de l’aspiration de l’édition parisienne pour tous les auteurs des littératures francophones, qui est réel, qui demeure. Mais j’imagine que les éditeurs suisses romands y voient un certain danger, celui de voir la créativité fuir et se précipiter en direction de Paris. De ce phénomène qu’on a beaucoup souligné, diriez-vous qu’il est plutôt en récession maintenant ?
Jacques Scherrer
Ah ! je dirais qu’il n’a pas changé en fait. Je pense que c’est un problème que nous aurons éternellement. Prenons mon cas. Je publie demain un ouvrage d’anthropologie, d’un jeune universitaire. Cet ouvrage est bon, il est bien reçu par les revues spécialisées et autres, il marche bien, je le réimprime... Il est probable, en tout cas possible, que cet auteur soit contacté un jour ou l’autre par un éditeur parisien qui effectivement va lui permettre de passer à une autre vitesse. Il faut avoir les pieds sur terre. Éditeur implanté en Suisse romande, je ne vais pas pouvoir gérer certains projets. Je peux regretter que certains de mes ouvrages ne se vendent pas mieux, on peut toujours vendre mieux, mais je ne suis pas en mesure, sur le marché francophone, de faire ce que peut faire un éditeur parisien.
Je ne suis pas concurrent de Gallimard ou du Seuil, ce serait vraiment prétentieux de ma part. Je fais un travail à ma mesure. Au moment où ce qui se fait échappe à cette mesure, à ce cercle, le relais est pris par quelqu’un d’autre. Je suis très calme. Je dors très bien à ce sujet.
Catherine Pont-Humbert
Freddy Buache demande la parole. Après quoi, étant donné l’heure, je pense que Jacques Chevrier conclura, bien qu’il soit très difficile de conclure.
Freddy Buache
Je reviens au cinéma, parce que Jacques Scherrer a évoqué la situation de la culture et en même temps celle de l’économie. Aujourd’hui, ce n’est pas possible de réaliser des films en Suisse romande, pour une raison très simple : c’est qu’ils n’auront pas d’écrans !
Tous les écrans sont ramassés, vous savez bien par qui. De temps à autre, un film français passe, comme ça, mais il n’y a pas d’écrans pour les films suisses. Et, sans écrans, il n’y aura pas la possibilité de les faire connaître et donc pas de producteurs pour donner l’argent qui permettrait de les fabriquer. On est donc complètement coincés, et je voulais reprendre ce qui a été indiqué, on est coincé par l’économie. Il n’y a pas que la culture. La culture sort de l’économie. Et dans le cinéma, c’est évident.
Catherine Pont-Humbert
Jacques Chevrier, si vous vouliez ajouter quelques mots sur ce qui a été dit, notamment sur la question éditoriale et aussi sur celle des moyens financiers qui accompagnent bien évidemment le débat culturel.
Jacques Chevrier
Je crois évidemment que, chaque fois qu’on aborde le débat des littératures francophones, on bute sur Paris. Paris capitale littéraire, et Paris instance de consécration. Ce qui vaut pour des écrivains belges, ce qui vaut pour des écrivains suisses, vaut aussi pour des écrivains plus lointains. Il y a un bon exemple qu’on peut citer, celui de cet écrivain ivoirien, Ahmadou Kourouma, dont j’ai eu l’occasion de vous parler naguère, je crois que c’était à Moncton. Kourouma avait un manuscrit, un roman intitulé ou qui s’est intitulé plus tard Les Soleils des Indépendances. Il avait proposé ce manuscrit comme font souvent les écrivains à plusieurs éditeurs. Aux Éditions du Seuil, à Paris, bien sûr, et il avait envoyé également son texte à Montréal. À Montréal, le roman a reçu un très bon accueil dans le temps même où il était refusé par les Éditions du Seuil. C’était en 1968. Donc en 1968, les Québécois publient Les Soleils des Indépendances, lui décernent même le prix de la Revue des études françaises. Ce que voyant, les Éditions du Seuil se disent qu’il y a peut-être là quelque chose d’intéressant. Et en fait, le roman a été récupéré par les Éditions du Seuil, à Paris, où il est publié en 1970. Mais la véritable date de publication est 1968.
Je crois que ce rôle d’instance de consécration de Paris demeure. Il est toujours vrai. Il y a là une situation, il faut bien le dire, de terrorisme intellectuel, mais c’est un fait. C’est un fait qui peut expliquer à l’intérieur des littératures francophones — je reprendrai le parallèle avec la littérature française de Belgique — l’espèce d’oscillation des intellectuels, des écrivains, entre ce qu’on pourrait appeler la tendance centripète, c’est-à-dire la volonté de se refermer sur l’entité nationale, ou provinciale, au niveau éditorial, au niveau des revues, avec le danger de s’enfermer et d’être taxé de cette épithète malsonnante de littérature régionale ou régionaliste; et l’autre tendance, qui est la tendance centrifuge, celle qui consiste à se dire : on va briser le cadre de la province, le cadre trop restreint d’une francophonie minoritaire, et on va faire comme si on était français. On le voit très bien fonctionner — en Suisse, je rappelle que je ne suis pas compétent pour l’affirmer —, mais en Belgique, à une certaine époque, où les écrivains belges pratiquent ce qu’on appelle « le gommage des origines ». Donc ils camouflent le fait qu’ils sont belges, ils vont s’installer à Paris, ils se font éditer par des éditeurs parisiens.
Dans le contexte actuel, ce que vous disiez est tout à fait juste, il existe une hégémonie de Paris dans le domaine de l’édition française et de l’édition francophone. Je vois bien le petit jeu de beaucoup de mes amis africains, qui commencent par être édités dans de petites maisons africaines, des maisons un petit peu marginales, mais qui n’ont de cesse d’être édités chez Gallimard ou au Seuil, parce que c’est une image de marque qui est plus vendeuse, à tous les sens du terme.
Catherine Pont-Humbert
Je constate que nous achevons ce petit parcours, où nous avons essayé de poser quelques jalons, nous l’achevons sur Paris. Peut-être une forme de paradoxe, mais en tout cas qui mérite d’être soulignée ! La parole revient donc maintenant à la salle, en espérant que de nombreuses questions seront suscitées par ces quelques pistes ouvertes.
Balbine Callou
Je voudrais simplement accentuer ce qui a été dit à propos de l’idée de relais. Pour moi, et je ne suis certainement pas seule, je n’aurais sans doute jamais connu des auteurs comme Jaccottet ou Denis de Rougemont s’ils n’avaient pas été publiés chez Gallimard. Or ils m’ont beaucoup apporté, et non seulement à moi. Il était donc important qu’ils soient connus d’un plus large public je pense.
Freddy Buache
Jacques Chevrier parlait du terrorisme parisien. C’est vrai. Je suis évidemment un grand admirateur de Jaccottet, mais je pense que Gustave Roud, je prends quelqu’un qui est très proche de Jaccottet, et qui est resté dans son village, qui a quand même été publié par de grands éditeurs du coin, notamment par Mermod, n’a jamais franchi la frontière ou alors presque pas. Vous êtes d’accord ?
Sur le cinéma, je dirai qu’il y a eu ce moment particulier qui fait que les salles du monde entier avaient envie de voir, d’entendre la parole suisse à l’écran. Aujourd’hui, le système économique du cinéma est totalement bloqué.
Jacques Sherrer
Je crois qu’un des premiers livres de Denis de Rougemont, un pamphlet qui s’appelait Les Méfaits de l’instruction civique, a dû être publié dans les années 20 en Suisse. Tous ses grands livres par la suite ont été publiés en France. Pour ce qui est de Jaccottet, la situation est un peu plus complexe. Il a commencé par être publié chez Mermod, je crois qu’il jouait un rôle de conseiller littéraire auprès de Mermod. Il amenait à Mermod beaucoup d’auteurs, ce qui lui a permis « d’ entretenir », entre guillemets, des poètes comme Francis Ponge, qui n’était pas publié du tout en France. Mais parallèlement à ses publications chez Gallimard, sauf erreur à la fin des années 50, début 60, dans la collection Métamorphoses, il a continué à publier en Suisse. À la fin des années 70, nous avons publié quatre recueils de lui, qui ensuite ont été repris chez Gallimard dans des éditions revues. C’est donc un homme qui est resté très présent sur la scène suisse.
Jean-Claude Guédon
Je voudrais commencer par un petit commentaire à propos de ce que disait Mme Pont-Humbert, tout à l’heure, l’opposition entre le bourlingueur et l’enraciné, en quelque sorte. Parallèle curieux : récemment est sorti au Québec un essai de Monika Hue, qui s’appelle L’Arpenteur et l’ordinateur qui souligne la même tension identitaire que vous avez soulevée dans diverses remarques.
Pour le débat lui-même, je suis absolument ravi de voir que le débat prend une dimension, comme dirait Régis Debray « médiologique », en examinant comment les textes circulent, concrètement et matériellement. Et là, je pense qu’il y a un problème très simple : les Français détiennent un pouvoir complet pour la distribution des livres sur leur territoire et qu’il est à peu près impossible de faire distribuer en France un livre qui n’est pas publié sur le territoire français. Le Québec a essayé de contourner le problème par une manœuvre qui coûte très cher et qui me paraît complètement illusoire, c’est d’ouvrir une librairie rue d’Ulm, à Paris. Certes quelques citoyens du Quartier latin vont acheter quelques livres ici et là, mais ce n’est pas une façon de marquer vraiment la présence des livres francophones en France. Le système de l’édition française et celui des messageries françaises qui, si vous me pardonnez l’expression, fonctionnent comme cul et chemise, leur permet de bloquer le territoire et de le fermer aux livres étrangers.
Si on totalise les titres francophones, on arrive à une dizaine de milliers de titres par an, et je vais dire à mes collègues français : combien de ces titres avez-vous vus récemment ? Réponse : aucun. Si on parle d’une vraie francophonie, de la circulation entre les pays de la francophonie, il faudra que les Français changent d’attitude devant la circulation des biens culturels sur leur territoire. Ce n’est pas demain la veille ! Les amis français qui sont ici ne sont pas contre cette circulation mais les éditeurs et les messageries sont contre. Et je réponds qu’il va falloir utiliser les nouvelles technologies pour contourner et faire sauter ces verrous une bonne fois.
Roland Eluerd
Excusez-moi, mais je voudrais préciser que la librairie du Québec n’est pas rue d’Ulm...
Catherine Pont-Humbert et Roland Eluerd
... elle est rue Gay-Lussac.
Catherine Pont-Humbert
L’intervention de Jean-Claude Guédon suscite peut-être des remarques autour de la table ?
Freddy Buache
On peut en dire autant du cinéma québécois. Combien de films passent ? Même à Paris.
Jean-Claude Guédon
J’ajouterai que les Français se plaignent de l’attitude des Américains en matière de cinéma sur leur territoire, et que les Français procèdent de même en matière de livre sur le leur.
Jacques Scherrer
Peut-être est-ce une vision un peu violente de la situation dans la mesure où je ne pense pas qu’il y ait de concertation éditoriale française pour bloquer l’arrivée de la production francophone. Je crois plutôt que ce sont des facteurs qui proviennent du fait que l’édition française est très concentrée, très regroupée. C’est une affaire de famille en fait, à peu de choses près. Mais encore une fois, c’est une question d’économie, une question de pouvoir.
Comment voulez-vous concurrencer un éditeur qui a cinq ou six attachés de presse, qui font un travail régulier, quotidien, pour qu’on parle des livres de l’éditeur dans la presse française. En tant qu’éditeur québécois, belge, suisse, vous ne pouvez pas concurrencer. Vous ne pouvez pas vous permettre l’ouverture d’un bureau à Paris ou charger des personnes de ce travail. Il est vrai que vous entrez difficilement dans les médias mais, encore une fois, je ne crois pas qu’il y ait un barrage. Curieusement, il y a des ouvertures. Elles sont inexplicables, incompréhensibles, mais cela me fait penser que ce n’est pas concerté.
Je ne crois pas que les éditeurs français ont peur de nous. Ils n’ont pas plus peur de nous que des éditeurs français décentrés. Je crois que c’est un problème de structure et qu’il provient de la configuration très particulière de la France. On ne rencontre cela dans aucun autre pays, ni en Angleterre, ni en Espagne, ni en Italie, ni en Allemagne.
Bernard Émont
Je voudrais revenir sur ce qu’a déclaré M. Chevrier tout à l’heure. C’est vrai que nous sommes pour l’instant bloqués et, dans d’autres enceintes, j’ai déjà insisté sur le rôle des instances de la francophonie pour favoriser un libre échange dans le domaine du livre. Depuis 25 ans qu’existent des institutions comme l’Agence de la francophonie, toujours ce souhait a été rappelé. Il a permis d’obtenir des avancées non pas spectaculaires mais infinitésimales.
Cela dit, l’exemple de M. Chevrier me paraissait intéressant. C’est vrai qu’il y a un versant négatif : le dernier mot est toujours à Paris, mais il a aussi montré que des progrès sont possibles. Actuellement, dans la francophonie, tout de même un espace se fabrique et il est suffisamment vaste pour que l’on tourne des refus centraux afin de s’imposer à la périphérie, quitte à revenir vers le centre. Et c’est là que les éditeurs, comme le disait M. Scherrer, peuvent prendre le relais les uns des autres selon leurs tailles, selon leurs objectifs de diffusion, etc. Je crois qu’il y a quand même un espoir.
Il faudrait qu’il n’y ait plus seulement un Paris. Il y a eu un débat l’an dernier lors d’une Semaine du livre francophone, à Paris justement. Les uns disaient : Paris, Paris, et un Africain a déclaré : Mais non, justement, il faut essayer de créer d’autres Paris. On sait que Paris ne s’est pas fait en un jour, mais il existe quand même des projets. Je cite un exemple que je connais mieux, le Canada. Un auteur acadien, qui fait donc partie d’une minorité à l’est du Canada, ne pense pas d’abord à se faire éditer à Paris. Il y a maintenant sept maisons d’éditions acadiennes, il n’en existait aucune dans les années 70. Elles lui ouvrent quand même tout le marché canadien. Voilà qui apporte peut-être quelques nuances à ce qui a été dit.
Catherine Pont-Humbert
Puisque le débat est en train de s’orienter effectivement autour du livre, il serait important d’entendre le point de vue d’un éditeur parisien. Françoise Juhel avait demandé la parole.
Françoise Juhel
Effectivement une forte concentration de la distribution en France ne manque pas d’avoir une grande influence sur la diffusion. Mais cela ne touche pas que les éditeurs étrangers, ce n’est pas une discrimination particulière. Tous les petits et moyens éditeurs français sont concernés, en particulier ceux qui sont en province et qui éprouvent les mêmes difficultés. Pour autant la situation n’est pas complètement bloquée, mais on peut effectivement souhaiter qu’elle change plus nettement pour permettre une diffusion plus souple du livre en langue française.
D’autre part, les éditeurs français éprouvent aussi des difficultés à l’exportation de leurs livres. Ce qui se passe au Québec pour trouver des livres français, ce n’est pas vraiment mieux. On est dans un effet économique assez comparable à ce que vous disiez à propos du cinéma. La concentration de la distribution du film, que vous déploriez en Suisse pour la vitalité du cinéma et qui empêche toute production, est très proche de ce que connaît la France. Un très bon film français sort dans cinq salles et un film américain sort dans cinquante salles. Donc la chance donnée aux œuvres originales européennes est extrêmement faible. Et on voit même un pays comme le Japon, un pays qui a eu une très importante production, ne plus pouvoir aujourd’hui continuer à faire des films. Il n’y en a pratiquement plus. La concentration de la distribution entre les mains des majors américaines a ce résultat. Pour le livre on n’en est pas encore là, mais il serait intéressant qu’on soit vigilants tous ensemble.
Ce qui est vrai, c’est qu’il y a une réelle inquiétude des éditeurs français en ce qui concerne la pénétration et la vente du livre en langue étrangère en France. Les achats institutionnels massifs en langue anglaise font peser aujourd’hui des menaces fortes. Certes la production connaît encore une grande vitalité mais la diffusion du livre en langue française est globalement menacée. Et là, nous sommes tous dans le même bateau, même si on n’en est pas au même point pour le moment.
Freddy Buache
Oui. L’histoire des salles n’est pas seule. Il y a aussi la propagande qui est énorme. Les films américains coûtent plus cher en propagande qu’en réalisation. Il suffit d’ouvrir le journal du coin pour le voir, et tous les films sont annoncés en anglais. Bien sûr, pour le livre on n’en est pas encore à ce point, mais cela pourrait arriver. Et dans le cinéma, c’est une vraie catastrophe.
Marlène Bélilos
Je travaille à TV5 et également à France Culture. Je me réjouis qu’en parlant de la diffusion du livre par rapport à la France on se situe dans un débat : pourquoi nos livres ne sont-ils pas vendus en France ? Comme le thème est celui des multimédias, j’aimerais dire que, notamment sur TV5, nous recevons des auteurs suisses, belges ou canadiens. Et nous avons créé une structure qui s’appelle TV5 Libris avec un groupe de libraires, dans le monde et non pas seulement dans les pays francophones, où on peut trouver les livres qui apparaissent à l’écran. Cette sorte d’information transversale permet de dépasser un peu les clivages qu’on retrouve entre nous, entre les Belges, les Suisses, les Canadiens, les Français... pour se plaindre un peu.
Il faudrait dire aussi qu’à France Culture, où je travaille comme Catherine Pont-Humbert, pour ce qui concerne par exemple les auteurs suisses, beaucoup sont invités. À Culture matin, avec Jean Lebrun, je peux dire que les auditeurs français sont toujours très intéressés par la Suisse et les auteurs suisses. Il faut ajouter que France Culture est reçue non seulement en Europe mais aussi, par les satellites, dans le monde entier.
Nous sommes un peu dans des querelles de familles. Les Français ne sont pas gentils, etc... Prenons conscience que les multimédias offrent la possibilité de dépasser ces querelles. Je ne voudrais pas jouer les modérateurs. Ce n’est pas du tout dans mes habitudes.
Catherine Pont-Humbert
Il est vrai que sur France Culture, pour reprendre cet exemple, on reçoit des écrivains suisses, des écrivains belges, des écrivains québécois, africains, etc. mais j’ai aussi envie d’ajouter que de toute façon les Jaccottet du monde entier seront toujours reçus et entendus. Il faut dépasser la question des limites et des frontières. Les auteurs de qualité, les cinéastes de qualité se font entendre d’une manière ou d’une autre. Le cheminement est parfois long, complexe. Tous les obstacles qui ont été cités ici existent, il n’est pas question de les nier, mais la reconnaissance d’un talent se fait à un moment ou à un autre.
Marius Dakpogan
Je voudrais d’abord rendre hommage à M. Jean Souillat, qui s’occupe de la Bibliothèque multimédia de Limoges. À Tokyo, l’année dernière, il m’avait demandé de lui adresser quelques ouvrages produits au Bénin. Je me suis dépêché de le faire car j’ai pensé que c’était une occasion pour la Bibliothèque multimédia de Limoges d’avoir des ouvrages africains, et j’ai pensé qu’ainsi ces ouvrages béninois seraient lus par plus de personnes.
Cela dit, je voudrais constater avec un peu de regret que nous sommes des combattants intrépides d’une cause dite de la francophonie, qui est récupérée exclusivement par la France. La culture, nos cultures africaines ne sont pas connues en France. La littérature africaine, en dehors de quelques auteurs, n’est pas connue. Et le cas des pays africains est peut-être plus dramatique que celui de la Suisse, de la Belgique et du Québec.
Je pense que notre francophonie n’aura véritablement son sens que s’il y a cet échange culturel, si ceux qui sont ici, les Français, les Belges, les Suisses, tous les francophones veulent bien savoir ce qui se passe sur le plan littéraire en Afrique, en s’intéressant aussi à ce qui s’écrit en Afrique. Nous autres, Africains, nous avons parfois l’impression d’être des laissés-pour-compte pendant que nous nous battons pour le triomphe de la francophonie.
(Vifs applaudissements)
Jean Burel
Simplement une information qui n’a peut-être pas pérégriné de Genève ou Lausanne jusqu’à nous. J’ai participé pendant deux ans aux éditions de la Documentation française et j’ai eu la chance d’avoir un premier ministre, M. Raymond Barre, qui s’est beaucoup intéressé à notre travail et à nos projets dans le multimédia. Or, il a actuellement un dessein, un dessein qui pour être régional, comme on disait tout à l’heure, n’en est pas moins très intéressant, notamment pour nos amis suisses.
Je ne sais pas si vous avez entendu parler du Diamant alpin puisque nous sommes ici dans le Jura. Mais on a considéré aussi bien à Lyon qu’à Genève, à Lausanne et dans le bassin turinois qu’il y avait des efforts à mener, des rapprochements et aussi une politique de coopération, de promotion dans le domaine culturel. Se sont mis en place non pas des structures administratives ou bureaucratiques, mais des mouvements, des rapprochements entre les responsables des trois bassins, le bassin lyonnais, le bassin turinois et le bassin lémanique. C’est une manière, comme on le demandait tout à l’heure, de passer au-dessus des frontières. On commence bien entendu par le plan touristique mais le plan culturel suit. Et on a trouvé cette jolie définition du Diamant alpin, dont la base triangulaire réunit Turin, Genève et Lyon, et dont la pointe, particulièrement brillante, est le Mont Blanc.
Catherine Pont-Humbert
Merci de ce témoignage. Nous sommes arrivés au terme de notre débat. Je voudrais remercier Freddy Buache, Charles Joris, Jacques Scherrer et Jacques Chevrier.
Roland Eluerd
J’ajoute mes remerciements aux vôtres et je n’ai qu’un mot à dire : si notre Biennale de Neuchâtel peut contribuer à débloquer les situations, à élargir ce qui a commencé de s’élargir, ne serait-ce que pour cela, nous n’aurons pas perdu notre temps.