TABLE RONDE : « TV5 la télévision mondiale en français. La langue de l’autre. »



Participants :

Roger FRANCILLON, professeur à l’Université de Zurich

Hugo LŒTSCHER, écrivain

Charles MÉLA, doyen de la Faculté des lettres de l’Université de Genève

Gilbert MUSY, traducteur

 

Débats conduits par Marlène BÉLILOS, Conseillère du Président de TV5 Europe pour les affaires culturelles, chargée de mission pour la TSR auprès de TV5 Europe



Roland Eluerd

Cette table ronde achève la présentation du rôle de TV5 dans la diffusion et l’enseignement du français.

Au nom de tous les biennalistes, je remercie Marlène Bélilos d’avoir bien voulu l’organiser et je vous remercie, messieurs, d’avoir bien voulu nous rejoindre, d’avoir bien voulu illustrer de votre présence la XVIIe Biennale de la langue française.

Merci donc à MM. Charles Méla, doyen de la Faculté des lettres de l’Université de Genève, Roger Francillon, professeur à l’Université de Zurich, Hugo Lœtscher, romancier de Suisse alémanique et Gilbert Musy, traducteur de M. Lœtscher.

Madame Bélilos, la parole vous appartient.



Marlène Bélilos

Cette table ronde trouve sa place dans la journée que la Biennale consacre à TV5. Pour me présenter rapidement, je vous dirai que je travaille à TV5 Europe où je suis conseillère du président M. Patrick Imhaus. J’y représente également la télévision suisse, comme chargée de mission et donc je suis ici dans mon pays. Mais il est vrai que, vu de France, c’est souvent un peu différent d’habiter en Suisse et d’être Suisse.

Ce matin, on vous a parlé de télévision. Vous savez maintenant ce qu’est TV5, et nous restons évidemment toujours à votre disposition pour répondre à d’autres questions. Vous aurez compris que c’est une télévision qui met les francophones à égalité. Ce n’est pas une télévision du français, c’est une télévision « des français ». C’est-à-dire « des français du français » déclinés par les divers francophones. Et tous à égalité, puisque vous trouverez sur TV5 des émissions belges, canadiennes, françaises, suisses et africaines. C’est la première vocation de TV5, d’être avant tout une chaîne de rediffusions. Certains le regrettent, mais c’est ainsi.

Nous espérons, par la suite, pouvoir faire plus, et notamment au plan de la culture — ce dont nous allons parler ici aujourd’hui —, nous espérons pouvoir développer un certain nombre de soirées spéciales à l’occasion d’événements divers. J’ai moi-même eu l’occasion l’année dernière, pour la commémoration des vingt ans de la mort d’André Malraux, de faire sur TV5 une programmation spéciale concernant cet auteur. Nous avons imaginé un concours qui a eu énormément de succès dans le monde entier. En même temps, on a montré toute une série d’émissions qui avait été produite à l’époque par Jean-Marie Drouot sur André Malraux.

Nous allons refaire des opérations de ce type, ce qu’on appelle des opérations spéciales, qui émanent de la direction de TV5 Europe. Et probablement développer des agendas européens de manifestations culturelles. TV5 est la seule à pouvoir produire ce genre d’émission, puisque chaque télévision s’intéresse bien sûr d’abord à ses propres auditeurs nationaux.

Je voudrais aujourd’hui vous donner une démonstration de ce qu’est TV5 quand on travaille, comme ici, avec des praticiens de la langue. En fait, TV5 exporte le français des Français dans le monde, donc comme langue minoritaire. Bien entendu, sur les canaux, vous trouvez environ quatre-vingts chaînes différentes et, au milieu, TV5 qui diffuse 24 h sur 24 du français, des programmes en langue française. Avec plus ou moins de succès, soit. En principe, nous diffusons le meilleur de la grille des différents partenaires. En principe. Je ne peux pas vous dire : c’est toujours vrai. Nous avons des émissions d’information, et nous sommes une chaîne généraliste, qui va donc donner tels quels tous ces programmes.

La question qu’on se pose — et c’est une raison pour laquelle cette table ronde nous intéresse à TV5 — est : Comment sommes-nous reçus ? Bien sûr, il y a le courrier des téléspectateurs. Il est abondant. Une émission lui est même consacrée, séquence où l’on a des échos de gens du monde entier qui nous écrivent parce qu’ils ont vu telle ou telle émission. Mais, finalement, comment une « langue » minoritaire est-elle entendue dans une cacophonie, on pourrait dire mondiale ?

Et comment peut-on passer d’une langue à une autre ? C’est probablement une question que vous vous posez, vous aussi. La question de l’autre langue, puisqu’on ne s’adresse pas qu’aux francophones, puisqu’on s’adresse également aux francophiles qui ont, eux aussi, le français en partage. C’est, on le voit, un public un peu plus large que les gens qui savent déjà le français. Mais justement, pour savoir le français, pour savoir les différents français de tous les horizons d’où vous venez, il faut avoir aimé et désiré connaître une autre langue, il faut être passé d’une langue à une autre. Cette autre langue qu’on dit « seconde ».

Mais toute langue n’est-elle pas finalement seconde ? Seconde par rapport à cette langue dont parlait Ramuz — et M. Francillon l’évoquera probablement plus longuement —, Ramuz qui parlait de sa parole singulière, face aux mots de la tribu, selon le vers de Mallarmé. Et c’est vrai, en fait, on a d’abord SA langue. Ici, on se livre, on a dû se livrer, par rapport à la France, à des bagarres identitaires qui revenaient, en fait, à la volonté de parler SA langue, c’est-à-dire comme on parle en Suisse.

Je vous rappelle tout de même qu’en Suisse, pays multilingue — dont monsieur Hugo Lœtscher vous dira probablement tout à l’heure un certain nombre de choses — en Suisse, on s’est battu les armes à la main pour la langue. En Suisse, dans le Jura, et c’était à peu près il y a une trentaine d’années. Et c’était une bagarre de langues. Mais il y a des gens ici plus compétents que moi, dans la salle et sur la tribune, pour en parler...

Ce pays multilingue est peut-être un petit microcosme de la planète puisqu’on y parle déjà au moins quatre langues. Comment cela se passe-t-il entre ces langues ? Comment passe-t-on de l’une à l’autre ? Qu’est-ce qu’une langue ? Que l’autre langue ? Celle que l’on va apprendre, cette langue apprise, que Ramuz appelait « le bon français » et dont il a essayé de se défaire. De ce « bon français »-là.

Je voudrais terminer en ajoutant, pour vous rassurer également, qu’aujourd’hui il y a des transversalités. Je travaille à TV5 Europe, mais je vous ai dit que je travaillais également à France Culture, et tous ces médias sont écoutés dans le monde entier. Autre exemple, M. Hugo Lœtscher va nous quitter tout à l’heure pour aller à Genève, où il va participer à une émission de la Télévision suisse romande. Et, une semaine après, il sera vu dans le monde entier, parce que cette émission sera diffusée sur TV5.

Alors, on ne peut sans doute plus parler de la même manière, de cette reconnaissance par la France du « bon et du vrai » français. En tout cas, le débat est lancé et, si ces remarques ont un écho en vous, je vous suggère de poser toutes les questions que vous voudrez aux intervenants qui vont maintenant vous parler.

Ils ont été présentés par M. Eluerd. Je voudrais donner quelques précisions et je tiens d’abord à apporter un éclaircissement: M. Gilbert Musy est bien le traducteur de M. Lœtscher, mais il est aussi le traducteur de plusieurs auteurs suisses, ce dont il nous parlera tout à l’heure. Et cela nous permettra d’aborder le problème de la traduction, celui de ce qui s’appelle la langue du lecteur. Il a donc traduit beaucoup d’auteurs suisses, notamment Dürrenmatt. Il a traduit pour Vaclav Havel un texte resté célèbre de Dürennmatt. Il a traduit Jörg Steiner, Robert Walser, Urs Widmer, Mathias Zschokke, Erica Pedretti, Rosmarie Buri et, je ne sais pas si c’est le dernier..., Tim Krohn ?



Gilbert Musy

Je suis gêné. Le débat ne concerne pas la liste de mes traductions.



Marlène Bélilos

Nous y reviendrons. Monsieur Roger Francillon est professeur de littérature française à l’université de Zurich. Il est également le concepteur d’une Histoire de la littérature de la Suisse romande.

Monsieur Charles Méla est professeur de littérature française du moyen-âge et doyen de la Faculté des lettres de Genève, auteur du livre La Reine et le Graal, responsable du programme des études européennes à l’Institut européen de l’Université de Genève, un institut qui a été fondé par Denis de Rougemont, et il est intéressé notamment par les rapports entre la psychanalyse et la littérature.

M. Hugo Lœtscher, et ce n’est pas le moindre des paradoxes de cette table ronde, est Suisse allemand, donc de langue maternelle suisse allemande. Il a écrit des phrases très assassines sur le multilinguisme, et il va peut-être vous ôter le reste de vos illusions sur le multilinguisme en Suisse.

M. Lœtscher est né à Zurich. J’ai ici un livre qui pourra vous intéresser, vous qui êtes de passage, et qui s’appelle Si Dieu était suisse. C’est une série d’articles dont il vous parlera probablement tout à l’heure. M. Lœtscher a été traduit en français, notamment par M. Musy. Il est édité chez Fayard et chez Belfond en français. Il a reçu le prix Schiller en 1992, et le prix Charles Veillon en Suisse.

M. Méla est donc professeur de littérature médiévale et je trouve que pour parler du français, de son identité, il faut peut-être commencer par le début. Alors, je lui donne la parole…



Charles Méla

J’aurai la fonction, en introduisant le débat, d’être un peu provocateur afin d’animer la discussion qui va suivre. Pour aller vite, retenons en gros trois points. Car tout marche toujours par trois, comme vous le savez. Trois points abordés successivement : la langue et la quête d’identité, la langue comme « autre », et enfin l’enseignement ou l’invention de la langue. Mais ce dernier point sera bref.

Pour commencer, puisque le sujet porte sur la langue de l’autre, je dirai : vous connaissez tous l’expression selon laquelle on n’emporte pas sa patrie à la semelle de ses souliers. J’ajouterai : peut-être en retient-on quelque chose au bout de sa langue. Je répéterai même, et c’est toujours bon à répéter : c’est la langue que j’habite, c’est là mon foyer, c’est là ma patrie, c’est là mon territoire. La « déterritorialisation », mot barbare peu importe, qui était chère au regretté Gilles Deleuze — et que porte en lui, je dirais génialement, Daniel Cohn-Bendit, qui, vous pouvez le constater, n’a pas pris une ride, n’est ce pas ? — a pour corollaire que ma langue EST mon territoire. Et je dirais aussi bien ma « terra incognita ».

C’est à la fois une identité, c’est une mémoire, par les différentes strates de cultures qui s’y sont déposées. Et c’est aussi quelque chose qui demeure, comme un irréductible, quelque part en nous. Après tout, une langue, c’est aussi la somme de toutes les jouissances verbales qui se sont accumulées, ou qui se sont déposées à travers les siècles, les générations, et aussi dans mon histoire individuelle. Rappelez-vous ce que Michel Leiris avait retenu d’une petite chansonnette : une petite table, ça devenait une « tetable » chez lui, n’est-ce pas, et ce mot était chargé d’une émotion, d’une force qui le mettait dans tous ses états. Ce sont donc ces points de jouissance inscrits dans la langue qui représentent quelque chose d’irréductible, dès le moment même, donc, où je suis pris dans cette langue que je parle. Le corollaire — qui peut avoir un intérêt ! —, c’est de dire que tout homme qui parle le français peut être Français. Ce serait la condition suffisante, à rajouter peut-être au droit du sol. En tout cas : par le sol et par la langue, mais pas par le sang. C’est le premier point.

Attention toutefois, cela pourrait avoir comme conséquence l’exclusion du barbare, de celui qui ne parle pas le grec, puisque c’était la définition du barbare pour les Grecs. Mais je répondrais en disant qu’au fond le barbare est la langue de l’autre, donc que toute langue, la mienne aussi, toute langue est toujours la langue de l’autre. La langue, c’est d’abord une histoire, l’histoire d’un accueil. Toute langue est une terre d’accueil, une terre de divers croisements, d’apports, de mélanges. Et j’ajouterais que la langue c’est l’« importé » par excellence, le contraire de la purification ethnique, comme vous voyez. On est donc comme devant un comble quand on sait que le serbo-croate est une langue commune, même s’il est vrai qu’elle peut s’écrire différemment, en écriture cyrillique ou latine.

La langue, c’est aussi le lieu des différences, des variations, des diversités, régionales, dialectales, sociales, pays francophones, provinces, milieux. Je dirais qu’à ces deux titres — d’être terre d’accueil et d’être le lieu par excellence de la diversité —, je dirais que le pluri ou le multilinguisme est une donnée fondamentale de l’Europe à construire, ou de l’exemple fédéraliste que l’Europe serait bien inspirée de prendre auprès de la Suisse. La France d’ailleurs, c’est mon objet, aurait pu, aurait dû être bilingue, comme vous le savez, à la fois en langue d’oc et en langue d’oïl. Mais la sauvagerie des barons du Nord, puis des Jacobins, qui, à la Révolution, en ont rajouté sur la royauté, plus le centralisme parisien, ont réduit cette richesse à n’être plus qu’une seule langue. Et pourtant la langue des troubadours et celle de Mistral, et du très grand Mas-Felipe Delavouët méritait de durer. Malheureusement...

C’est un enrichissement considérable de parler et de penser en plusieurs langues parce qu’on y fait l’épreuve de la perte. C’est justement la perte de ce que j’appelais tout à l’heure l’irréductible, de ce qui est intraduisible, et qui doit être — ce sera repris, je pense, dans la discussion —, qui doit être réinventé, autrement, dans le passage d’une langue à l’autre. Je lisais un jour sur un tee-shirt : Education through recreation. Comment traduire ? Si on traduit en français, on dira : S’instruire en s’amusant, S’instruire en jouant. Mais déjà le verbal remplace le nominal, et puis l’instruction n’est pas l’éducation, l’amusement n’est pas la récréation, les résonances sont autres, dans un cas comme dans l’autre.

Ou lorsque j’entendais, à propos du Fonds national de recherche scientifique, expliquer que jusqu’alors un processus était top down, et que désormais ce processus serait bottom up. C’est le côté magnifique de l’anglais, en opposition, si vous voulez, avec le côté intraduisible. Si on traduit en français, on dira qu’on a un processus qui ne va plus du sommet à la base, mais de la base au sommet. Oui, mais la base, ce n’est pas down, n’est-ce pas ? La base dans, par exemple : Le monde va changer de base, a une autre résonance. Et bottom n’est pas down non plus, etc, etc. Là, je m’amuse un peu, mais je veux dire que la langue ne se pense que dans la pluralité et la différence, et que de l’une à l’autre langue il y a toujours quelque chose qui se perd, qui est donc, pour le traducteur, toujours à réinventer. La langue que j’habite va donc se colorer, selon les régions, selon les milieux qui la parlent, selon les registres de langage.

Reste à savoir, et c’est mon dernier point, ce que veut dire « enseigner une langue ». Parce que la langue, enfin tous ceux qui ont de petits enfants le savent bien, en dépit qu’elle nous fuie, nous échappe, se dérobe parfois, la langue est aussi ce que l’enfant doit maîtriser. Et il vaut mieux ne pas faire d’angélisme. C’est un des ressorts de l’exclusion sociale, vous le savez bien. Autant que les manières de table — voir Norbert Elias—, le niveau de langage va qualifier tout de suite les personnes. Tous ceux qui parlent le français ne sont pas du même monde. « Dis-moi le français que tu parles, je te dirais qui tu es. » Et c’est donc une responsabilité au niveau même de l’éducation et de l’enseignement.

Par exemple, je dirais avec une petite pointe de polémique que si nos étudiants suisses francophones se mettent à écrire une cheffe, et emploient ce mot dans une lettre de candidature en France, ils n’ont aucune chance d’avoir la moindre promotion universitaire. Je vous rappellerais d’ailleurs à ce sujet, pour faire de la polémique toujours, et pourquoi pas un peu s’amuser, que le 14 juin 1984, il y eut le fameux arrêt Dumézil-Lévi-Strauss, les deux plus considérables, peut-on dire, chercheurs et savants qu’ait produit le milieu français dans les années soixante, et c’est la fameuse déclaration faite par l’Académie française : le genre dit masculin est un genre non marqué, qui a la capacité de représenter à lui seul les éléments relevant de l’un et l’autre genre. Lorsque l’on parle des habitants d’une ville ou du juge d’un tribunal, c’est le genre non marqué qu’on emploie. À l’inverse, le genre féminin est un genre marqué. Il institue entre les êtres animés une ségrégation de sorte que son emploi devrait être soigneusement évité par ceux et celles-là mêmes qui prétendent vouloir abolir toute inégalité professionnelle entre les sexes. Mais ce que je dis là, c’est pour donner un peu plus de vigueur à la discussion elle-même.

Parler comme je le fais peut comporter un danger. Il y a toujours dans toutes les positions que l’on prend, dans ce que l’on dit, un moment de risque. Le danger, c’est celui du purisme. Les défenseurs de la langue française, ce que je suis aussi, c’est vrai, agissent par amour de la langue, mais il faut être très prudent : l’amour de la langue peut rendre très dogmatique, très doctrinaire. Il vaut mieux rester pragmatique, il vaut mieux s’en tenir à l’usage, et à un certain consensus sur cet usage lui-même.

Rappelez-vous les lois sur l’orthographe, qui ont failli déchaîner des passions à un moment donné, et le feu couve toujours. Mais enfin vous connaissez Bernard Cerquiglini. Il a écrit un livre à ce sujet, sur le roman de l’orthographe, et il rappelle parmi de fameux débats, au XVIe siècle, celui qui opposait Théodore de Bèze à Louis Meigret, l’ami de Montaigne. Pour Théodore de Bèze, il y a un code écrit et il y a un code oral. L’écrit n’est pas l’oral, c’est un autre code. Il a donc une origine savante, qui doit être maintenue si possible dans l’écrit, alors que pour Maigret l’orthographe doit être le portrait de la parole, on doit tenir compte de la prononciation. Toute l’histoire de l’orthographe française a consisté à garder à la fois la graphie savante et, en même temps, à tenir compte de la prononciation. Donc, c’est mi-figue, mi-raisin, ce n’est ni chou, ni chèvre, et cela explique les aléas des discussions sur l’orthographe.

Les débats sont très passionnés. Je voudrais rompre avec ces débats. Je voudrais rompre en prenant non plus un point de vue dans ce cas-là linguistique ou grammatical, mais en prenant plutôt, pour conclure, un tour plus littéraire. Et opposer ainsi, à l’amour de la langue ravageur, la langue d’Amour, celle que célébrait Dante dans la Vita Nova :

« E poco dopo queste parole, che lo cuore mi disse colla lingua d’Amore, io vidi venire verso ma una gentil donna. »

C’est superbe ce passage parce que, quand il évoque la langue d’Amour, lingua d’Amore, Dante ne veut pas seulement parler de ce qui est venu par la bouche d’Amour, « per bocca d’Amore », mais de la langue que parle le dieu Amour : Dans quelle langue parles-tu Amour ? Il parle « in volgare », il parle et parlera en langue maternelle, vulgaire, en toscan. Et faire entendre la langue que parle l’Amour, c’est situer précisément une ligne de faille, un point de manque, à quoi doit servir la langue, un point de désir au cœur de toutes les jouissances de paroles, de tous les cratylismes que vous pourriez imaginer, un point où Schiller place le secret de toute poésie : dans la langue que je parle. C’est aussi une façon de retrouver ce que disait au fond saint Augustin : c’est bien sûr la langue que j’habite, mais c’est le manque qui m’habite. On lit cela au début des Confessions : « tantillus puer et tantus peccator », « si petit enfant et si grand pécheur ». Il rompt avec toutes les satisfactions liées aux attraits des jouissances de ce monde, pour entendre, dans la langue même et à travers la signifiance de cette langue, peut-être autre chose qui s’appellerait ici un désir, un désir qui le mène au-delà des différentes satisfactions.

Pour conclure en médiéviste que je suis censé être, je rappellerai que le français, en ancien français, cela se dit le roman, un roman qu’on oppose au latin. Que le roman, c’est à la fois la langue vulgaire, la langue maternelle, et le genre naissant, genre universel, cher à Milan Kundera, à savoir le genre romanesque. Et le toscan, c’est la langue d’Amour. Entre Italiens et Français, troubadours et romans, voilà, au fond, le cœur de la langue, cœur dont la littérature détient seule le secret et la voie d’approche.

 

Marlène Bélilos

Je remercie Charles Méla d’avoir bien voulu introduire ce débat, et je donne maintenant la parole à Roger Francillon, professeur de littérature française à l’Université de Zurich. Aussi, la question qu’on lui a demandé de développer ici, porte sur l’expérience qui est la sienne : enseigner une culture, non seulement une langue, non seulement un apprentissage de langue mais une culture, aux jeunes Zurichois.



Roger Francillon

J’aimerais dire une première chose : d’un point de vue historique, les grandes cités alémaniques, particulièrement Berne, mais Zurich également au XVIIIe siècle, ont parlé français. Je veux dire que l’élite intellectuelle de ces cités parlait français, correspondait en français. Il ne faut pas oublier par exemple que le continuateur de la correspondance littéraire de Grimm, au XVIIIe siècle, était un Zurichois qui s’appelait Henri Meister. Il y a donc une tradition francophone et francophile en Suisse alémanique qui a duré jusqu’à la deuxième guerre mondiale. Actuellement, depuis 1945, le français est en perte de vitesse au profit de l’anglais, malheureusement.

Mais j’ai la chance tout de même d’avoir, à l’université de Zurich, des étudiants qui ont étudié le français à l’école secondaire, et à ce qu’on appelle le gymnase, le lycée, pendant sept ans. Ils arrivent à l’université avec généralement de bonnes bases de français. Ayant des rapports avec la France, ayant très souvent voyagé en France, très souvent aussi fait des séjours prolongés en France et en Suisse romande, avant de se lancer dans des études littéraires, ils n’ont pas seulement le français comme langue de communication, mais également comme langue de culture. Cependant, je dois redire que la situation privilégiée du français est malheureusement menacée et que nous devons nous battre pour le maintien de ces études de français. Le problème n’est pas propre à mon université.

Dans leurs études, les étudiants de Zurich sont confrontés effectivement à des problèmes d’interprétation de textes, mais je ne vois pas tellement de différence avec les étudiants francophones que j’ai eus auparavant quand j’étais professeur assistant à l’Université de Lausanne. Ce qui fait problème actuellement, ce sont les bases culturelles générales des étudiants. C’est, par exemple, leur ignorance de l’arrière-plan culturel religieux. Le problème se pose également aux historiens de l’Art : comment interpréter des tableaux si on ignore tout de l’histoire biblique ? C’est également une méconnaissance assez grave de l’Histoire tout court. Je ne parle pas de l’histoire suisse en particulier, où c’est véritablement le néant, mais de l’histoire européenne en général. Il y a là un phénomène qui nous concerne tous : ce qu’un écrivain suisse romand a appelé « la provincialisation dans le temps à la place de la provincialisation dans l’espace ». Nous assistons actuellement à une mondialisation de la culture, on dit que le monde est un village, mais, en même temps, on assiste à une perte de la profondeur historique, ce qui naturellement, lorsqu’on s’occupe de littérature, pose un problème.

Je vais parler d’un problème plus particulier, qui a trait à l’identité à la langue. Contrairement à ce que l’on croit, la Suisse n’est pas un pays pluriculturel. Les différentes cultures se tolèrent, mais ont souvent de la peine à se comprendre. Lorsque je suis arrivé à Zurich, j’ai constaté parmi les étudiants une lacune totale sur la connaissance de la culture spécifiquement suisse française. Ma tâche actuelle est d’initier les étudiants à la littérature française. Ma chaire dit en allemand : « Von der Renaissance bis zur Gegenwart », c’est-à-dire « De la Renaissance à nos jours ». Vous voyez que mon programme est assez vaste ! Mais dans ce programme il m’a semblé nécessaire d’introduire une toute petite partie d’histoire de la culture romande.

Là, je m’opposerais peut-être à mon collègue Méla, qui vient d’affirmer que ce qui constitue l’identité, c’est la langue. Il est clair que la langue est un facteur primordial de notre identité, mais d’autres facteurs ont effectivement pu constituer une identité spécifiquement suisse française par opposition à la France, et l’un de ces facteur, était la religion. À partir du moment où Calvin s’est installé à Genève, que se sont ouvertes les académies de Lausanne et de Genève, qui étaient des académies protestantes, ce furent des académies, c’est là le paradoxe, créées par des Français, où enseignaient des Français, des Français réfugiés, et qui ont, en fait, fondé une culture spécifiquement suisse française, entretenant des relations avec les pays protestants du Nord, avec l’Angleterre par exemple, relations qui se sont poursuivies au XVIIIe et au XIXe siècle.

Je crois que ce petit territoire que constitue la Suisse d’expression française a joué un rôle culturel tout à fait singulier au cours de l’histoire depuis le XVIe siècle, depuis la Réforme jusqu’au XIXe siècle. On ne peut pas, je crois, comprendre Rousseau sans ce contexte genevois et protestant. Sur le plan de la langue, ce qui est intéressant, c’est que, dans La Nouvelle Héloïse, il fait parler ses héros, Julie et Saint-Preux, avec des termes qui sont des termes dialectaux, des termes romands, et que dans sa préface il demande qu’on l’en excuse. Au XIXe siècle, un des grands écrivains genevois, dont on vient de fêter le 150e anniversaire, est Rodolphe Tœpffer, le créateur de la bande dessinée. Il a publié des nouvelles et des romans et il a été connu en France grâce à un article retentissant de Sainte-Beuve dans La Revue des Deux Mondes. Cet article commence par des termes qui me semblent très significatifs : « Monsieur Tœpffer est Genevois, mais il écrit en français. » Il y a donc de Rousseau à Tœpffer, jusqu’au début du XXe siècle, une identité romande qui se cherche.

Le plus grand auteur de la première moitié du XXe siècle, en Suisse romande, est incontestablement Ramuz : on a célébré cette année le 50e anniversaire de sa mort. Ramuz, lui, a essayé de se battre, contrairement à son collègue et ami, le directeur des Cahiers vaudois, Edmond Gilliard, qui disait : « Il faut être Français en sa langue et Suisse seulement de passeport ». Ramuz, au contraire, dans Paris, notes d’un Vaudois, et dans un roman de la première période intitulé Aimé Pache, peintre vaudois, cherche à montrer qu’il y a une spécificité suisse française, je dirais, chez Ramuz, vaudoise parce que Ramuz n’aimait pas tellement les Genevois.

Je fais une brève parenthèse : la Suisse romande n’existe pas. Il y a des cantons, il y a des identités romandes, le pays de Vaud, la République de Genève, il y a l’ex-principauté de Neuchâtel, où vous êtes, il y a le Canton de Fribourg, qui, lui, a des relations très privilégiées avec la France catholique, la France bourbonienne, il y avait, et vous avez le problème du Jura, dans lequel je n’entrerai pas parce que ce serait trop long..., mais vous voyez toute la disparité de la Suisse romande.

Je reviens à Ramuz qui s’exprimait en tant que Vaudois. Dans un roman intitulé Vie de Samuel Belet, il imagine un héros vaudois confronté à un ami français et il lui fait raconter son histoire. À un certain moment, il lui fait dire que le Français aime les morts tandis que le Suisse aime les choses. Il y a donc là une sorte de disparité que Ramuz a cultivée pour essayer de donner une voix à la Suisse d’expression française.

Dans son manifeste Raison d’Être, en 1914, Ramuz veut créer une phrase qui soit dans le rythme, dit-il, des collines de Lavaux, c’est-à-dire des collines près de Lausanne où se trouvent les fameux vignobles au bord du lac. Il s’agit donc bien finalement de retrouver une origine lointaine. Sur ce point, je rejoins tout à fait mon collègue Méla. Ramuz opposait, à la langue académique des puristes, une langue plus proche de l’oralité, plus proche aussi des sources franco-provençales qui sont celles de la Suisse romande, parce que toute la Suisse romande, à l’exception du Jura, était de langue d’oc, enfin plutôt de langue franco-provençale, tandis que le Jura était de langue d’oïl. Ramuz veut, en quelque sorte, essayer de retrouver cette langue et faire briller ce qu’il appelle la « parlure ».

Ce terme de « parlure », il l’a emprunté à un grand auteur français, à Paul Claudel, avec qui il avait des rapports privilégiés. Un auteur qui a voulu justement imiter Ramuz, et qui avait une très grande admiration pour Ramuz, c’est Céline, qui, lui aussi, dans ses romans, a voulu chercher une langue qui soit proche de l’oralité. Lorsqu’on parle de l’exclusion par la langue, il est clair que, dans toutes ces polémiques à propos de la langue parlée et de la littérature — qui se manifestent déjà à l’époque de Zola, lorsque Zola publie L’Assommoir par exemple —, et que l’on retrouve avec un auteur comme Céline, il est clair qu’il y a là aussi un enjeu, un enjeu social et politique. Le français n’est pas, ne doit pas être une langue figée, la langue des normes académiques, le français doit vivre, pour pouvoir survivre.

Ce qui me semble intéressant, et je terminerai là-dessus, c’est que la Suisse romande est un cas parmi toutes les différentes formes de la francophonie. On connaît généralement moins bien la littérature de Suisse romande que, par exemple, la littérature des Antilles, ou la littérature du Canada, parce que la Suisse romande est très proche de la France, que nos contacts avec la France sont extrêmement étroits et que, finalement, on ne distingue pas tellement le français parlé en Suisse romande du français de France. Mais, dans le cadre de la francophonie, cette multiplicité des voix, qui se fait jour aujourd’hui, est la chance du français. C’est la chance d’une nouvelle vigueur pour le français dans le monde, et je crois que ce serait un tort de vouloir défendre un français trop normatif. C’est ce que Ramuz, en somme, nous apprend encore aujourd’hui.



Marlène Bélilos

Les questions reviendront probablement sur ce que vient de dire Roger Francillon. J’aimerais relever, dans cet ouvrage que vous avez dirigé, Une histoire de la littérature suisse-romande, une phrase de Ramuz où il parle de son sentiment d’être étranger, mais pas vraiment, parce que pas assez étranger. Quand il allait à Paris, il n’était pas assez étranger et c’est cette espèce de sentiment de malaise qu’il décrit effectivement très bien.

Je crois qu’on ne pouvait pas animer une table ronde sur ce sujet sans donner la parole à un écrivain, et, pour que le paradoxe soit complet, à un écrivain de langue allemande, enfin suisse-allemande, et qui a eu à se frotter avec l’allemand. Comment cette parole singulière, dont parle Ramuz, cette parole contre les mots de la tribu, comment arrive-t-il à pouvoir la maintenir et à la défendre ? C’est le propos sur lequel j’ai souhaité entendre Hugo Lœtscher.

M. Lœtscher a écrit plusieurs réflexions sur la Suisse. Voici l’une d’entre elles que j’emprunte à Si Dieu était Suisse, livre traduit par M. Musy :

« ... une des exigences culturelles les plus urgentes, en Suisse donc, reste celle d’une meilleure information sur la culture des autres langues. S’il doit y avoir médiation, c’est surtout à l’intérieur de la Suisse. » Sur ce paysage idyllique, je crois qu’il y a bien des choses à dire, et M. Lœtscher ne s’en prive pas. Je ferai une dernière citation : « Le pays aux quatre traditions culturelles est un pays aux quatre traductions culturelles. Cependant, un auteur traduit n’est pas encore un auteur lu. L’activité de traduction n’est qu’une demi-mesure, si elle n’est pas complétée d’une information culturelle réciproque continue.» M. Lœtscher, on vous écoute avec plaisir.



Hugo Lœtscher

Je suis parmi vous comme auteur suisse de langue allemande, mais il y a un problème de la langue : on parle un patois et on écrit dans un autre allemand, même si on peut aussi écrire en patois.

 

Charles Méla

Dans le même sens, il est vrai que les Institutions chrétiennes de Calvin, qui sont quand même la grande invention de la prose française, et que le rôle qu’a joué dans l’expression française Rousseau, mais également son appropriation par la littérature française, montrent bien ce qu’il y a de négatif dans la perception proprement française de cette littérature, à savoir que la nation a tendance à s’accaparer la langue. C’est l’autre danger de l’affaire. Quand, au début, je privilégiais le critère de la langue sur la question de l’identité, c’était dans le cas d’un débat intérieur à la France, pour ouvrir la nation à l’immigration. Mais l’autre volet de l’affaire, que Roger Francillon faisait apparaître très justement, c’est qu’il y a en même temps une tentative d’appropriation et d’accaparement. On connaît bien cette affaire : dès qu’un Suisse réussit dans un sport, il devient français. Bourgnon, par exemple, à la voile, est forcément français ! Et bien sûr, Cendrars, etc. Je crois que la francophonie doit jouer un très grand rôle à cet égard, pour apprendre à la France à relativiser.

Quant à la remarque de Hugo Lœtscher, parler de littérature d’expression française, elle est tout à fait importante. Nous avons un collègue qui a été nommé à l’Université de Genève pour la littérature d’expression anglaise, le World English. Et ce World English couvre toutes les littératures d’expression anglaise, de Salman Rushdie à Walcott. Et c’est fondamental.

Je voudrais ajouter que j’ai été très touché, très ému par ce qu’a dit Gilbert Musy à l’instant. C’est vrai que je m’étais placé dans la perspective de quelqu’un qui est très enraciné dans sa langue, et qu’il nous faisait part d’une expérience qui est très belle, de quelqu’un qui est traducteur en tant que venant de nulle part. Cette perspective est très forte et elle introduit bien la question de la relativité dans la question de la langue.



Hugo Lœtscher

Quand je rencontre les gens, on me dit parfois : Ah ! vous êtes suisse. Alors vous parlez l’allemand, le français, le romanche, l’italien, peut-être encore l’anglais. Je suis toujours un peu gêné. J’insiste : c’était nécessaire d’apprendre l’autre langue, il y avait peut être une motivation plus claire pour l’apprendre. Mais la vraie réponse à la situation d’un pays de quatre langues, ce n’est pas le fait de connaître ou de parler l’autre langue, ou les autres langues — je peux demander un café en italien mais lire Pétrarque, c’est une chose bien différente —. Pour moi, l’expérience suisse en ce qui concerne les langues, c’est que, pour l’identité de mon pays, il existe une langue, la mienne propre, mais qu’il y en a aussi d’autres. On évite de cette manière la hiérarchie des langues. C’est pour moi une expérience très suisse. Même quand on ne parle pas les autres langues, cette non-hiérarchie des langues est importante. Et je crois que, dans ce sens, apparaît un moment européen : apprendre ma propre langue et savoir qu’à côté d’autres langues sont nécessaires pour ma propre identité. Il n’y a pas une hiérarchie mais une langue et d’autres langues.



Marlène Bélilos

J’aimerais rappeler qu’est présent dans la salle M. Coigny, qui est de Pro Helvetia, fondation qui joue un peu le rôle de ministère de la culture, mais pas tout à fait puisque nous avons un Office fédéral de la culture. Pro Helvetia joue son rôle d’échange, d’encouragement à l’intérieur de la Suisse entre la Suisse allemande et la Suisse romande. Hier, vous avez entendu

M. de Dardel qui s’occupe des questions suisses de la francophonie, et notamment à l’ambassade de Suisse à Paris. Est également présente Marie-Josée Reichler, qui est Jurassienne, et qui pourrait nous parler de la question de la langue du Jura et de la manière dont on s’est battu en Suisse, pour la langue.

Mais la parole est à la salle.



Adrian Mihalache

Vous avez parlé de la construction d’une identité à l’intérieur d’une langue. Je voudrais vous demander votre opinion sur la stratégie des projets qui passent à travers plusieurs langues. Et aussi qui prennent en compte d’autres formes d’expression, comme l’image.



Hugo Lœtscher

Pour moi il y a une expérience fascinante : l’autre langue. Quand on connaît, par exemple le français, on peut travailler avec les traducteurs, ou les traductrices. Ce qui est pour moi très important, c’est de nouveau la relativité de sa propre langue. C’est la découverte des vertus et des vices de sa propre langue et en même temps la découverte des vices et des vertus de l’autre langue.

J’ai voulu faire une fois une anthologie de toutes ces choses qu’on ne trouve que dans l’autre langue. Par exemple, l’expérience du duel. En grec, il n’y a pas simplement le singulier et le pluriel, mais le duel pour le petit groupe. Je trouve magnifique de l’avoir. Le portugais a un conditionnel dans le futur, c’est déjà presque brésilien, et c’est quelque chose ! Il y a aussi le subjonctif en français. Je prétends que l’histoire de l’Allemagne serait bien différente si l’on était obligé d’employer le subjonctif après le superlatif. Je ne plaide pas pour un espéranto, mais je plaide pour une langue où on rencontrerait tous ces « trucs » qu’on trouve seulement dans telle ou telle langue. Même chose dans le vocabulaire. Le « sain d’esprit », ce n’est pas à traduire. Le « lied », c’est quelque chose ! Il y a aussi la grammaire. Par exemple j’ai appris un jour que dans une langue indienne parlée au Paraguay, il y a plusieurs futurs, selon qu’on est sûr ou que l’avenir reste ouvert. Je trouve cette possibilité magnifique.

Ce serait une langue de Babel, d’après Babel. Quand le traducteur dit : je ne peux pas exprimer cela en français, ou dans une autre langue. C’est très important pour l’ironie, pour l’ambiguïté de la langue. Ce n’est plus seulement d’une langue d’information qu’il faut faire usage mais du jeu, du double sens, de l’ambiguïté, etc. C’est pourquoi la deuxième langue est importante pour avoir un point de vue plus relatif. Et, avec les autres, on continue. La deuxième langue, c’est très important, c’est la première fois qu’on peut dire les choses d’une manière totalement différente.



Jacques Chevrier

Je voudrais revenir sur cette notion de « perte » que vous avez évoquée. Vous savez que je travaille plutôt avec les écrivains africains qui emploient le français pour des raisons historiques, pour des raisons de choix aujourd’hui, de plus en plus, et, je dirais, sans complexes. On a longtemps épilogué sur les rapports des écrivains africains avec la langue française, et je me souviens de ce que disait Tchicaya il y a quelques années, lors d’un débat : « Le français m’a colonisé et maintenant, c’est moi qui le colonise. » Une sphère de rééquilibrage s’est donc établie. Mais, bien entendu, tous ces écrivains qui viennent de la Caraïbe, d’Afrique, qui ont derrière eux un substrat culturel, imaginaire et linguistique tout à fait autre que celui d’un Français de France, tentent je pense de compenser une certaine perte en essayant de plus en plus d’oraliser la langue. Tout un travail qui se fait chez les écrivains africains et de la Caraïbe en vue de se rapprocher de l’oralité, et de l’oralité retrouvée, reconstituée. C’est peut-être un moyen de compenser cette perte culturelle qui est indiscutable

En vous écoutant, je pensais à René Levesque, qui est un romancier haïtien. Parlant du français, il le définissait non pas comme le français hexagonal mais le français tel qu’il est parlé maintenant aux quatre coins du monde, dans les littératures d’expression française — le mot expression doit être retenu —, il disait : « Le français, pour moi, c’est un lieu d’identités multiples. » Je crois que cette formule est intéressante : le français, lieu d’identités multiples. Elle est intéressante pour tous ceux qui se réclament de la francophonie, que ce soit une francophonie lointaine ou une francophonie de périphérie comme la Suisse.



Marlène Bélilos

Vous avez repris le mot perte. Est-ce dans ce sens que vous l’avez employé, Charles Méla ?



Charles Méla

Il n’y a pas vraiment de différences de points de vue. Je voulais simplement dire par là que sur la question de la perte, et pour n’importe quel texte, s’il doit être traduit à un moment donné, il y a toujours quelque chose d’irréductible qu’on n’arrive pas à rendre. Ce qui suppose que le traducteur soit amené à réinventer, à trouver dans le génie de l’autre langue quelque chose qui puisse capter ce qui ne peut pas se transposer directement d’une langue à l’autre. Je crois qu’il faut aussi peut-être perdre les notions de centre et de périphérie, éviter tout ce qui installerait l’idée d’une hiérarchisation. Cette idée qui a été avancée tout à l’heure par Hugo Lœtscher me paraît extrêmement importante. Le fait que, simplement, une langue est là parmi d’autres. Et posséder toute la richesse d’une langue sera précisément de mesurer toutes les différences de cette langue avec les autres, avec ce que chaque autre langue peut apporter elle-même dans un domaine donné. Il y a peut-être là, à travers une langue, une façon beaucoup plus riche d’appréhender ce que chaque partie peut porter en soi d’universel mais qui n’existe que sous cette forme particulière où elle est exprimée dans tel ou tel secteur.



Marlène Bélilos

Monsieur Lœtscher, vous voulez ajouter quelque chose ?



Hugo Lœtsher

Je voulais simplement donner l’exemple d’auteurs d’Afrique, d’Asie, des Philippines. Quand ils écrivent, ils font du théâtre, ils écrivent pour le théâtre et ils écrivent dans la langue africaine ou dans la langue des Philippines. Quand ils écrivent des essais où ils expliquent leur situation, ils s’adressent à un public plus large, et ils le font en anglais. On voit que c’est la même intention de trouver une identité dans son pays, dans son peuple, dans sa culture, mais ils ont besoin de deux langues : l’une pour s’adresser directement au public, c’est naturellement la langue parlée, et l’autre pour un public plus large, pour être entendu, et c’est là qu’ils expliquent pourquoi ils ont besoin de deux langues. C’est seulement une illustration de plus en ce qui concerne sa propre langue et les autres langues.



Marlène Bélilos

Une autre question ?



Claire-Anne Magnès

Je viens de Belgique. Je ne sais pas si je dois dire Belgique romande ou Communauté française de Belgique, mais vous savez que le problème de l’identité se pose chez nous. Il y a une opposition entre ceux qui parlent des lettres belges de langue française et ceux qui parlent des lettres françaises de Belgique, opposition dans le pays même, et ce n’est pas une simple opposition de blanc bonnet et bonnet blanc, ou comme nous disons chez nous : chou vert et vert chou, mais vraiment une question se pose, et se repose à plusieurs reprises. D’autant que si la Suisse romande n’existe pas — encore une illusion qui tombe ! — la communauté française de Belgique a trois groupes de dialectes : le wallon, le picard et le gaumais, qui est un dialecte lorrain. Ce qui fait que Wallonie Bruxelles, représentation de la Communauté française de Belgique à Paris, n’est pas un nom complet puisqu’il y a aussi le picard et le lorrain.



Marcel Beaux

Je voudrais simplement dire que ce que nous avons appris aujourd’hui sur la langue, en Suisse, dans l’ensemble du pays et en particulier en Suisse romande, me renforce dans l’idée qui chemine d’une biennale à l’autre, qu’une langue ne peut vivre que si elle a la possibilité d’évoluer dans le temps et dans l’espace. C’est une grande leçon pour la francophonie. La francophonie ne sera que si elle est polyphonique et respectueuse de toutes ses composantes.

(Vifs applaudissements)



Marlène Bélilos

Sur cette parole, nous pouvons conclure. Nous sommes heureux si ce qui a été dit vous donne une image de la Suisse comme démonstration en fait de ce qui se passe peut-être pour la francophonie, pour comprendre comment les langues peuvent s’accepter et vivre les unes à côté des autres, évoluer. Je remercie Roger Francillon, Hugo Lœtscher, Gilbert Musy et Charles Méla. Leurs propos nous permettront de continuer à réfléchir sur ces problèmes de la langue, et, pour moi, plus encore de faire des émissions culturelles, des émissions qui pourront voyager dans le monde en français, avec cette idée qu’il n’y a pas de hiérarchie des langues. Je remercie M. Eluerd de nous avoir invités, d’avoir organisé cette Biennale, et je lui redonne la parole.



Roland Eluerd

Entre tant d’analyses et d’exposés captivants, quel délicat plaisir que d’entendre soudain louer les valeurs du subjonctif ! Il n’y a, M. Lœtscher, que le regard du Persan — vous n’êtes pas Persan, mais ici c’est tout comme ! — pour révéler les richesses, et aussi les défauts.

Merci à vous tous messieurs, ainsi qu’à Mme Bélilos. Cette table ronde aura été un remarquable point d’orgue pour la collaboration de la Biennale et de TV 5.

A la Une

 La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d'un épanouissement sans cesse en progrès. 

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d'Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, éditions de Fallois, 1998, p. 93