Débat 1 sur Entreprendre

 

Raymond Besson, France

Écologiste, défenseur de la langue française et ancien responsable des transports ferroviaires de fret en France, je comprends bien que M. Ribaux veuille promouvoir son projet Équiterrve; malheureusement, la réalité n'est pas aujourd'hui celle qu'il a décrite. Je voudrais rappeler que l'écologie est un luxe de pays riches. Comment exiger des pots catalytiques dans les pays où les voitures passent de main en main pendant vingt-cinq ans ? Ce n'est qu'un exemple. Il ne faut pas oublier que les États-Unis ont refusé le protocole de Kyoto, alors qu'ils produisent près de 30% des gaz à effets de serre de la planète. Rappelons que le commerce équitable ne représente aujourd'hui que 0,1% du commerce mondial et qu'il ne se développe pratiquement pas malgré le commerce électronique. La pression des consommateurs est donc aujourd'hui insuffisante pour développer le commerce équitable.

Parlons du transport. 25% des rejets à effets de serre viennent du transport routier par exemple, je constatais ces jours-ci qu'au Canada tous les autocars qui attendent les passagers gardent les moteurs allumés. L'accord de Bonn n'est pas plus crédible à mon sens que celui de Kyoto qui prévoyait la réduction de 10% des gaz à effets de serre de 1990 à 2010. À titre d'exemple, en France, à Paris, sachez que 40% des déplacements en voiture se font à moins d'un kilomètre. Sachez également que, dans le monde entier, toute l'évolution des parts de marché du transport qu'il s'agisse de fret ou de personnes se fait actuellement par route et que le développement des chemins de fer est loin de ce que nous voudrions pour améliorer et pour réduire les effets écologiques.

Il ne se passera donc rien s'il n'y a pas une volonté déterminée des États. Il nous faut des groupes de pression puissants. Hélas! les médias ne s'intéressent pas à l'action pacifique. La conclusion s'impose pour l'écologie et pour le commerce équitable : sans aller jusqu'à l'action violente, il faut une action spectaculaire, coordonnée et mondiale. Et, bien entendu, les plus anciens, comme moi, comptons aujourd'hui sur les jeunes parce qu'ils sont plus conscients que les autres de l'avenir et de la nécessité de l'écologie, et de surcroît sur les francophones parce qu'ils sont nous le savons tous le contrepoids à la mondialisation à l'américaine. Alors, félicitations à M. Ribaux pour ce qu'il fait; cependant, je crois qu'aujourd'hui l'action que nous devons avoir est d'une tout autre ampleur.

 

Sidney Ribaux

Vous êtes en train de plaider en faveur de la nécessité de ce qu'on fait, parce qu'aujourd'hui ce que vous avez dit est absolument vrai, je l'ai dit dans la présentation. Ces problèmes-là sont majeurs et l'action politique très lente. Quand on parle d'alimentation, de transport, de changement climatique, de commerce équitable, etc., vous avez tout à fait raison. Quand j'ai parlé de stratégie et de faire de l'éducation par le biais de la lunette du consommateur , c'est une façon de bâtir un mouvement qui va chercher des gens qui ne sont pas déjà convaincus. Quand on dit aux gens : Il y a des iniquités dans le commerce international, des gens gagnent un dollar par jour dans les pays du Sud, la réponse est toujours: À qui dois-je donner de l'argent? ou Comment puis-je aider ? Sans remettre en cause des accords internationaux, on peut par l'éducation convaincre des gens qui n'ont jamais milité auparavant d'acheter du café équitable, de demander à leur épicerie : pourquoi n'y a t-il pas de café équitable et de produits biologiques dans votre magasin ? C'est une façon de bâtir un mouvement pour convaincre les décideurs. Je suis convaincu que des organismes comme Green Peace sont extrêmement importants pour mener des actions d'éclat et aussi comme Amnesty international et les grands organismes internationaux qui sont très présents dans les médias. Mais il faut aussi mobiliser Monsieur et Madame Tout-le-monde pour que les politiciens qu'ils ont élus fassent les changements qui s'imposent. Nous faisons les deux à Équiterre : l'éducation sur le terrain et le lobby politique. Je participe à ce colloque mais je suis à Hull aussi pour rencontrer des politiciens. Un travail de lobby se fait également. Lorsqu'on arrive à dire : nous avons bâti un réseau; sept mille consommateurs au Québec se déplacent à une heure fixe, dans un projet assez compliqué, pour aller chercher leur panier de légumes biologiques directement à la ferme biologique, cela parle beaucoup plus qu'une pancarte. Les gens et les politiciens se disent : Si sept mille le font, cent mille s'y intéressent mais ne peuvent pas y adhérer à cause de l'horaire ou parce que les prix ne leur conviennent pas, etc. Au fond on dit un peu la même chose, mais de façon différente.

 

Noël Thomas

Je vous rappellerai que la thématique c'est entreprendre.

 

Marius Dakpogan, Bénin

En ce qui concerne l'entrepreneuriat en Afrique, je partage le point de vue de mon ami Théodore. Je voudrais ajouter qu'il existe actuellement, au Bénin et certainement dans d'autres pays d'Afrique , l'émergence d'une nouvelle classe d'entrepreneurs qui se recrutent parmi les jeunes diplômés initialement sans emploi. Ces jeunes diplômés se sont très vite reconvertis en entrepreneurs et occupent la plupart des secteurs autrefois abandonnés à ceux qui n'ont pas pu réussir dans l'école, dans la restauration, le tourisme, l'hôtellerie, le petit commerce; ils ont des étalages au marché au même titre que les femmes qui n'étaient pas allées à l'école. Que constatons-nous ? c'est que les femmes, initialement analphabètes, ont commencé par parler français, et, ce qui est mieux, à cause de notre proximité avec le Nigeria, ces mêmes femmes parlent également anglais. Pour le français, je sais qu'elles ont des cours d'alphabétisation, mais pour l'anglais, j'avoue que je ne sais vraiment pas comment elles sont parvenues à parler l'anglais. Cela pour éviter que les jeunes intellectuels qui ont envahi le marché ne leur arrachent une bonne part de la clientèle.

En ce qui concerne le droit, ces hommes d'affaires plus ou moins analphabètes et même ceux qui sont instruits se font tous rouler par des escrocs professionnels qui leur font signer des contrats et profitent de leur ignorance pour les amener au tribunal où ils perdent beaucoup d'argent. La francophonie peut jouer un rôle important en insérant des rudiments de droit des affaires au profit de ces jeunes entrepreneurs.

J'ai apprécié le travail que fait Équiterre, mais pour les Africains en tout cas au Bénin, cela demeure encore un très grand luxe. Au Bénin il n'y a pas de transports en commun et les plus grands déplacements se font par un système de transport à moto que nous appelons les zémidjans ce qui signifie : prends-moi de façon alerte et les motos qui organisent ce transport à Cotonou, il y en a plus de quarante mille et la pollution est très forte. Par ailleurs, ce que j'ai appelé hier les venues de France pour désigner les voitures d'occasion, fait fureur à Cotonou,qui est un port de transit. Nous recevons pratiquement des milliers de ces véhicules chaque jour, qui sont consommés par la plupart des pays africains. Le niveau de pollution est très important sans que rien soit fait.

 

Michel Tétu de l'Année francophone internationale

Une notion que Théodore Konseiga a utilisée tout à l'heure, le français utile, est très intéressante car il nous a expliqué que le français était souvent une langue venue de l'extérieur puisqu'on parlait du français des anciens combattants et que le bon français donnait l'impression qu'on enveloppait les gens pour les tromper, mais que ce qui était bon, c’était le français utile. Par exemple, dans une expression que l'on entend toujours sur le marché d'Ouagadougou : C'est combien combien ? a l'air plus vrai que C'est combien? tout simplement. Le français utile, est-ce le français d'Afrique, ou est-ce encore autre chose ? Le français utile, pendant un temps, était une espèce de dialecte. On sait très bien comment est né le mot pigin, de l'anglais des affaires, le Business English. Doit-on considérer que le français international n'est pas le français qu'on doit utiliser dans chaque pays et qu'il faut un français adapté aux besoins locaux à commencer pour faire des affaires ?

 

Théodore Konseiga

Cela apporte de l'eau à mon moulin. Le français utile est le français d'Afrique ou si ce n'est pas le français d'Afrique, ce sera le français de la francophonie hors de France. Je ne serais pas surpris d'entendre un Français adapter sa langue au Canada ou en Amérique latine ou aux Antilles, pour appartenir à une communauté, à un groupe professionnel ou un groupe de métier; pour se faire comprendre et développer ses affaires avec un langage approprié. Ce faisant, le français s'enrichit et se développe autrement. Je ne crois pas que ce soit une mauvaise chose en soi, dans la mesure où des pays de langue lusophone ou hispanophone ne parlent pas forcément le portugais du Portugal ou l'espagnol de l'Espagne, mais y ajoutent quelque chose, en font un langage dérivé. Le français utile est, et pourra être, le français d'Afrique dont il va falloir tenir compte pour permettre à d'autres communautés francophones de se déplacer en Afrique et d'être avisées que si elles ne parlent que le français avec ponctuation et accords, le français académique, le contact peut être plus long à s'établir.

Je crois qu'on va vers un français des affaires parce que, le style utilisé au Burkina Faso est presque le même qu'en Côte d'Ivoire, à Lomé ou au Bénin, au marché de Treicheville ou d'Abidjan. Les mêmes expressions sont connues dans le milieu des affaires. Dans nos pays, la circulation des hommes d'affaires est très accentuée parce que nous sommes un pays continental et que nous avons l'ouverture sur la mer à travers ces pays voisins que sont la Côte d'Ivoire, le Bénin et le Togo. Les hommes d'affaires se déplacent rapidement et leur langage prédomine sur toute la traversée. À la limite même, les agents de l'État qui travaillent sur ces axes, les policiers, les gendarmes, les douaniers empruntent finalement ce langage pour se faire facilement comprendre des commerçants et vice versa. Nous allons donc vers un type de français des affaires en Afrique que je ne pourrais pas appeler un français local puisqu'il se parle à travers une communauté plus vaste, telle la CTAO ou le Conseil de l'Entente.

 

Marius Dakpogan

ll faut faire un peu attention au concept du français de France, au français utile et au français de l'Afrique qui serait unique à l'Afrique. En Afrique, nous parlons français comme on parle français partout et ses spécificités ne réduisent pas le champ de compréhension de la langue, elles viennent tout simplement enrichir le français et peuvent être comprises par tous les francophones à travers le monde.

 

Théodore Konseiga

Ce que Marius Dakpogan vient de dire est exact, mais l'échange que nous venons d'avoir, c'est par rapport au français que nous utilisons dans les affaires et dans l’administration, parce qu'une mission de professeurs, une mission diplomatique ou une entreprise du genre d'Alcatel, en France, qui se déplacerait au Burkina, au Bénin ou en Côte d'Ivoire pour nouer des relations avec une entreprise ou une administration locale ne parlerait pas un autre type de français. Cela serait le français que nous parlons et ce seront des termes bien clairs dans des contrats clairs compris partout. Mais un ingénieur des télécommunications sur la place du marché de Ouagadougou ne parlera pas de son téléphone mobile d'ailleurs, chez nous, les téléphones mobiles s'appellent circulaires; il faut dire aux commerçants les circulaires au lieu de cellulaires.

 

Herman Zoungrana, Burkina Faso

M. Théodore Konseiga a dit, qu'au Burkina Faso, ceux qui n'ont pas fait l'école sont les plus riches, actuellement. Ce constat est réel. Dans ma famille même, le petit frère de mon père qui n'a pas fait l'école, est dix fois plus riche que lui. Quand il discute, il dit : Voilà, tu as fait l'école pour apprendre seulement à bien t'exprimer, à bien parler le français, mais au Ghana dans le système scolaire, par exemple, la formation pratique s'ajoute à la formation théorique. Les gens au Burkina se disent que mettre l'enfant à l'école est peut-être le plus mauvais investissement qu'on puisse faire parce que c'est former un chômeur potentiel. On constate donc que des gens qui n'ont pas fait l'école se débrouillent avec le système D : le français utile, et s'en sortent souvent même mieux que nous qui avons passé des dizaines d'années à apprendre le français. C'est un vrai problème auquel la Francophonie devra s'intéresser afin que des projets comme ceux dont on a parlé puissent être au besoin transposés pour appuyer le développement de la jeunesse. Cela pour répondre au cri du cœur du Congolais hier qui m'a bouleversé: quand on ne sait pas lire, on ne peut pas acheter de livres... Il faut que les jeunes eux-mêmes puissent d'abord s'initier et que des soutiens à côté les aident à s'en sortir.

 

Daniel La Bossière, coprésident de séance

M. Théodore Konseïga nous a présenté l'économie du Burkina Faso; une économie dominée par des PME - petites et moyennes entreprises familiales à caractère dynamique. Le commerce existait depuis longtemps avant la colonisation où on utilisait les langues aoussa, bambara et djoula, mais aujourd'hui si quelqu'un transige dans un pays anglophone, il utilise l'anglais; si quelqu'un transige dans un pays francophone, il utilise le français. Il existe un certain manque de structure pour la formation et pour l'apprentissage du français pour les adultes. L'oralité joue encore une place importante dans le commerce en Afrique où les secteurs de commerce les plus importants sont l'import-export, le secteur du bâtiment et de l'infrastructure ce doit être le secteur de la construction, comme on dit au Canada. Le français est la passerelle de communication et on utilise le français utile. Ceux qui maîtrisent le français ne sont pas nécessairement aptes à faire des affaires et ceux qui réussissent en affaires ne maîtrisent pas nécessairement le français. C'est plutôt le français utile qui maintient la survie de la langue française.

La deuxième présentation, faite par M. Sidney Ribaux, a porté sur Équiterre, fondée en 1993 à la suite du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro au Brésil; la mission d'Équiterre est la promotion de choix écologiques, dans quatre champs d'action : l'agriculture écologique, le commerce équitable, le transport écologique et l'efficacité énergétique. Ces stratégies permettent de créer un mouvement qui a un impact sur les décideurs. Le bureau d'Équiterre à Montréal assure la présence et l'utilisation du français. M. Allaire a fait le commentaire, hier, d un certain manque d'intérêt dans les organisations internationales pour défendre les intérêts des jeunes. Eh! bien, Équiterre est un moyen pour les jeunes de véhiculer leurs messages et de défendre leurs intérêts en ce qui touche l'environnement; Les gestes d'Équiterre sont en effet très politiques.

 

Noël Thomas, président de séance

Des initiatives de ce genre donnent de l'espoir. Voici quelques illustrations additionnelles...

Dans mon entreprise, on travaille surtout dans le développement communautaire en éducation à distance. En francophonie il y a peu de gens à bien des endroits au lieu de bien des gens à peu d'endroits. Comment faire pour joindre ce monde-là dans un contexte écologique et pratique pour qu'il ait une force de frappe ?

Voici trois exemples d'entrepreneuriat à vocation communautaire, gérés dans une entreprise privée, commerciale :

Premier exemple: l'alphabétisation de base des adultes. On a développé des façons d'alphabétiser les gens, d'apprendre à lire et à écrire en utilisant l'Internet, un médium de l’écrit; vous connaissez l'alphabet, mais vous ne savez pas lire le mot automobile . Sur Internet on va vous montrer comment lire les syllabes , vous allez l'entendre; et vous allez apprendre... jusqu'à l'accord du participe passé. Imaginez le processus. Il fallait l'inventer et nous avons eu beaucoup de plaisir à le faire pendant quatre ans.

Deuxième exemple : le réseau d'apprentissage communautaire pour les petites et moyennes entreprises francophones de l'Ontario. Nous sommes en train de former deux cents entrepreneurs à travailler ensemble pour qu'ils puissent apprendre les uns des autres. Plutôt que d'avoir des gens qui donnent de la formation lourde, on essaie de bâtir un réseau communautaire d'entrepreneurs à travers l'Ontario. Or, il faut vingt-cinq heures de route pour le traverser et l'on ne peut réunir les francophones pour des déjeuners d'affaires en Ontario comme le veut la coutume. Pour ce faire, il faut bâtir un regroupement associatif.

Un dernier exemple pour l'instant, nous sommes en train de former des psychiatres et des psychologues, des travailleurs sociaux, des gens de la santé et des services sociaux à fournir des services de conseils à distance pour les enfants francophones vivant en milieu éloigné où manquent les professionnels. On se sert de l'Internet, d'un Webcam et du téléphone pour fournir conseils et consultations psychiatriques et psychologiques à distance. Une autre façon d'inventer, d'entreprendre, de servir, tout en demeurant évidemment très francophones.

A la Une

 La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d'un épanouissement sans cesse en progrès. 

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d'Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, éditions de Fallois, 1998, p. 93