Débat les mots

 

Antonine Maillet, présidente de séance

Je suis censée résumer ce que chacun a dit, mais je me permets quand même de faire une petite remarque, je ne peux pas m'en empêcher. Quand M. Doppagne a parlé de bleuette qui, en Belgique, est une jeune étudiante, figurez-vous qu'en Acadie à la même époque, nous avions fondé un journal étudiant qui s'appelait Bleuette, parce que chez nous, bleuette veut dire étincelle. Voilà que nous étions des étincelles pendant que vous, vous étiez des jeunes filles étudiantes, et sans le savoir nous nous rencontrions parfaitement, nous nous définissions nous-mêmes dans notre journal de jeunes étudiantes en nous prétendant des étincelles. C'est assez extraordinaire ce que l'inconscient collectif peut faire et finalement le temps prouve que nous avions tous raison. Je vous ai parlé de golf, je suppose que vous allez faire le nécessaire pour trouver le mot nouveau pour golf. Mme Magnès, merci infiniment de nous donner ces exemples si merveilleux, aussi bien dans Les misérables, dans La vie devant soi, dans Allah n'est pas obligé, dans Du bout des lèvres où nous voyons l'évolution de la création des mots, des mots simples, des mots de tous les jours. Maintenant, j'écoute et je donne la parole au premier brave qui veut poser une question à l'un ou l'autre de nos invités.

 

Marius Dakpogan

Je voudrais, Mme la présidente, dire ce que je n'ai pas pu dire hier : une définition de la poésie. Simplement que la poésie est un agencement magique des mots. J'ai écouté par ci, par là quelques définitions de mots nouveaux, un produit de vocabulaire de certains jeux; à propos des TD pour Thé dansant, au Bénin par exemple TD signifie Travaux dirigés. Puisque tout le monde a compris, je n'insiste plus. Par ailleurs, pour désigner une jeune fille qui sort avec quelqu'un déjà, quand nous on était jeunes, nous disions elle est occupée . (Rires) Se viander pour dire se blesser, si c'est bien ce que j'ai entendu dans l'explication que nous avons retenue, se viander, c'est se tailler la part du lion. Être viandé, c'est être bien loti. Par rapport aux travaux dirigés, une profession est née au Bénin, le mot répétiteur qui correspondrait à ce qu'on appellerait en France un précepteur. Et le mot répétiteur a donné naissance au mot répétitorat dont je n'ai pas encore regardé la définition dans le dictionnaire. Je vous remercie.

 

Théodore Konséïga

En écoutant M. Doppagne et Mme Magnès, il se trouve que les nouveaux mots semblent voyager très rapidement. C'est ainsi que mot kocotter a bien atteint nos contrées mais il veut dire là un intrus, un profiteur; quelqu'un qui s'invite ou qui vient partager sans être invité : c'est un koco. Je me pose la question par rapport à la conclusion que madame a faite pour éviter les fins prématurées de la belle littérature; de même dans la musique dans nos contrées, nous remarquons la naissance de beaux rythmes qui se dansent très bien par les jeunes et les populations mais qui font long feu, très rapidement cette musique est dépassée. La littérature risque de suivre cette courbe-là mais il y a un palliatif il me semble, que les musiciens ont trouvé, il s'agit de faire des remix, des reprises de rythmes par un autre musicien qui utilise les mêmes mots mais change seulement le rythme, et la musique revit. Est-ce que, dans la littérature, il pourrait se trouver des auteurs pour reprendre l'écrit d'un autre et raconter la même histoire dans une autre version ? Est-ce que je me suis fait comprendre ? Pour que l'histoire vive, pour que la langue vive, je pourrais reprendre l'histoire d'Ahmadou Kourouma sous une autre version pour raconter la même histoire, et ne pas faire parler le personnage dans le langage familier ou dans son langage. Voilà quelques questions que je me pose pour que la littérature vive et que la langue évolue.

 

Claire-Anne Magnès

Il y a deux choses, l'histoire et la langue. Il peut y avoir des reportages sur ce qu'ont vécu des enfants-soldats, mais ce ne sera jamais Allah n'est pas obligé parce que c'est le génie de Kourouma. Quant au vieillissement du livre, je pense que s'il s'agit d'un grand livre et que des mots passent de mode: on lira le grand livre et un appel de notes nous dira ce que veut dire le mot. En relisant attentivement Zazie dans le Métro, j'ai remarqué que des mots ont vieilli, Vous êtes rien bath, madame Marceline dit Mado-les-petits-pieds, bath que j'ai connu, est un mot tout à fait démodé. Aujourd'hui il n'y a pas de note dans l'édition de Zazie, j'imagine que dans vingt-cinq, trente ans, il y en aura une.

Un autre personnage de Zazie dans le métro dit C'est un blase que j'ai choisi..., blase est un pseudonyme sorti de l'usage. Dans l'édition des Misérables, tout ce qui est argotique a besoin de note, ce qui n'empêche pas Les Misérables de rester un livre très vivant et je dirais d'actualité puisque La vie devant soi y fait référence cent cinquante ans après.

 

Christian Brisebois-Rondeau

J'aimerais savoir si, dans des domaines en constante évolution comme l'informatique, il y a toujours des mots nouveaux créés à partir de mots anglais, par exemple CD-ROM pour lequel existe un mot français : disque compact. Pourtant un deuxième mot s'est créé qui s'écrit cédérom, est-ce que ce mot-là, plutôt que d'être accepté dans la langue française, pourrait être un jour rejeté ?

 

Noëlle Guilloton

Dans l'histoire du cédérom, oui, au départ c'est un terme anglais qui s'écrit avec les initiales comme un sigle, un acronyme. On avait proposé au départ comme équivalent français disque optique compact ou DOC, puisque la notion d'optique, de rayon laser était importante par opposition à d'autres disques qui pourraient être compacts. Finalement on s'est rendu compte qu'il n'avait eu aucun succès; aucune implantation possible, c'est donc un cas pour lequel on a emprunté le sigle. L'Académie française a proposé la graphie francisée cédérom qui connaît un certain succès dans la langue générale. Dans les ouvrages techniques, CD-ROM est généralisé. C'est un cas d'essai de remplacement d'un emprunt par un mot français dont la greffe n'a pas pris. Il serait un peu illusoire de vouloir revenir à disque optique compact ou DOC. Cédérom sera difficile à déloger désormais.

 

Antonine Maillet

Quand un mot se dit très bien en français comme cédérom, il n'y a pas de rejet, mais pour e-mail il y a un rejet instinctif. Cédérom utilise des sons français, mais pas e-mail.

 

Noëlle Guilloton

L'intégration dans le système de la langue est évidemment un des critères d'implantation des mots.

 

Bertin Dzangué, poète, République du Congo-Brazzaville

Un auteur congolais qui a marqué son temps, Sony Labou Tansi, parlait d'un rire de sauvetage et a créé le mot sourissonner qui veut dire faire semblant de sourire. Dans le langage des jeunes, un mot est venu avec les conséquences de la guerre chez nous, un mélange de français et de lingala, notre langue nationale : rouler mbéba, qui veut dire rouler en infraction. Dans la poésie que nous écrivons, nous nous amusons avec les mots. Si je dis s'entrerouler qui pour moi veut dire tourner avec l'autre et que je fasse mon travail à l'ordinateur, automatiquement l'ordinateur me signale que ce mot n'est pas accepté. Souvent, je me demande si, en écrivant des textes avec les mots nouveaux qui me viennent, par exemple dans des épreuves comme celle du Concours de poésie des Jeux de la Francophonie, celui qui lira mon texte acceptera ces mots.

 

Jeanne Ogée

Dans le domaine de la finance, stock option est traduit depuis 1973 par les commissions de terminologie en option sur titre qui ne s'impose absolument pas en France; les Français sont réfractaires et disent toujours stock option. Un autre mot beaucoup plus récent, dont malheureusement la traduction ne plaît pas aux Français, c'est start up. On peut discuter le choix de jeune pousse, que l'on voit dans certaines revues. Je voudrais savoir comment le Québec a réglé la question, quels mots il emploie, et s'ils sont employés au Québec ?

 

Noëlle Guilloton

Pour ce qui est de stock option, n'étant pas une spécialiste du vocabulaire financier, je ne pourrais pas vous répondre à l'instant. Nous ferons une recherche tout à l'heure dans le Grand Dictionnaire terminologique de la banque de terminologie du Québec, dans Internet, et on pourra la communiquer à l'assemblée un peu plus tard aujourd'hui si on a proposé autre chose. Ce serait une proposition; je ne pourrais pas vous dire si c'est implanté et si c'est effectivement usité ou non dans les milieux financiers. Au sujet de start up j'en connais un peu plus. On a proposé, effectivement jeune pousse mais plutôt jeune entreprise ou entreprise innovante.Cependant, on voit tout de même jeune pousse dans la documentation et dans les revues de temps en temps. C'est très imagé, comme les pépinières d'entreprises qui sont dans la même métaphore filée. Quand on propose un terme nouveau, on n'est jamais sûr de son implantation et peu d'indicateurs au préalable peuvent prédire le succès d'un terme. Bien souvent, un auteur sen empare et le popularise.

Il y a certains critères, comme le disait Mme Maillet, comme la façon de le prononcer. On constate que certains termes, certains néologismes proposés en France n'ont pas de succès au Québec, et inversement. Évidemment, toute la connotation, toute la culture accompagnent ces termes-là.

 

Micheline Sommant

Comment vérifiez-vous l'usage et l'implantation d'un mot ? Vous servez-vous de l'oral ou de la presse écrite ? Comment vérifiez-vous le critère ? En France, en tout cas chez Larousse, on parle de l'usage, et il existe une banque déontologique de l'usage. Vous proposez des mots, alors comment vérifiez-vous qu'ils sont bien implantés ?

 

Noëlle Guilloton

Les démarches sont différentes. Les terminologues qui proposent des mots ne les sortent pas de leur chapeau nécessairement. L'observation de l'usage, une veille terminologique et une veille néologique se font dans la documentation, dans la presse, dans les publications spécialisées, dans Internet aussi. Si ce balayage-là ne donne pas ce qu'on en attend, des propositions sont faites. On ne rejette pas l'emprunt a priori mais, plutôt que d'emprunter des pans entiers de vocabulaire technique, on essaie de proposer des formes françaises, donc à partir du fonds français. En néologie, il est assez difficile de mesurer l'usage qui en est fait, de faire des pronostics d'emblée. Ce n'est qu'après cinq ans ou dix ans qu'on peut dire que le terme est implanté ou non. Au départ si on ne sen tient qu'à l'usage, comme ces techniques-là viennent des États-Unis, on pourrait penser que l'usage est nécessairement anglo-américain et que le premier usage des mots vient avec les notions, les réalités, donc en anglais. En ne s'appuyant que sur l'usage, on en arriverait presque automatiquement à consacrer les emprunts. Ce n'est pas notre démarche privilégiée. En néologie, il faut souvent aller plus loin que ce l'on constate, que ce qui est à la mode, donc être attentif à ce qui émerge avec une préférence à la forme française, au lien avec le fonds français. Mais pour cédérom, au bout de cinq ou dix ans, on se dit que la forme plus française que l'on avait proposée n'a pas pris et on peut consacrer l'emprunt. La constatation de l'usage s'accompagne dune dose de prospective, en misant sur les formes françaises.

 

Blaise Crevoisier, Berne

Je voudrais féliciter chaleureusement les oratrices et l'orateur. C'est vraiment une équipe formidable que nous avons en face de nous. Je vais trouver le moyen de répercuter immédiatement vos exposés dans un relais que j'ai installé à Berne. Une remarque très courte: j'aimerais soumettre à votre appréciation le mot fusée pour start up. Partir comme une fusée. Voilà.

 

Noëlle Guilloton

Je le note. (Rires)

 

Roland Eluerd

Je voudrais ajouter personnellement en tant que lexicologue que j'ai entendu prononcer cent fois depuis le début un mot dont finalement je ne connais plus le sens : c'est le mot usage. Qu'est- ce que l'usage ? Pour Vaugelas, la meilleure façon de parler de la cour à la lumière des meilleurs écrivains du temps... c'est fini. Est-ce l'usage de la rue ? Vous disiez que blase a disparu. Ce n'est pas vrai. Tous les gens qui voient les films d'Audiard comprennent très bien quand Blier ramasse un coup de pif sur son blase... Ce n'est pas vieilli du tout !

 

Claire-Anne Magnès

Mais blase, employé au sens de pseudonyme dans Zazie, est tout à fait vieilli.

 

Roland Eluerd

Il a un drôle de blase, c'est également dans Les tontons flingueurs: je vais pas porter un blase comme ça ! Voyez. Donc l'usage! Il faudra qu'on réfléchisse un jour sur le concept d'usage de nouveau à la Biennale, parce que les usages sont tellement volatils aujourd'hui. Que reste-t-il du vocabulaire de l'informatique d'il y a dix ans ? Que restera-t-il de celui d'aujourd'hui dans dix ans ? Voilà une bonne idée de biennale pour plus tard et c'est vous qui nous lavez proposée. Non seulement c'était bien pour aujourd'hui, mais ce sera bien pour dans deux ans ou dans quatre ans.

 

Antonine Maillet

Avant de reprendre dans trente ans le Bon usage, je voudrais céder la parole à Mme Guilloton.

 

Noëlle Guilloton

Je mettrai un peu de documentation à votre disposition dans la salle voisine. Une vitrine technologique ici même à la Maison du Citoyen me permettra de faire une petite démonstration du Grand Dictionnaire terminologique aux personnes que cela intéresse.

 

Antonine Maillet

Comme mot de la fin, je vous dirai que c'est l'une des ces biennales ou l'un de ces congrès ou conférences d'où nous sortons tous avec un espoir. Les intervenants, les participants, tout le monde a été très positif. Il est très rare que nous discutions d'un sujet aussi dangereux que la nouveauté, les mots, la langue, et que nous ayons l'espoir que l'avenir est à nous, que le XXIe siècle peut appartenir à la langue française comme la langue française au XXIe siècle.

C'est ce que je garde de cette conférence, je vous remercie, et en retour je vous invite, je mets à votre disposition une vitrine immense : l'océan Atlantique. Venez nous voir en Acadie et vous allez trouver là les vieux mots du Moyen Âge, de la Renaissance, du XVIIe jusqu'à aujourd'hui. Et vous allez voir que nous naviguons encore, un mot que la nouveauté, l'Internet, emprunte à cette vieille Acadie qui naviguait dans tous les sens, même en Louisiane : on va partir, on va marcher, on va naviguer. Vous voyez que ces vieilles images que l'on croyait désuètes, que l'on croyait d'une langue pauvre, sont récupérées par la langue tout à fait moderne; et nous... nous allions jusqu'à amarrer une mariée pour ses noces. (Rires) La séance est levée.

A la Une

 La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d'un épanouissement sans cesse en progrès. 

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d'Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, éditions de Fallois, 1998, p. 93