Jean-Louis ROUX, C.C.
Président du Conseil des arts du Canada,
Allocution prononcée lors du dîner offert par la Ministre du Patrimoine canadien
Je viens de terminer la lecture d'une œuvre de Jacques Poulin, romancier québécois qui remportait récemment le Prix Molson du Conseil des arts du Canada. Dans cette œuvre, intitulée Volkswaggon Blues, l'auteur cite Heidegger. Et cette citation, j'aimerais la mettre en exergue de mon intervention, ce soir. Elle me semble tout à fait appropriée à une biennale de la langue française. Elle se lit ainsi: La langue est l'abri de l'être.
Mesdames et messieurs les membres des corps diplomatiques, etc….
Si vous le permettez, je m'adresserai à vous sur le mode personnel et confidentiel, à bâtons rompus. Aimez-vous Littré ? J'avoue, pour ma part, que la lecture de son Dictionnaire de la langue française m'enchante. Ainsi, à la sixième division de l'article bâton, nous trouvons l'explication de l'expression à bâtons rompus. On y lit ce qui suit: Batterie à bâtons rompus, batterie de tambour qui désigne l'action des mains donnant chacune deux coups de suite; (…) de là la locution figurée: à bâtons rompus (pluriel ou singulier), avec interruption à diverses reprises. Ah, ah!… J'en viens à la conclusion que j'ai employé la mauvaise locution et qu'il eût été plus juste de dire que mon propos ira du coq-à-l'âne ; c’est-à-dire, toujours selon Littré, qu'il s'agira d'un discours sans liaison, passant d'un sujet à l'autre, même s'il tourne toujours autour de ce qui nous réunit aujourd'hui : la biennale de la langue française. Je ferai donc du coq-à-l'âne et non du bâton rompu. Ce genre de nuances fait mes délices. Il me procure un plaisir exquis, si bien que je pourrais dire, si je ne craignais d'être un peu égrillard, qu'il m'arrive, oui, qu'il m'arrive de jouir en faisant l'amour avec la langue française!
Mais d'abord, à l'occasion de cette XIXe Biennale, je me pose la question: comment se fait-il que je parle encore français, dans ce continent nord-américain de large majorité anglophone ? La réponse est relativement simple, quoique soumise à un certain nombre de circonstances hasardeuses. Sans remonter à Jacques Cartier, en quête d'un passage vers Cathay qui devait valoir l'opulence au roi de France, il a fallu que des ancêtres nommés Leclerc, du côté de ma mère, et Roux, du côté de mon père, décident d'émigrer au Canada, en provenance de leur province française respective. Du côté des Leclerc, je suis assez ignorant et cela remonte probablement à au moins deux siècles. Mais, du côté des Roux, c'est plus récent : le précurseur fut un ecclésiastique, Maurice Roux. Je ne résiste pas à vous lire un extrait d'une notice biographique, à son sujet, tant le style désuet en est délicieux: … dans ses montagnes savoyardes, il (c'est-à-dire Messire Maurice Roux) avait appris qu'une épidémie de typhus, apportée par des émigrés irlandais, sévissait sur les rives du Saint-Laurent et que les prêtres tombaient nombreux au service des pauvres pestiférés. Saintement jaloux de ces martyrs de la charité, il obtint de passer en Canada. Son dévouement n'eut pas la palme rêvée: Dieu lui conserva la vie pour d'autres dévouements. Et, après la cessation du fléau, Monseigneur lui offrit la cure des Cèdres. Maurice Roux devint ainsi, en 1849, le premier curé de cette paroisse située près de Montréal et n'eut de cesse que de convaincre son jeune neveu Isidore, cultivateur dans un petit village de Haute-Savoie alors appelé Bonvilars de venir s'installer dans ce pays où les terres arables s'offraient à profusion.
Isidore, mon grand-père, vint donc fonder foyer à Saint-Féréol, communément désigné Saint-Friole. Il épousa Adélaïde Cuillérier, à qui il fit dix-huit enfants (Salut, Mordecaï Richler!). Une pulsion amoureuse de moins et je ne serais pas ici aujourd'hui à m'adresser à vous en français, puisque mon père fut le dix-huitième et dernier à qui Adélaïde donna naissance en moins de quatorze ans! Les records Guinness n'existaient pas, à cette époque. Sinon…
Voilà pour la généalogie. Mais, comment se fait-il que j'aie développé, avec les années, une passion pour ce qu'on appelait, à une certaine époque, le bon parler français ? À ce chapitre, les facteurs sont plus nombreux. D'abord, il a fallu que le premier curé des Cèdres paie ses études classiques et ses études de médecine à un de ses petits-neveux, Jean-Pierre, fils d'Isidore. Et il a fallu qu'une fois devenu médecin de la Montreal Tramway Company, ce qui le rendit assez aisé de fortune, ce dernier en fasse autant pour le benjamin de la famille, Louis, qui devait devenir mon père. Une fois pater familias, probablement sous l'influence de son Savoyard de père et de la formation qui lui fut dispensée par les Messieurs de Saint-Sulpice, le Dr Louis Roux surveillait de très près la façon de s'exprimer de chacun de ses enfants. À table, il relevait nos a trop graves, nos è trop ouverts, nos ou ou nos i trop relâchés. Il corrigeait nos fautes de grammaire et de construction. Il nous indiquait le mot juste en remplacement des choses et des affaires, termes auxquels nous avions trop souvent recours par paresse ou par ignorance. Il le faisait avec bonhomie, comme s'il s'agissait d'un jeu, et aucun de ses six enfants ne s'en est jamais plaint. Au contraire, nous lui en avons toujours été reconnaissants.
Plus tard, je fréquentai le Collège Sainte-Marie, éduqué par les Jésuites. Tous n'étaient pas des pédagogues extraordinaires, loin de là. Mais quelques-uns d'entre eux s'employaient à nous inculquer le goût de la lecture, priorité étant donnée aux grands auteurs français. En Belles-Lettres, le père d'Auteuil était apprécié de ses élèves pour son esprit ouvert et sa jovialité. À cette époque, la condamnation des auteurs et de leurs œuvres, par les autorités vaticanes, était rigoureusement respectée. Un ouvrage faisait bible: l'Index d'un certain abbé Bethléem, où étaient compilées toutes les interdictions de lecture, depuis Gutenberg jusqu'au jour de sa publication. On y retrouvait une flopée de Voltaire, de Flaubert, de Stendhal, de Zola, de Balzac, d'Anatole France et autres romanciers de bonne compagnie. Permission était pourtant accordée de lire des morceaux choisis des œuvres interdites. Le Père d'Auteuil s'en autorisait et nous initiait généreusement à Madame Bovary, à La Chartreuse de Parme et semblables grands chefs-d’œuvre. Rien moins que stupide, il devait bien se douter que certains de ses élèves s'ingénieraient à prendre connaissance de ces romans dans leur intégralité. J'en fus.
À la Bibliothèque municipale de Montréal, les livres étaient notés, suivant leur degré d'immoralité, d'un ou de plusieurs petits o inscrits sur la page de garde. Ceux que condamnaient l'abbé Bethléem en comportaient au moins quatre et ne sortaient qu'avec la dispense expresse du conservateur. Celui de l'époque était également écrivain, Léo-Paul Dérosiers. Il était assez compréhensif quand on avait le courage de solliciter une entrevue et de lui expliquer les raisons de notre soif de littérature française.
En Rhétorique, le père Anger nous initiait à des écrivains plus modernes qui n'étaient pas au programme: Claudel, Saint-Exupéry, Gide… Oui: Gide, contre lequel il se sentait obligé de nous mettre en garde, le qualifiant d'incarnation du mal, tout en nous vantant le classicisme de son style. C'est encore lui qui suscita mes premières rencontres avec Louis Hémon, avec Alain Granbois, avec Félix-Antoine Savard, avec Shakespeare, avec Racine, avec Molière, dont il m'amena à goûter autant les farces que les grandes comédies.
En tout cas, c'est grâce à ces jésuites que, dans mes tendres quinze à dix-huit ans, je dévorais Stendhal, Flaubert, Maupassant, Balzac, y consacrant jusqu'à douze ou quinze heures par jour, durant mes vacances estivales. Je m'imbibais ainsi littéralement des œuvres des plus grands stylistes de la littérature française et je m'en inspirais lors de mes examens de composition.
Et comment en suis-je venu à me faire l'ardent défenseur d'un français normatif de préférence à toute bouture, fut-elle québécoise et savoureuse ? Ici, je sais que je vais heurter les convictions de plusieurs Québécois et Québécoises québécisants. Ce ne sera pas la première fois. En 1993, je me suis attiré leurs foudres avec une communication, faite lors d'un dîner de Cité libre, et intitulée: Ça lâ-tu du bon sang la magnière qu'on parle, stie! Ce ne sera donc pas la première fois et ce ne sera sûrement pas la dernière.
Pourquoi le français normatif ? Cette prédilection fut d'abord et avant tout affaire de choix de métier et de façon d'exercer ce métier. À un moment donné de ma vie, je décidai de faire du théâtre. Ce qui m'amena, après mes premiers pas sur la scène du Gesù comme élève du Collège Sainte-Marie, à jouer avec une troupe semi-professionnelle: Les Compagnons de Saint Laurent. C'est chez les Compagnons que je commençai à travailler avec une grande comédienne française d'origine russe, Ludmilla Pitoëff, dans des pièces de Claudel, en particulier. Cette artiste n'avait pas d'accent étranger, à proprement dit. Mais, elle parlait le français d'une manière que je qualifierais de personnelle. En déplaçant quelquefois l'accent tonique et en chantant la phrase selon une mélopée… peut-être quelque peu slave. La langue française prenait ainsi avec elle une saveur, une couleur et un charme inédits. Je n'ai jamais entendu depuis la même douceur de chant des voyelles, ni le même sonore martèlement des consonnes. C'est grâce à elle si j'ai commencé à devenir respectueux de la pureté de la langue française. Reste d'ailleurs qu'on ne peut quand même pas jouer Claudel avec un accent de terroir ou de région. Non plus que Molière, à moins de se limiter à ses personnages de paysans. Non plus que Racine, à moins de vouloir créer un douteux effet comique. Une démonstration éloquente devait m'en être faite, si toutefois besoin en était.
J'étais directeur de l'École nationale de théâtre du Canada et j'avais organisé une rencontre internationale portant sur l'enseignement de la voix dans les écoles de formation théâtrale. Il y avait là des représentants d'un peu partout dans le monde. Un professeur de pose de voix belge faisait travailler un groupe d'élèves francophones, leur demandant de bien déterminer l'emplacement des trois principaux résonateurs de la voix humaine: le premier situé au niveau de la tête; le deuxième, au niveau de la gorge et le troisième, au niveau du plexus solaire. Elle leur faisait réciter la fameuse et extraordinaire tirade de Dom Juan : «l'hypocrisie est un vice à la mode, tous les vices à la mode passent pour vertu», car la prose de Molière est probablement la plus belle et la plus exigeante qui soit en littérature dramatique française. Un jeune élève québécois procède à l'exercice. Il est d'ailleurs assez émouvant en voix de tête et en voix de gorge. Mais, lorsqu'il en vient au niveau du diaphragme, quel diable le prend-il ? Il utilise un accent joual, digne des quartiers les plus populaires de Montréal. Il n'eut pas le loisir de terminer, tant éclatants étaient les rires du public présent. Effet que Molière, tout grand auteur comique soit-il, n'avait sûrement pas visé.
Pour moi, donc: affaire de choix. Affaire de génération (mais ce serait trop long à expliquer) et également, affaire d'efficacité. La langue est un outil d’expression et de communication. Si on altère une langue au point d'en limiter l'utilisation à un nombre de plus en plus restreint d’individus, on lui soustrait largement son pouvoir de communication. Si on l'appauvrit au point d'en réduire le vocabulaire jusqu'à indigence et d'en altérer la syntaxe jusqu'à la rendre boiteuse, on lui enlève l'essence même de son caractère d'outil d'expression. Nous avons l'avantage de parler une langue dont les nuances sont infinies, dont le vocabulaire est d'une richesse inépuisable. Il faut en profiter.
D'aucuns prétendent que la langue française est pleine de chinoiseries et qu'il faut simplifier tout ça: orthographe, grammaire, syntaxe, problèmes de sémantique. Et pourtant! Pourtant, ces détails capricieux, ces menues nuances constituent la beauté, le charme, le génie de notre langue. C'est le mot de passe qui nous permet de nous reconnaître dans ce club sélect de 350 millions d'individus qui se disent francophones. C'est le code qui nous fournit la possibilité de communiquer correctement, sans trop de risque d'erreur ni interprétation fautive avec celles et ceux qui partagent le joyau de cette langue commune.
Je m'écarte ici momentanément de mon propos pour revenir à une intervention qui a été faite plus tôt, cette après-midi. Un membre d'une table ronde a parlé des diverses francophonies du Canada. Celle de Québec est la plus populeuse. Il existe aussi une francophonie dans chacune des autres provinces, l'acadienne étant la plus célèbre. Il y a les francophonies de cultures diverses, formées principalement par les immigrants des pays francophones d'Europe, d'Afrique, d'Asie et d'ailleurs. Il ne faut pourtant pas oublier la francophonie autochtone. Les autochtones, il faut constamment le rappeler, sont les premiers habitants du Canada. Selon les dernières théories, des millénaires avant l'arrivée des premiers découvreurs français, ils occupaient les lieux. Malgré les traitements injustes qu'ils ont souvent dû subir, ils sont encore environ un million à vivre au nord du 49e parallèle. Et même si la majorité d'entre eux ont choisi l'anglais comme langue véhiculaire, il en est cependant un bon nombre, surtout au Québec, surtout parmi les Hurons (alliés traditionnels des premiers colons) dont le choix s'est porté sur le français et qui le parlent de façon remarquable. Monsieur Luc Lainé nous en a fait aujourd'hui une démonstration convaincante. Je tiens à lui rendre hommage et, par lui, à tous les autochtones francophones du Canada.
Mais, revenons à mon propos. Inutile de le nier: la langue française est terriblement complexe. Et de plus, comme toute langue vivante, elle évolue, elle bouge, elle change. Aussi, bien téméraire serait celui ou celle qui prétendrait la maîtriser parfaitement. Mais on peut y tendre. On peut essayer. Et cela peut devenir un JEU fascinant. Ce sont des termes que j'ai employés à plusieurs reprises, depuis une vingtaines de minutes: plaisir, jeu, jouissance. En réalité, je crois que c'est là la solution de l'enseignement du français dans nos institutions et de son utilisation dans la vie quotidienne. Ce serait d'en faire l’étude et l'usage une occasion de jeu, une source de plaisir, de jouissance, de délice.
Je vois mes petits-fils s'évertuer devant leur ordinateur à décimer un ennemi à coups de projectiles virtuels tirés de tous bords, tous côtés. Pourquoi ne pas leur proposer une chasse au trésor à travers un labyrinthe où ils ne pourraient avancer que s'ils en possédaient les bonnes clefs (mot que je m'entête à orthographier c-l-e-f): expression juste, accord convenable, bonne orthographe, concordance des temps. Avec un peu d'imagination, on pourrait en faire une compétition passionnante et… pacifique.
Il y en a qui jouent du violon, du piano, de la flûte. Voulez-vous jouer avec moi ? Jouer du français ? Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, mes chers amis, mes camarades, mettons-nous-y! Au jeu! Bonne partie! Cette activité ludique de tous les instants permettrait de faire du français un outil d'expression non seulement dans les domaines culturel et artistique, mais aussi bien dans le déroulement quotidien de nos vies, dans ce qu'il peut avoir de plus banal et même de plus commun, de plus usuel. Car ne l'oublions pas -: La langue est l'abri de l'être.