Table ronde: Le choc des cultures

 

Animateur : Jean-Louis Roy

Chers amis,

Permettez-moi d'emprunter la formule africaine qui nous empêche de faire des bévues: Je salue tout le monde selon son titre et selon son rang. Je vais faire une exception pour Mme l'Ambassadeur du Mali, une grande personnalité du monde juridique africain, que je suis heureux de saluer.

Nous sommes réunis cet après-midi pour débattre du Choc des cultures. Je voudrais remercier Mirelle Cyr et Michèle Paré qui ont beaucoup travaillé pour préparer cette session et sans plus tarder vous présenter les invités qu'elles ont réunis et qui viennent de la plupart des régions du monde. Nos invités représentent la pluralité culturelle du monde. Leurs travaux, leurs investissements divers, intellectuels, muséologiques et culturels traduisent et illustrent la durée culturelle ou des cultures. Leurs travaux traduisent aussi l'altérité. Plusieurs d'entre eux ont fait des travaux et des études comparées.

À l'extrême gauche de notre table, Marie-Claude Sarrazin est étudiante, mais une étudiante un peu à part, puisqu'elle vient de vivre une expérience unique comme commissaire des États généraux sur l'avenir de la langue française au Québec.

À côté d'elle, Mariana Perisanu qui nous vient de Bucarest. Elle a une formation littéraire et fait des travaux en littérature comparée. Elle est aujourd'hui professeur à l'Académie d'études économiques de Bucarest ainsi qu’à l'Institut français de Bucarest. Elle nous vient de cette Europe en transition extraordinaire depuis 1990.

Jacques Chevrier est titulaire de la Chaire d'études francophones à Paris IV/ la Sorbonne, directeur du Centre international d'études francophones de la Sorbonne et fellow au Churchill College de Cambridge. Il a écrit un très grand nombre d'ouvrages sur les littératures d'Afrique mais le livre qui nous a tous marqués, et qui a dû vous marquer aussi lorsque vous l'avez fait, M. Chevrier, c'est cet extraordinaire Littérature nègre que vous avez publié en 1974 et qui depuis a été réédité à plusieurs reprises.

Tout à côté de moi, un journaliste culturel de la télévision béninoise, Constant Agbidinoukoun, qui nous est venu de Cotonou, avec un documentaire que nous allons voir dans trois minutes.

À ma droite immédiate, j'ai la grande joie de vous présenter Me Titinga Fréderic Pacere, grand juriste africain. J'ai l'impression qu’il a vécu mille ans. Il a écrit une vingtaine d'ouvrages en littérature, en poésie, des essais, etc., mais aussi une vingtaine d'ouvrages consacrés à la muséologie africaine et une dizaine de grands travaux publiés sur le Droit. Grand juriste, il a créé aussi le plus grand musée d'Afrique, le Musée de Manéga au Burkina Faso, et il travaille aujourd'hui au Tribunal d'Arusha. Je suis très heureux qu'il ait fait le voyage pour venir nous rencontrer cet après-midi.

Tout de suite à côté de lui, François Bugingo qui est originaire d'Afrique centrale. Aujourd'hui journaliste à Montréal, après s'être promené un peu partout dans le monde avec Reporters sans frontière, il œuvre aujourd'hui à la télévision du Québec et participe à un magazine féminin Diva.

À côté de lui, Carmen Ruest, qui nous vient du monde du Cirque du Soleil. C'est une artiste de rue, à l'origine, et elle est à l'origine, avec d'autres, du Cirque du Soleil. Aujourd'hui elle fait du dépistage artistique. Je continue à réfléchir sur le sens de ce mot...Elle nous parlera de cette aventure extraordinaire et multiculturelle du Cirque du Soleil; deux mille travailleurs en provenance de tous les horizons qui travaillent et qui créent ensemble en Amérique du Nord, en Europe, en Asie, à travers le monde.

Enfin, Michel Noël, écrivain remarquable, ce Québécois d'origine amérindienne vient de publier un livre magnifique. Si vous voulez rapporter, ceux qui sont venus d'ailleurs, un beau souvenir du Canada, trouvez l'ouvrage Art traditionnel des Amérindiens qui est un livre absolument extraordinaire. Je cite la préface de ce livre : “ Porteurs de traditions profondément enracinées dans les entrailles de notre mère la Terre, nos ancêtres se sont chargés, depuis la nuit des temps, de valeurs fondamentales de partage, de respect, de dignité et d'amour.”

 

Nous allons maintenant voir un bref documentaire qui nous vient de la télévision du Bénin et qui relate les éléments les plus importants de la dernière Conférence des ministres de la culture des pays francophones, qui vient de se réunir à Cotonou au mois de juin, c'était la troisième fois que les ministres des cinquante-deux pays de la communauté francophone se réunissaient.

[….]

Si on avait eu plus de temps, on aurait pu rendre justice à la fois à la Conférence et au travail de Constant Akbidinoukoun. Je m'adresse maintenant à Jacques Chevrier à qui je demande de commenter l'affirmation de Roger Dehaybe qui veut que la culture soit aujourd'hui au centre des réflexions de la politique nationale et internationale. Que vous suggère cette affirmation?

 

Jacques Chevrier

C'est effectivement une question centrale. Comme l'a rappelé l'ex-président Zinzou, je crois que ce n'est pas une idée nouvelle puisque, dès avant les indépendances, la culture a été placée au centre des préoccupations de la décolonisation. Rappelons-nous la conférence qui avait réuni à la Sorbonne, en 1956, le premier Congrès international des écrivains et artistes du monde noir. On y a entendu un certain nombre d’intellectuels qu'on appelait des hommes de culture et en particulier Aimé Césaire, qui a dit à plusieurs reprises que l'homme de culture, l'intellectuel, le poète, l'écrivain devait être, il a employé deux expressions “ingénieur des âmes” et il a renchéri, “propagateurs d'âme”. Donc, d’entrée de jeu, et cela s'est concrétisé ensuite à travers le mouvement de la négritude, il y a eu une affirmation de la priorité de la culture; la culture étant au demeurant l'élément moteur de la décolonisation puisque la décolonisation a quand même été conduite par des hommes de culture qui s'appelaient Aimé Césaire, Jacques Rabemananjara et naturellement Léopold Senghor. C'était la préhistoire, juste avant les indépendances africaines. Est-ce que aujourd'hui, comme le dit le Ministre et comme le disent un certain nombre de responsables, cette culture est au centre de la politique? Personnellement, j’ai un peu l'impression qu'on est en présence d'un vœu pieux, même si on peut espérer des suites à cette conférence de Cotonou.

 

Jean-Louis Roy

Marrakech, Seattle ont mis sur la table comme objets de négociation commerciale les productions culturelles nationales, je crois que c'est une grande première.

 

Jacques Chevrier

Oui, c'est une grande première, mais je crois que ce phénomène se produit chaque fois qu'une communauté se sent menacée sur le plan politique, économique ou idéologique. Et au fond, c'est ce qui s'est produit au moment de la décolonisation avec cette renaissance culturelle qui s'est appelée dans l'Afrique francophone la négritude. C'est un phénomène relativement récurrent dans l'histoire de nos sociétés. Je pense à un autre phénomène plus ancien qui s'est produit en Europe au XIXe siècle lorsque les Allemands ont voulu réagir à la suprématie française, à la suprématie de la civilisation française, de l'idéologie française, et cela a donné lieu à ce courant qu'on a appelé le Sturm und Drung, à ce travail des Frères Grimm qui ont rassemblé des textes folkloriques pour affirmer, face à l'hégémonie de la culture française, une autre identité. Ils sont passés par un combat qui était d'abord un combat culturel, ensuite il est devenu politique, mais c'est une autre histoire...

 

Jean-Louis Roy

Je voudrais poser la même question à Mariana Perisanu. Vous venez de Bucarest, vous êtes dans cette région du monde qui connaît un changement très profond, très radical en quelque sorte. Vivez-vous de la même façon que les autres Européens de l'Ouest ces débats de l'exception culturelle et de la diversité culturelle ? Peut-on dire qu'aujourd'hui la culture est au centre des préoccupations politiques, dans votre région, dans votre pays ?

 

Mariana Perisanu

Les politiques culturelles sont importantes en Roumanie comme partout ailleurs, mais dans cette période de transition, il y a aussi d'autres priorités. Dans le budget de l'économie, il y a peu de place pour la culture, mais cela n'empêche pas la culture... Moi je sortirais de ce débat des politiques culturelles pour retrouver la culture parce que la culture a préexisté, elle existe, elle existera en dehors des politiques, avec ou malgré elles. Donc, je pense que la portée de tout ce passé, c'est qu'il a donné aussi ses valeurs à la pensée des jeunes qui sont très ouverts aujourd'hui à la mondialisation, à l'affirmation en l'Europe et puis dans le monde. Je ne suis pas très inquiète pour la Roumanie, puisqu'il s'agit d'un peuple cultivé, d'un peuple qui a toujours eu des préoccupations culturelles; dont le folklore a été considéré comme un miracle, dans ses créations populaires et aussi ses grands représentants...

 

Jean-Louis Roy

Mais crée-t-on davantage depuis 1990, depuis, entre guillemets, la libéralisation ?

 

Mariana Perisanu

On crée mais on ne sait pas encore si les dix dernières années ont donné de vraies valeurs, on avait des préoccupations très urgentes. Je dirais, du point de vue personnel, que le destin d'un professeur de langue étrangère est en lui-même un choix de choc culturel : c'est qu'il vit au quotidien ses deux cultures, la sienne et celle de la langue qu'il enseigne et que cela l'enrichit. Cela lui donne un autre ou un nouveau mode de pensée, le fait réfléchir encore plus sur sa langue et sa culture. Mais je donnerais un exemple meilleur que celui-là.... Eugène Ionesco, le Roumain dramaturge connu qui a été professeur de français à Bucarest en ses premières années de carrière, était bilingue parce que, né d'une mère française et d'un père roumain. Il a vécu ce biculturalisme, ce bilinguisme sur lequel il a réfléchi toute sa vie et a pu donner un théâtre mondialement connu qui vient de ses doubles racines. Parfois, c'était tragique, c'était douloureux, d'autres fois c'était un grand atout. Et en fait, le biculturalisme ou le multiculturalisme est une grande, grande richesse, il disait d'ailleurs : le “ je ”est universel, il y a toutes les forces et les volontés qui se rencontrent.

 

Jean-Louis Roy

Michel Noël, vous vivez un peu l'expérience que Mariana Perisanu vient de nous décrire, vous êtes Amérindien, vous êtes Blanc, un mélange des deux. Pour vous, qu'évoque le choc des cultures ?

 

Michel Noël

Cette question de la culture existe au niveau des peuples amérindiens, des peuples inuits, et elle se pose à de nombreux peuples autochtones avec beaucoup d'acuité parce que, quand on regarde l'histoire, de nombreux peuples ont disparu. Le peuple amérindien Béotuk sur lîle de Terre-Neuve a complètement disparu, on pourrait en nommer plusieurs... Ensuite des peuples amérindiens ont complètement perdu leur langue, c'est le cas des Hurons en banlieue de Québec. Depuis cent ans, les Hurons ne parlent plus leur langue maternelle. Leur langue maternelle est devenue le français. La question se pose parce que de nombreux peuples autochtones sont à la frontière. Dans les dix ou quinze prochaines années, ce sont les jeunes qui vont décider si ces peuples-là vont continuer à exister dans leur langue et dans leur culture et leurs traditions. Alors, ce que je peux vous dire, c'est que la question de la culture et de la langue est un débat constant qui a lieu dans toutes les communautés autochtones du Québec que je connais.

 

Jean-Louis Roy

Me Pacere, on vient d'entendre Michel Noël parler des peuples qui disparaissent, des peuples qui perdent leur langue, qui perdent leur identité. Vous avez écrit sur la mort des peuples et j'ai envie de vous dire, comme vous êtes notre doyen, de prendre cinq à huit minutes, et de nous expliquer comment vous voyez le choc des cultures dans votre région du monde et dans le monde ?

 

Me Pacéré

Je vous remercie Monsieur le président. Je vais parler du choc des cultures dans ce que j'estime être des points essentiels des cultures africaines. Le choc des cultures se situe d'abord, et curieusement, au niveau même de la définition de la culture. Le choc des cultures se situe également au niveau des conséquences de ce choc. Il faudra aussi proposer des perspectives pour l'avenir..

 

Chers amis, sous l'angle de la définition, un anthropologue a dit qu'il y a plus de cinq cents définitions de la culture. En fait, pour l'essentiel, reconnaissons que la culture désigne l'ensemble des connaissances acquises qui permettent à l'homme de se transformer et de s'élever dans le domaine intellectuel. Sous cet angle, des normes internationales ont essayé non seulement de donner la définition mais le contenu.

C'est ainsi que la définition de la Déclaration des Droits de l'Homme de 1948 dit ceci de très important pour comprendre la culture africaine: toute personne a droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer aux progrès techniques et aux bienfaits qui en résultent. Voilà grosso modo la définition, le contenu qui semble être généralement admis par notre communauté des nations, mais pour la France, une véritable problématique se pose.

La Biennale de Ouagadougou a été reçue par l'empereur suprême des Mossés - huit millions d'habitants occupant un vaste territoire, une civilisation vieille de mille ans... Il faut que je vous résume un peu son organisation pour vous faire comprendre la définition de la culture.

En Afrique les hommes ne naissent pas libres et égaux en droit. Le suffrage universel est une hérésie. La société est structurée avec des affectations de responsabilités. Si, au Mali (ici je salue une fois de plus, et peut-être sous le contrôle de S.E. Madame l'Ambassadrice du Mali, mon ami Monsieur le Bâtonnier), si, au Mali, vous dites à un griot qu'on veut le nommer roi à la place de son roi, il vous exécutera. Parce qu'il y a incompatibilité, il y a désaffectation. Sous l'angle de l'organisation, l'empereur suprême n'a aucun pouvoir exécutif, il est esclave de la coutume. D'où l'expression: « Le roi règne mais la culture gouverne ».

En conséquence, on s'aperçoit que, contrairement à la définition donnée tout à l'heure, l'homme n'est pas hors de la culture. L'article que j'ai lu tout à l'heure dit que l'homme prend part à la culture: il dit donc que l'homme est hors de la culture.

En Afrique, l'homme est la culture, la société est la culture. Il y a une imbrication telle qu'il n'y a pas deux entités: l'homme à part de la culture pour qu'on puisse protéger la culture et pour qu'il puisse l'exercer. Il y a un cumul qu'il faut absolument avoir à l'esprit pour pouvoir comprendre. Il y a cette organisation avec affectation. Et dans l'Empire que vous avez vu, vous avez pu constater que, par exemple, le Chef de Ouagadougou, c'est-à-dire de la capitale, et cela depuis mille ans, n'a jamais été du groupe ethnique de ceux qui ont colonisé. C'est comme si en France on avait décidé que le maire de Paris ne devrait jamais être un Franc mais un Gaulois. Ainsi le peuple est cloisonné, divisé, chacun joue un rôle précis et c'est tout cela qui constitue la culture.

 

Sous l'angle des conséquences, je ne prends qu'un exemple, hélas très grave. Ces organisations ne concernent pas seulement le Burkina, le Mali ou le Sénégal, elles se retrouvent partout sur le continent. Je prends le cas du Ruanda et du Burundi. Hutus et Tutsis, parce qu'il s'agit d'un même peuple, parlent la même langue, ont le même roi; le Mwami, ont le même dieu, Imana. Ils s'étaient organisés, comme je vous l'ai dit, selon une manière dictée par la culture. Il y a une frange ethnique chargée, par exemple de l'agriculture, une autre de l'élevage, et une organisation pour le politique.

Le pouvoir a porté gravement atteinte à cette structuration culturelle et sociale de l'administration. Ainsi, en 1959, il y a donc à peine cinquante ans, pour ces peuples qui ont vécu depuis des siècles ensemble, à la mort du roi Mutara III, il a été installé, le roi Kigeli V, sans l'accord du pays colonisateur, la Belgique, qui a appris à tous que tous les hommes naissaient libres et égaux et que tous pouvaient accéder au pouvoir politique, cela contre l'organisation traditionnelle et le milieu culturel. Ceux qui avaient désormais le pouvoir politique l'entendirent donc comme un privilège, ceux qui ne l'avaient pas se sentirent frustrés et en exigèrent le partage. Le déséquilibre ethnique aidant, et le colonisateur ayant fait un choix en privilégiant un groupe ethnique qui, seul, put s'ouvrir les portes des écoles pour occuper la haute hiérarchie de l'administration, de la diplomatie, la justice, l'armée, la religion, tout cela entraîna la détérioration des rapports entre les deux communautés.

Ainsi, au Burundi, en 1965, les Tutsis ont estimé qu'ils étaient victimes de la violation de leurs droits. Ils procédèrent au génocide : trois cent mille Hutus furent tués. En 1972, les Hutus réagiront : trois cent mille Tutsis massacrés. En 1993, suite à l'assassinat du président N'Dadayé, trois cent mille Tutsis connaîtront la mort. Au Ruanda, cinq cent mille Tutsis seront massacrés. Ces génocides répétés, ces génocides qui commencent à s'exporter jusqu'à l'ex-Zaïre, République démocratique populaire du Congo, pour beaucoup de ceux qui ont analysé les sociétés africaines, ces génocides ne seraient ou ne sont que le résultat d'une atteinte grave portée à l'équilibre fixé par les cultures.

Quelles leçons devons-nous tirer dans le contexte des relations interculturelles, de la mondialisation, de l'attente des générations montantes dans l'espace de la francophonie mondiale ? Il y a d'abord lieu de relever la justesse de la recommandation numéro 27 de la Conférence mondiale sur les politiques culturelles, à Mexico, du 26 juillet au 6 août 1982. Elle stipule : La Conférence souligne que la culture est un élément fondamental de la vie de chaque individu et de chaque communauté, que le développement de l'homme est la finalité et possède donc une dimension culturelle essentielle, que les rencontres de cultures qui s'imbriquent, se reconnaissent mutuellement comme valeurs peuvent être des plus salutaires pour tous les groupes sociaux, pour pouvoir s'élever et se construire.

En ce sens, la Biennale de la langue française apparaît, par ses rencontres, ses expressions plurielles d'analyses, de réflexions, de recommandations, la Biennale apparaît comme une culture générale des cultures pour mener une action générale.

Il y a lieu également d'envisager l'organisation d'actions coordonnées en vue de restituer aux valeurs culturelles et humaines leur place centrale dans la vie de l'homme et dans le développement. Dans les pays en voie de développement, et en Afrique en particulier, il faut avoir le souci constant de concilier le progrès, la justice et la société traditionnelle dans le respect des valeurs culturelles. Enfin, dans l'élaboration des programmes, il faut prendre en compte les diversités culturelles et toutes leurs interactions. Voici ce que je peux dire pour l'Afrique et les perspectives d'avenir.

 

Jean-Louis Roy

Parmi les quatre interventions importantes que nous venons d'entendre, trois, celles de Jacques Chevrier, de Michel Noël et de Me Pacere nous ont rappelé fortement, en parlant de la colonisation, la déstructuration des sociétés africaines, la disparition de certaines familles, peuples, nations autochtones en Amérique, au Canada, au Québec, le choc des cultures dans la longue durée du temps, de la longue durée de l'histoire. Personne ne va contester l'existence dans l'histoire des chocs destructeurs dans les rapports entre les cultures, mais il y a eu aussi des fécondations extraordinaires entre les cultures qui nécessiteraient un autre débat.

Je voudrais poser la question d'aujourd'hui. “ Globalisation ”, “ technologies de l'information ”, “ nouveaux réseaux de communication ”, “ nouvelles entreprises culturelles à dimension mondiale ”. Carmen Ruest au Cirque du Soleil, vous travaillez un jour en Chine, le lendemain au Brésil, en Allemagne, en Espagne, un peu partout. Dans ce monde-là de la création culturelle, dans une entreprise globale comme la vôtre, que représente le choc des cultures ?

 

Carmen Ruest

En fait, pour nous, la diversité culturelle est une inspiration, l'inspiration que donne le rassemblement de plusieurs nationalités. On parle dans nos spectacles de quarante nationalités et vingt-cinq langues parlées. Tout ce monde se promène ensemble sur des territoires différents, l'Europe, l'Amérique ou l'Asie. Ce qui donne un potentiel de jeunesse incroyable pour livrer une création artistique. La diversité culturelle chez nous est une inspiration de tous les moments. Au quotidien, ce sont des découvertes pour chacun de ces jeunes qui ont à vivre ensemble et qui, chacun dans leur petit pays, village, gymnase, théâtre, compagnie de danse, ont eu un jour le même désir : celui de travailler sur un spectacle du Cirque du Soleil. Ces gens-là ont la possibilité de découvrir plusieurs autres cultures, de vivre la vie différemment et de pouvoir les partager pour le reste de leur vie, parce que ce sont des connaissances du monde qui les suivent partout, un mélange culturel qui les fait grandir dans une création.

 

Jean-Louis Roy

Tout cela a l'air très fluide, très facile. Il y a donc des centaines de jeunes créateurs qui travaillent ensemble chez vous, sans affrontement et sans crise?

 

Carmen Ruest

Si, il y a des crises. Il faut faire attention aux ghettos. C'est un travail de tous les jours pour l'encadrement des artistes, de faire en sorte que la diversité culturelle puisse être vivante et se vivre le plus facilement possible. Tout le monde doit mettre de l'eau dans son vin, à chaque moment, mais l'inspiration première, c'est la création. Que ce soit une création artistique ou une création sociale, à mon avis, il faut se servir de la diversité culturelle comme une inspiration pour construire quelque chose. Cela a beaucoup détruit, et a été négatif par le passé, et ce l'est encore, mais c'est aussi positif pour rallier les gens et pour que chacun ait droit de parole et droit d'action. Ce n'est pas toujours facile parce que des peuples et des cultures sont plus émotifs, d'autres plus cartésiens, il faut donc que tous ces gens fassent ensemble une démonstration intelligente et spectaculaire, et cela tous les jours.

 

Jean-Louis Roy

François Bugingo, vous êtes plus émotif ou plus cartésien ? Choc des cultures, cela évoque quoi pour vous ?

 

François Bugingo

D'abord, le choc des cultures est le quotidien de ma vie en tant que journaliste. En tant que reporter sans frontières, on est souvent appelé à fréquenter et à visiter des pays où le choc des cultures a abouti à des chocs physiques dans des pays où les conflits sont à caractère ouvert. Mais pour moi, je ne sais pas si je représente vraiment une certaine frange de la population, le choc des cultures tel qu'on le présente dans les médias, dans les grands débats universitaires, c'est d'abord un choc des générations. Je suis d'une génération née dans un espace où il n'y avait plus de frontières, où il n'y a plus cette forme de culture nationale, tribale, ethnique; une sorte d'enfermement culturel qu'on se retrouve à devoir défendre. Nous sommes nés dans une génération où la mondialisation a commencé à prendre le pas sur toute forme de structuration sociale et la culture pour nous, et là je rejoins la définition que Me Pacere a donnée tout à l'heure, c'est l'ensemble des connaissances acquises qui permettent à l'homme de s'élever. C'est ainsi qu'il a nommé la culture, à part que nous avons un plus grand bassin où nous allons puiser pour avoir ces connaissances. J'ai eu le privilège de couvrir les IVes Jeux de la Francophonie et ce qui m'a fasciné le plus, c'est de voir les troupes du Bénin, les troupes du Burkina Faso qui venaient exprimer ce qu'il y a au plus profond d'eux-mêmes et, dans le même temps, d'une manière extrêmement internationale. La troupe du Bénin, c'était un mélange de rap avec des danses d'origine africaine et avec un phrasé typiquement français, etc. Et c'est ce que nous sommes, nous, maintenant, la génération qu'on peut considérer comme bâtarde, mais une génération qui d'une certaine façon emmagasine et s'enrichit de toutes les formes de cultures.

 

Jean-Louis Roy

Il y a quelqu'un de plus jeune que vous ici. On va voir s'il y a de nouvelles réactions, de nouvelles attitudes de nos enfants ? Marie-Claude Sarrazin, vous venez de vivre une expérience unique, de rencontrer toute une société et un grand nombre des communautés humaines qui la composent. Vous avez ressenti le choc des cultures ?

 

Marie-Claude Sarrazin

Effectivement, il existe un choc des cultures entre les générations. De toute façon, c'est l'œuvre des sociétés que de mettre en place des choses pour que la génération montante, peu importe où elle est située dans le temps, soit différente, reflète de nouveaux objectifs, et ce choc vient du fait que les générations montantes ne deviennent pas ce que leurs aînés ont voulu. Il y a choc à ce moment-là, puisqu'on ne voit pas l'avenir de la même façon. On a été transformés. Si on regarde en 2001, effectivement la mondialisation a un impact sur l'interprétation qu'on peut faire du choc des cultures. On le disait tout à l'heure, le choc a été destructeur par le passé mais je crois que pour les jeunes d'aujourd'hui, le choc des cultures représente un potentiel créateur, représente un plus, un enrichissement collectif, un enrichissement mondial. Où je me distingue de mon collègue, c'est à propos des cultures nationales, et j'entends par “national” un territoire dirigé par un “État”, quelque chose de structuré où une collectivité a à prendre des décisions ensemble. Cette collectivité a besoin d'une culture qui lui est propre parce que c'est ce qui l'aide à prendre ses décisions, à réussir des consensus, et de cette façon-là, à déposer dans le grand bassin de la diversité culturelle mondiale sa particularité. Je pense que le même raisonnement s'applique pour ce qui est de la Francophonie, qu'elle soit avec un petit “f” ou un grand “F”... Il faut que chaque culture nationale qui a le français soit comme langue officielle, soit comme caractéristique de sa culture nationale, réussisse à créer des relations harmonieuses avec toutes les sources. Je fais la distinction entre le multiculturalisme et l'interculturalisme. Je pense qu'une communauté doit réussir à s'enrichir de tous les apports culturels pour ensuite pouvoir échanger au niveau mondial. La francophonie sera riche d’autant plus que l'on acceptera que chacun de ses membres présente une facette particulière de cette culture francophone mondiale et le même raisonnement s'applique au niveau international en général.

 

Jean-Louis Roy

Je suis un peu surpris que personne n'ait évoqué le concept fétiche au Canada, au Québec, dans la Francophonie, de “l'exception culturelle”. Depuis cinq ou six ans, ce grand concept politique domine. Personne ici n'a affirmé que le choc des cultures était tel qu'on ait besoin d'une politique d'exception culturelle. Constant Agbidinoukoun, comment est vue l'exception culturelle, chez vous, par les plus jeunes générations africaines ?

 

Constant Agbidinoukoun

L'exception culturelle, c'est beau qu'on en parle; vous vous rappelez que c'est d'abord la France, qui, face à l'envahissement de la culture américaine, a promu et a défendu ce concept-là. Pour les cultures africaines, il faut le dire, cela peut être bénéfique, positif comme cela peut être dramatique, destructeur, donc négatif. Quand je prends un pays comme le Nigeria qui est à côté du Bénin, déjà dès le bas âge, il y a des écoles, des lycées, des universités où on apprend à l'enfant à acquérir les connaissances dans les langues nationales et où on vous trempe dans votre culture. Ce n'a pas été la même chose dans les pays francophones africains où c'était l'assimilation, vous vous rappelez. Là on disait que peut-être nous n'avions pas de culture, qu'il fallait laisser nos cultures, nos mœurs pour épouser la culture du colonisateur. Cela ne peut que refléter quelque chose de provocateur, de destructeur, et vous pousse à vous demander si, en fait, vous avez une culture. Quand la France elle-même dit qu'il y a exception culturelle, elle pense que l'exception culturelle est la diversité. Il faut la diversité culturelle, il faut nous permettre de vivre de notre culture et un travail important se fait aujourd'hui au Bénin. Je remercie l'un de mes confrères qui est dans cette salle, Florent Eustache Hessou, directeur du Ballet national, un Ballet qui représente toutes les cultures que nous vivons au Bénin. Je ne dis pas qu'il faut déguiser le français... non, le français est une langue de communication et nous avons appris et acquis beaucoup de connaissances en langue française. Mais, à côté de la langue française, il faut valoriser, promouvoir les langues nationales.

 

Jean-Louis Roy

Si je comprends bien, vous rappelez la colonisation, parce qu'elle est massive dans votre histoire, mais vous nous dites : on est passés à autre chose, on est en train de passer à autre chose.

 

Constant Agbidinoukoun

Tout à fait. C'est un passé, il faut le rappeler... douloureux certainement... mais aujourd'hui on a conscience qu'il faut vivre notre culture. Je condamne un peu les chefs d'États ou les gouvernements qui pensent que c’est la Francophonie qui va valoriser nos langues nationales. Non...c'est d'abord nous-mêmes! La Francophonie elle-même n'a pas les moyens de valoriser l'enseignement du français et vous voulez qu'elle soutienne les langues nationales ? Non, je ne crois pas... il faut qu'on prenne conscience de notre culture, que nous vivions notre culture.

 

Jean-Louis Roy

Jacques Chevrier, qu'en pensez vous ?

 

Jacques Chevrier

Je suis frappé par le fait que l'idée de culture est une idée relativement récente. Je suis ici avec des amis africains, je travaille beaucoup et j'ai beaucoup travaillé sur l'Afrique. Il faut quand même se rappeler que jusqu'à une date récente il y avait d'un côté la civilisation occidentale, et avant tout européenne et puis, en ce qui concernait le continent africain, l'expression qu'ont utilisée les colonisateurs pendant longtemps, c'était l'expression de “table rase”, il n'y avait rien, et Senghor l'a rappelé.

 

Jean-Louis Roy

Mais nous parlons pour 2001... l'exception culturelle aujourd'hui ?

 

Jacques Chevrier

Je crois que, lorsqu'on parle de ce concept de culture, c'est un concept nouveau qui renouvelle l'approche anthropologique mais c'est un concept un peu dangereux parce que la culture, c'est un peu comme dirait Ésope de la langue peut-être la meilleure et la pire des choses. C'est la meilleure des choses quand elle permet à des communautés de retrouver ou d'affirmer leur identité ou de retrouver leur authenticité, mais elle peut être dangereuse lorsqu'elle aboutit à un narcissisme de l'identité, à une survalorisation de l'identité; et à ce moment-là, comme l'a écrit Amin Maalouf, les identités peuvent devenir meurtrières.

 

Jean-Louis Roy

Me Pacere, vous avez demandé la parole.

 

Me Pacéré

Je vais être très bref. C'est à juste raison que vous avez remarqué qu'aucun de nous n'a fait état de l'exception culturelle qui est un concept très en vogue actuellement. Personnellement, je suis contre le concept. Contre même le mot. Je voudrais m'expliquer, peut-être que le juriste en moi revient souvent à la surface. Dès qu'on parle d'exception, cela signifie qu'il y a eu règle, et que donc il y a une culture qui est supérieure, qui doit régenter le monde, pour qu'on puisse faire une exception pour les autres. Pour ma part, j'estime que toutes les cultures du monde se valent. En ce sens, je suis contre l'exception culturelle.

 

Jean-Louis Roy

Même au sens du GATT ? L'exception culturelle est née dans le contexte de la négociation commerciale internationale. C'est un refus de voir le commerce des biens culturels régi de la même manière que l'on régit le commerce général.

 

Me Pacéré

Oui, là-dessus je partage, ne serait-ce qu'en partie, votre point de vue. Mais pour moi la culture est tellement éminente et peut-être parce que je me retrouve directement imbriqué, que ce soit par l'économique, le social, le politique, dans l'ensemble que constitue ma culture, que, pour ma part, il faudrait au moins un minimum d'équilibre entre les nations même s'il y a le problème du développement et du sous-développement, un minimum d'équilibre et de considération réciproque entre les nations et les hommes. À partir de là, je pense que, dans le cas du GATT ou un autre, il faut aborder toutes les considérations qui s'imposent avec tous les partenaires, leur permettre effectivement cette expression de leur culture, leur permettre également de gagner leur vie au même titre que les autres.

 

Jean-Louis Roy

Si je comprends bien, il n'y a pas beaucoup de gens autour de cette table qui sont inquiets, alors qu'on a vécu cette espèce de sentiment flou et général, ces sept ou huit dernières années, d''une prépondérance américaine, d'une domination américaine. On n'entend pas cela de votre part. Michel Noël, vous avez dit ce matin que des groupes culturels autochtones qui n'avaient jamais eu de visibilité dans le monde en ont maintenant. Vous n'appartenez pas à cette grande catégorie de gens marqués par beaucoup d'inquiétude.

 

Michel Noël

Je pense que les cultures sont fragiles et que ce qui est important, c'est que les cultures puissent s'enraciner et prendre des forces. Du côté de la mondialisation, pour les peuples autochtones, je vois des effets très bénéfiques pour les Amérindiens. Ces gens-là n'avaient jamais eu la parole! Aujourd'hui, à cause de cette pépinière d'artistes, il y a une explosion chez les peuples autochtones du point de vue artistique. La nouvelle mondialisation leur ouvre des portes, leur donne des scènes où s'exprimer, et ce qu'ils font surtout, c'est parler d'eux-mêmes et parler de leur culture. Il y a là des aspects très positifs, mais rien n'empêche que les cultures sont aussi très fragiles.

 

Constant Agbidinoukoun

Oui, nos cultures, si on ne les soutient pas, si on ne donne pas les moyens qu'il faut aux artistes, si on ne leur permet pas de se produire, nos cultures sont fragiles. De plus en plus, je crois qu'il faut que tous ceux qui ont en charge la promotion culturelle s'engagent à valoriser davantage nos cultures, à leur donner les moyens, comme M. Noël l'a dit. De plus en plus de gens peuvent aller d'un continent à l'autre pour se produire parce qu'ils en ont les moyens. Sans les moyens, ils ne peuvent pas. On dit qu'il faut 1% du budget pour la promotion culturelle. Est-ce respecté par la plupart des nos états en Afrique ? Ce n'est pas évident!

 

Jean-Louis Roy

Le secteur privé qui émerge dans vos pays ?

 

Constant Agbidinoukoun

Je dois avouer qu'en Afrique le privé n'accorde pas beaucoup d'importance à l'investissement culturel parce qu'il veut que cela lui rapporte tout de suite alors que la culture est à long terme: on ne s'attend pas à y investir et à récolter du jour au lendemain. Il faut intéresser le privé à la promotion culturelle. Pour la première fois, à la Conférence de Cotonou, j'ai entendu parler de langues nationales partenaires de la langue française. Je n'en avais jamais entendu parler et je suis étonné que ce soit à la Francophonie de soutenir les langues nationales. Je crois que les gouvernements, les institutions, les structures doivent avoir pour souci de promouvoir ces langues-là, d'inviter les artistes à vivre de leur culture et de leur donner les moyens pour le faire.

 

Jean-Louis Roy

Nous sommes injustes envers l'extrême gauche de notre table, Marie-Claude Sarrazin, vous avez demandé la parole depuis longtemps.

 

Marie-Claude Sarrazin

Je voulais revenir à l'exception culturelle. Vous l'avez bien évoqué, c'est un concept apparu dans le cadre de négociations d'ententes économiques. Par ailleurs, on ne parle que de la culture au sens de l'art, or la culture englobe beaucoup plus que ça: c'est la mémoire collective d'un peuple, d'une nation, donc en ce sens-là, l'exception culturelle ne peut être le principe qui guide une mondialisation qui ne doit pas être qu'économique. Bien sûr, dans le domaine économique, il ne faut pas que les biens culturels soient soumis aux mêmes règles d'ouverture des marchés, etc., mais la diversité culturelle, le maintien et le développement de la diversité culturelle en tant que richesse du patrimoine commun de l'humanité est un principe qui, à mon avis, est beaucoup plus intéressant pour concevoir cette mondialisation qui peut être beaucoup plus qu'économique.

 

Carmen Ruest

Je trouve très important, dans le sens où Michel Noël le disait, de miser sur la jeunesse. Plusieurs pays, en parlant de Francophonie, ont un très gros taux de population très jeune. Il faut commencer à cultiver son jardin de bonne heure, à mon avis. Il faut que la culture d'un pays soit enracinée dès la jeunesse, pour que ces jeunes-là soient fiers de ce qu'ils ont, et qu'ils grandissent partout dans une intégrité culturelle qui va peut-être traverser les âges. Chacun, dans nos petits jardins, doit focaliser sur la jeunesse. C'est peut-être un aparté, mais c'est mieux que d'en rester aux discours et aux politiques. C'est avec nos enfants, tous les jours, qu'il faut le faire. Hier soir, quelqu'un me disait que dans son pays 50% de la population est jeune. Il faut miser là-dessus; il faut que les gens s'enracinent et grandissent dans une intégrité et une fierté de vivre leurs cultures.

 

Jean-Louis Roy

Mariana Perisanu, vous venez d’un pays qui a connu une expérience étonnante depuis la deuxième guerre mondiale jusqu’en 1989-1990, et où la démocratie, l'état de droit, le respect, la promotion des droits et libertés, l'intégrité des personnes, etc., n'étaient peut-être pas au cœur, pour dire le moins, des politiques. Certains disent que la culture occidentale est le respect des individus, le respect des droits et libertés, l'état de droit, la démocratie. Quand on a vécu dans une société qui s'est retirée de ces valeurs, comment le ressent-on et comment les restaurer ?

 

Mariana Perisanu

Oui, nous avons été privés de ce patrimoine de valeurs communes et on sait très bien que la Roumanie se dirige, avec des efforts parfois désespérés, vers l'Europe. Mais une grande tradition culturelle existait qui continue d'exister et les jeunes d'aujourd'hui essaient de s'affirmer, par le biais des langues et par le biais des cultures qu'ils arrivent à connaître.

Il faut comprendre la position un peu particulière de la Roumanie et de toute l'Europe de l'Est, dans une Europe qui a été hémiplégique et qui l'est peut-être encore en quelque sorte, une Europe qui voudrait s'unir. On crée toutes ces institutions, une Europe institutionnalisée mais à la fois il se fait jour une deuxième tendance d'éclatement de l'Europe donc d'affirmation des identités des provinces, des collectivités locales et je pense qu'on doit tenir compte de ce phénomène à la fois d'union et de morcellement que je retrouve en quelque sorte en Amérique aussi. Donc cette volonté des identités locales, des collectivités, c'est la force, mais en même temps dans une société tellement concurrentielle, la société du monde d'aujourd'hui, seul le plus fort va résister. En quelque sorte la culture européenne se sent menacée et celle de la Roumanie aussi; elle voudrait avoir sa part dans ce concert polyphonique universel, mais je pense que l'économie va dominer et imposer certaines priorités.

 

Jean-Louis Roy

Je demande à qui veut prendre la parole quels sont les vrais objets où il y aura choc des cultures dans le monde, choc des cultures au sens de rencontres difficiles, et où les médiations, les conciliations, les réconciliations devraient être recherchées ? François Bugingo !.

 

François Bugingo

On est en train de confondre culture et patrimoine culturel. Le patrimoine culturel, c'est toute cette richesse sur laquelle se bâtit une société, ce qu'a chaque peuple à l'origine, chaque nation. Mais je persiste à croire que la culture est une réalité mouvante, une réalité en marche; on ne peut pas parler de protéger la culture québécoise dans un sens figé parce que la culture québécoise maintenant va se situer par rapport à cette réalité démographique qu'elle entend devenir, avec la présence des immigrants de plusieurs pays.

Quand on parle de l’exception culturelle, je pense que c'est une preuve classique de ce que je considère comme une classique hypocrisie qui ressort toujours de beaux colloques, de belles conférences, etc., dans le sens où il ne sert à rien de se battre sur ces notions de détails alors qu'ailleurs les industries, les usines sont en train d'envahir ces continents. La culture pour éclore, pour grandir, doit vivre dans un espace où tout est en harmonie économiquement, politiquement, structurellement. À quoi sert de dire qu'on soutient les arts dans un pays X, si jamais demain matin celui qui commence à chanter va se faire tuer. J'ai toujours été fasciné par ces images qui viennent de l'extrême Asie, de la Chine où pour montrer leur culture, on brandit des petits drapeaux le 1er mai. Quelle est la limite de leur liberté d'expression ? Le “choc” culturel, à l'avenir, viendra, à mon sens, de cette confrontation entre les politiques politiciennes, les politiques économiques et l'explosion de la technologie qui démocratise tout, qui ne permet plus d'avoir de grands parleurs et de petits faiseurs et de grands faiseurs et de petits parleurs. Le choc des cultures à l'avenir va être quand les intellectuels, les artistes africains vont être confrontés à la réalité, comprendre qu'en réalité ils parlaient pour eux, qu'ils ne parlaient pas pour ces millions de paysans qui sont dans les campagnes et qui attendent avec impatience le caterpillar qui va venir des États-Unis pour leur permettre de faire reculer le désert. Arrêtons de faire des beaux discours pour nous-mêmes. Essayons de dire finalement qu'on est dans un bassin où on ne doit pas considérer l'apport de l'autre comme une vague qui risque de nous engloutir mais, comme de beaux surfeurs, voir cette belle vague et se dire : “ Eh bien, je vais monter au-dessus, et je vais sauter plus haut qu'eux. ”

 

Jean-Louis Roy

Michel Noël, vous avez le goût de monter au-dessus et de sauter plus haut comme dit François Bugingo ?

 

Michel Noël

Je pense qu'il faut aller au-delà des questions sur ce qu'est le choc des cultures. Je fais beaucoup de littérature de jeunesse et mon métier me donne le privilège de rencontrer des jeunes sur différents continents, dans divers pays : les Amérindiens, les jeunes du Québec, etc. Et on discute beaucoup; finalement je me rends compte que les jeunes à travers le monde, ou du moins les jeunes que je connais, ont à peu près tous les mêmes préoccupations, et c’est peut-être à ce niveau que se situe le choc des cultures. D'abord il faut dire que les jeunes ont actuellement un problème d'identité considérable. Dans ce monde de mondialisation où tout va très vite, les jeunes ont de la difficulté à se rattraper et se posent la question : Qu’est-ce qui va donner un sens à ma vie ? Là, il y a peut-être un choc ou des éléments de choc. La deuxième question qu'ils se posent, on l'a effleurée un peu tout à l'heure, c'est toute la question de la spiritualité. Ils se demandent aujourd'hui en quoi il faut croire. Et la société actuelle n'apporte pas beaucoup de réponses aux jeunes. Les jeunes se disent : Qu'est-ce qui est sacré aujourd'hui ? En retournant à mes racines, je peux leur répondre que ce qui est sacré, c'est l'eau que l'on boit, la nourriture que l'on mange, et l'air que l'on respire, c'est fondamental. J'ajoute : “ Si vous ne me croyez pas, arrêtez de respirer pendant cinq ou dix minutes, vous verrez bien.” On touche à la question de la sacralité, à la question de la spiritualité chez les gens parce que c'est le retour aux choses qui sont près d'eux. À mon avis, pour les jeunes, le choc des cultures se situe à ce niveau de la spiritualité et de l'identité. Je vous livre la synthèse de ce que les gens que j'ai rencontrés pensent.

 

Jacques Chevrier

Je dirais qu'on est entrés dans une société qui n'est peut-être pas encore métissée. Il suffit de regarder le paysage français. On voit très bien se rencontrer, se confronter, se heurter quelques fois des cultures différentes, mais je n'ai pas du tout une vision pessimiste. Enfin, il me semble que ce processus préfigure l'avenir et je voudrais ici évoquer un écrivain antillais, considéré comme maître à penser, le romancier et poète Édouard Glissant. Il a publié il a peu de temps un roman qui s'intitule Tout-monde, c'est un clin d'œil au concept de mondialisation, et dans ce roman Tout-monde, suivi d'ailleurs d'un traité du Tout-monde, il réfléchit sur le phénomène actuel de rencontre des cultures, de choc des cultures, tel qu'il peut le lire d'ailleurs à un double niveau puisqu'il est à la fois profondément attaché aux Antilles et profondément très proche de la culture américaine, puisqu'il vit à New York. Il a développé un concept qui est peut être de l'ordre de l'utopie, mais je crois qu’il faut nous inscrire dans l'utopie , c'est le concept de créolisation. Et ce concept de créolisation, il le théorise comme une rencontre, un choc qui n'est pas forcément angélique de différentes cultures mais dont la résultante, encore imprévisible, préfigure ce monde nouveau qui serait baroque, qui serait polyphonique. Il a une très belle image que j'ai notée dans son roman Tout-monde : vision d'un monde polyphonique et baroque à l'image, écrit-il, des églises des Amériques, des Amériques latines, où, écrit-il, les anges sont Indiens, la Vierge Noire et les cathédrales des végétations de pierre. Je crois que Glissant ouvre la voie à cette réflexion sur l'avenir et sur une mondialisation, qui ne serait pas affectée, comme c'est le cas trop souvent, d'un indice négatif.

 

Jean-Louis Roy

Carmen Ruest, avez-vous cette impression, parfois, de travailler dans un monde baroque ? Vous travaillez avec des gens qui viennent de toutes sortes de régions du monde, qui sont jeunes donc qui apportent avec eux un bagage culturel et qui le créent en même temps... Vous est-il arrivé de penser dans les termes que vient d'utiliser Jacques Chevrier, annonçant un monde plus baroque ?

 

Carmen Ruest

Oui, tout à fait. Il m'arrive souvent d'en faire l'expérience .. À chaque fois qu'arrive un nouvel artiste, la dynamique change. C'est difficile parce que les jeunes sont aussi en quête d'identité comme le mentionne Michel Noël. Cela prend un certain temps. Il faut laisser les portes ouvertes et voir les gens tels qu'ils sont; les recevoir tels qu'ils sont; ne pas avoir peur d'accepter leur différence. Ce n'est pas évident pour tout le monde. Certains ne tiennent pas le coup; des gens pour qui la personnalité ne correspond pas du tout à cela. En réalité, je crois qu'il s'agit d'un manque de connaissances; car, si la différence et la possibilité des mélanges font partie de la vie d'une personne au départ, mieux ce sera accepté et moins de conflits il y aura.

 

Me Pacéré

En fait, sous l'angle du choc des cultures, et par rapport à notre temps, je voudrais signaler deux domaines assez singuliers. Il s'agit du choc des cultures mais à l'intérieur de la même culture. En Afrique, nous nous retrouvons avec un conflit des générations. Nous avons les anciens détenteurs de la culture, surtout de la culture du sacré, et nous avons des jeunes qui font des copies de ces actes du sacré pour le tourisme. Ce qui crée un sérieux conflit de générations parce que, excusez l'expression, la culture est un peu en train de se prostituer pour satisfaire une demande extérieure, d'où un conflit à l'intérieur. Mais aussi, je crois que, pour les temps à venir il peut aussi s'instaurer un autre conflit, cette fois à l'extérieur. J'ai été surpris de constater que, par exemple, le masque baga de Guinée n'existe plus en Guinée, pratiquement. On est arrivé au point où des Guinéens sont obligés d'aller en Europe, ou de venir dans les Amériques, pour faire ou demander des photos de leurs masques, pour ensuite aller chez eux les reproduire et disposer de copies. Ce qui fait que, sous l'angle de la culture, les cultures des pays du tiers-monde sont en train de s'exporter ou d'être complètement exportées vers l'extérieur. Pour les temps à venir, dans la mesure où après tout ces musées extérieurs constituent évidemment des tabernacles d'expression de la culture faisant désormais partie du patrimoine de ces pays-là, je crains qu'il y ait un conflit des cultures entre les pays anciennement détenteurs de beaucoup d'objets de culture et ceux qui souhaiteront les revendiquer. On sait ce qui se passe entre l'UNESCO et les pays actuellement détenteurs de ces objets, lesquels font partie désormais de leur patrimoine culturel.

 

Michel Noël

J'aimerais réagir à cette question de métissage. Je suis métissé, le choc des cultures, c'est ma mère qui l'a eu ! Cette question de métissage est pour moi fondamentale. Aujourd'hui, il est grand temps de le reconnaître; il faudrait que tous les gens en soient fiers, puisque nous sommes tous métissés. Des Québécois pure laine, cela n'existe pas, on l'a démontré. Et c'est la même chose chez les Amérindiens : des Amérindiens qui le soient purement, qui n'aient pas eu dans leurs ancêtres des gens qui venaient de l'extérieur, cela n'existe pas. Je suis personnellement très heureux de pouvoir dire que j'ai deux cultures et que je me sens très à l'aise dans l'une et l'autre. Biologiquement et culturellement, je suis d'origine amérindienne parce que j'ai vécu les quatorze premières années de ma vie dans une réserve et dans une communauté amérindienne. Je suis fier de ma façon de penser et que ma façon de voir les choses soit d'origine amérindienne. Je trouve que c'est très enrichissant. Je terminerai en parlant de Hubert Reeves, l'astrophysicien et grand poète à qui on a souvent posé la question : vous êtes Québécois, vous vivez en France, comment ressentez-vous cela ? Il trouve extraordinaire de pouvoir vivre dans deux pays, dans deux cultures et de se sentir très à l'aise dans les deux. C'est mon cas aussi, je suis Québécois d'origine amérindienne et j'y trouve un grand enrichissement. Ne devrions-nous pas tous être fiers de nos ancêtres et de ce métissage dont nous sommes issus?

 

François Bugingo

Je voudrais parler aussi de métissage. On pourrait parler de cette Amérique dont on prétend qu'elle est en train de nous envahir. En réalité, quand on est à l'extérieur, on voit l'Amérique comme un gros bloc qui s'en vient, et, quand on se rend à New York ou à Hollywood et dans tous ces terrains de création et de domination américaine, on se rend compte que c'est rempli de Coréens, de Mexicains, d'Espagnols, etc. En réalité on se dit que peut-être la grande force de l'Amérique, c'est qu'elle a su ramasser des richesses et des talents venus de divers horizons, qu'elle leur a donné des outils de communication forts comme la technologie et la langue anglaise et puis tout a explosé et a dominé le monde...Une chose que la Biennale est en train d'essayer de réaliser et qu’il serait bon de poursuivre, c'est de réfléchir aux outils à donner aux praticiens des peuples en difficulté mais amoureux de la langue française : les outils technologiques, pour qu'à leur tour ils puissent accepter ce métissage de toutes les nations, de toutes les cultures et se faire hérauts de leur propre histoire. Il y a un proverbe que j'adore : “Tant que les lions n'auront pas leur propre historien, les histoires de chasse continueront à glorifier les chasseurs.”

 

Me Pacere

Je voudrais remercier notre sœur bretonne de ce qu'elle a dit pour encourager les pays sous-développés dont les cultures sont effectivement en train de disparaître. Ce qui laisse supposer qu'il faut que nous luttions. Bien que je sois Noir et de bon teint, je fais carême. Pour connaître la culture et préserver la culture bretonne, j'ai appris à jouer des binious et des bombardes, j'ai été à la Forêt de Paimpont où vivaient les chevaliers de la Table ronde, tout cela pour m'imprégner d'une culture autre que la culture africaine et de l'aider également à se développer.

 

Nicky Norris

Je travaille pour le ministère du Patrimoine canadien. J'ai bien aimé tous les discours des sages, mais les vrais Jeunes n'ont pas encore donné leur opinion sur le choc des cultures. Je trouve dommage qu'on ne les ait pas encore entendus parler de leur expérience eux-mêmes.

 

Jean-Louis Roy

Sur scène quelques-uns de nos amis représentaient bien la catégorie des Jeunes, et on a laissé la parole à qui voulait la prendre; ils sont peut-être plutôt en réflexion qu'en intervention...

 

Mioara Todosin

Je vous donne mon opinion parce que pendant la biennale j'ai discuté avec beaucoup de biennalistes et je n'ai pas été choquée de rencontrer des personnes qui venaient de cultures différentes, qui avaient des traditions différentes et des visions différentes. Pour moi il n'y a pas eu choc des cultures, mais un dialogue enrichissant et extraordinaire.

 

Jean-Louis Roy

Ce que vous avez dit traduit un peu ce que nous avons entendu ici cet après-midi. J'invite le vice-président de la Biennale, sous-ministre adjoint au ministère du Patrimoine canadien à venir dire un mot en terminant cette avant-dernière session de la Biennale, M. Norman Moyer.

 

Norman Moyer

Merci de me permettre de vous communiquer quelques petits messages. Vous avez démontré un esprit de persévérance très noble, malgré la mauvaise qualité acoustique de la salle et je vous remercie tous, non seulement pour la richesse de vos propos et commentaires, mais pour la hardiesse que vous avez montrée afin de continuer à faire face aux problèmes liés aux multiples aspects du choc des cultures. Bien que je comprenne la réaction de Florent Eustache Hessou par exemple, qui était légèrement agacé par l'optimisme de nos conférenciers, je me dois d'exprimer ma satisfaction pour votre optimisme et votre confiance face au choc des cultures, que ce soit par un métissage positif ou dans l'opportunité de s'ouvrir, d'accéder à tout un monde que vous avez bien présenté. En tant que vice-président de la Biennale pour la section des Amériques, voilà deux ans que l'équipe d'ici et moi-même sommes impliqués dans la planification et la préparation de cette XIXe biennale. Aujourd'hui, j'ai le plaisir de vous dire jusqu'à quel point cette biennale a été enrichissante pour nous de Patrimoine canadien, et pour moi personnellement. Permettez-moi de vous remercier de votre participation très active, et de souligner le fait que votre implication nous a donné une responsabilité : celle de continuer à construire, avec des jeunes, la vision des gens qui ont fondé la Biennale; de chercher des moyens modernes et sans cesse renouvelés pour poursuivre le travail des gens qui ont inspiré la Biennale c'est-à-dire d'amener la culture et la langue françaises au lieu qui lui convient dans le siècle qui s'ouvre maintenant et de vous dire que la Biennale entre dans une période de réflexion. J'en ai parlé avec le président et avec d’autres pour savoir comment nous allons envisager cet avenir. Je vous invite, par l'entremise de notre président, Roland Eluerd, ou par d'autres membres du conseil d'administration, à nous fournir vos idées sur la direction, le créneau, et comme on dit ici, la niche, que devra occuper la Biennale. On aimerait bien avoir vos idées là-dessus d'ici à l'automne; alors nous parlerons entre nous d'abord et ensuite avec les gouvernements, avec l'Agence de la Francophonie, de cette place que la Biennale va occuper. Nous allons tenir compte de l'expérience de cette biennale dans nos discussions et du besoin d'y intégrer une nouvelle génération. Jeunes poètes, jeunes qui avez participé à l'organisation, jeunes qui avez participé à la réflexion à titre de conférenciers, nous acceptons le défi que vous nous avez lancé de moderniser, d'évoluer et de poursuivre l'élan de cette biennale et je vous en remercie. Je veux remercier aussi chaleureusement nos participants de cet après-midi.

A la Une

 La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d'un épanouissement sans cesse en progrès. 

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d'Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, éditions de Fallois, 1998, p. 93