Lise DUBOIS

Vice-doyenne de la Faculté des arts et des sciences sociales, Université de Moncton, Nouveau-Brunswick

 

La situation linguistique dans l'Acadie des Maritimes

 

Décrire l'Acadie des Maritimes dans le temps qui nous est donné sans faire d'omission impardonnable et sans simplifier à outrance tient du miracle, car il s'agit de trois provinces.

En effet, il s'agit dune situation linguistique complexe qui découle de tant de facteurs externes, tels que l'histoire, les structures administratives et juridiques contemporaines, de facteurs internes tels que la densité démographique, la capacité organisationnelle des diverses communautés qu'on regroupe peut-être de façon un peu trop générale sous le vocable d'Acadie des Maritimes.

Je vais néanmoins tenter l'impossible en divisant ma présentation en deux parties. La première un peu factuelle qui se conforme au but visé de la table ronde ce matin: je parlerai de l'étalement des parlants français et de certaines tendances démographiques, du cadre général juridico-politique, des acquis, etc. Dans la seconde partie, je propose de présenter le résumé de quelques études de nature socio-linguistique qui je l'espère sauront illustrer le côté dynamique du paysage linguistique de l'Acadie des Maritimes, c'est-à-dire les lieux de mouvance, les mouvements, les changements linguistiques et sociaux qui sont en cours et qui sont en devenir dans cette région de la francophonie canadienne.

Tout d'abord, dans cette géographie, il est important de signaler que l'Acadie des Maritimes ne correspond à aucun territoire bien circonscrit, et ne se situe pas à l'intérieur de frontières nettement découpées; elle est dispersée dans les trois provinces maritimes du Canada, soit le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Écosse et l'Île-du-Prince-Édouard. La population acadienne habite donc des aires géographiques fragmentées qui relèvent de trois juridictions provinciales différentes. Ces aires géographiques sont plus ou moins isolées les unes des autres, certaines le sont beaucoup. D'autres sont un peu plus rapprochées mais elles connaissent d'importantes disparités sur le plan social, économique, institutionnel et politique. Le découpage traditionnel de l'Acadie des Maritimes est un découpage conçu en fonction de la rose des vents. Le Nouveau-Brunswick compte trois régions dites acadiennes dont le degré d'homogénéité linguistique varie. Vous avez le Nord-Ouest et le Sud-Est qui comprend deux comtés. La Nouvelle-Écosse a trois régions mixtes, le Sud-Ouest, le Nord-Ouest et une petite région au pied de l'Île Madame. L'Île-du-Prince-Édouard a un comté à l'ouest de lîle qui compte une densité francophone un peu plus importante que les autres régions. On doit tenir compte du fait que ce découpage arbitraire du territoire n'est pas étanche: des francophones habitent les régions à forte majorité anglophone sur l'ensemble du territoire des provinces maritimes.

La répartition de la population de langue française en trois classes générales dit peu de choses sur leurs conditions socio-linguistiques: Dans la région du Nord, par exemple, la Péninsule acadienne a une très forte majorité francophone. Même chose dans le Nord-Ouest du Nouveau-Brunswick. Dans le comté de Kent, une région comprend près de 70% de francophones. D'autres régions comprennent une population qui se situe entre 15 et 50% de francophones. Il y a un grand écart entre 15 et 50%, mais il s'agit quand même de minorités qui ne sont pas négligeables. Pour prouver encore une fois combien ce genre de découpage est arbitraire, le comté d'Inverness dans le Cap-Breton de la Nouvelle-Écosse compte environ 14% de francophones. La densité de la francophonie acadienne varie donc beaucoup sur tout le territoire. Maintenant voici quelques chiffres: l'ensemble de l'effectif francophone se déclarant de langue maternelle française se chiffre à un peu plus de 280 000 personnes en 1996, ce qui constitue environ 15% de la population des trois provinces. Près de 86% de ces locuteurs francophones habitent le Nouveau-Brunswick, où la proportion des locuteurs se déclarant de langue maternelle française s'élève à environ 33%. En Nouvelle-Écosse et à l'Ïle-du-Prince-Édouard, cette proportion s'élève à 4%.

Je signale une tendance démographique intéressante que mon collègue a soulignée tout à l'heure: l'urbanisation croissante des Acadiens qui a certainement un effet sur la culture de la francophonie de cette région. Au cours de la décennie de 1981 à 1991 presque toutes les agglomérations urbaines d'une certaine importance à prédominance francophone, à l'exception de Saint-Jean Nouveau-Brunswick qui se situe sur la Baie de Fundy, ont toutes connu une augmentation notable de leur population de langue française.

Je vous fais grâce d'autres pourcentages. Cette migration des francophones vers les villes à prédominance anglophone est sans aucun doute un changement de culture comme l'a signalé mon collègue mais a aussi d'importants effets sur les pratiques langagières notamment sur la langue de travail, sur la langue de communication dans les affaires quotidiennes, sur la langue de l'engagement communautaire et sur les modalités de l'expression de l'appartenance au groupe francophone. Nous y reviendrons un peu tout à l'heure.

Quant au contexte juridico-politique, il est très périlleux pour une linguiste d'essayer de démystifier un peu l'édifice juridique en matière de droits linguistiques qu'on s'est donné au Canada, mais je vais tenter quand même de vous en présenter les grandes lignes, tout en tenant compte d'éléments récents qui contribuent à définir le climat dans lequel s’exercent les droits et celui dans lequel s'expriment les revendications nécessairement toujours nombreuses dans cette partie du Canada. Nul doute que la population acadienne du Nouveau-Brunswick s'est taillé une place privilégiée par rapport aux autres communautés francophones des provinces maritimes. Cette place privilégiée, elle le doit en partie à son poids démographique comme on vient de le voir, mais en partie à l'adoption de lois conférant un statut d'égalité non seulement aux langues des deux groupes linguistiques mais aussi aux groupes eux-mêmes. Je fais référence ici à la Loi sur les langues officielles de 1969 et à la loi reconnaissant l'égalité des deux communautés linguistiques de 1981, loi qui a été enchâssée dans la Constitution canadienne en mars 1993. Ainsi l'Acadie du Nouveau-Brunswick a-t-elle un statut particulier dans l'espace public du Canada. Mais malgré ces conditions favorables, malgré cette situation privilégiée, l'Association des juristes d'expression française du Nouveau-Brunswick, dans le cadre d'un Symposium en mars dernier, présentait à la population un projet de code de droits linguistiques du Nouveau-Brunswick qui visait l'égalité réelle des Acadiens et Acadiennes de cette province dans tous les secteurs. La loi sur les langues officielles se limite à la fonction publique. Bien que le consensus qui s'est dégagé lors de ce symposium favorise la réforme de la loi, une réforme fondamentale de la Loi sur les langues officielles, la réaction du gouvernement jusqu'ici a été pour le moins déconcertante. En Nouvelle-Écosse et à l'Île-du-Prince-Édouard, les revendications de droits linguistiques s'articulent surtout autour de l'obtention des droits scolaires, l'école étant vue comme étant au cœur du maintien et de l'épanouissement des communautés linguistiques minoritaires. Ces deux provinces se sont vues obligées, au cours des dernières années de recourir encore une fois aux tribunaux. En Nouvelle-Écosse, on attend incessamment, autour du 10 août, le dénouement judiciaire de la question des écoles homogènes secondaires; et au printemps dernier les francophones de l'Île-du-Prince-Édouard ont eu gain de cause devant la Cour Suprême du Canada quant à l'obtention d'une école francophone dans cette municipalité, un jugement de la Cour Suprême qui sera un jugement-clé pour les autres communautés minoritaires de tout le Canada.

Quelques mots sur les acquis organisationnels et institutionnels. L'Acadie des maritimes s'est dotée, au cours du dernier siècle, d'institutions viables et dynamiques qui font sa force aujourd'hui, bien que cette capacité organisationnelle soit inégale dans les trois provinces.

Je les nomme rapidement : l'Université de Moncton, créée en 1963, qui fonctionne uniquement en français. La Nouvelle-Écosse, malgré ce que nous a dit notre président tout à l'heure, a aussi une université de langue française, l'Université Sainte-Anne située à Pointe-de-l'Église, une petite université tout à fait au sud-ouest de la Nouvelle-Écosse. Toujours dans le secteur de l'éducation signalons l'adoption en 1978 au Nouveau-Brunswick de la dualité administrative au ministère de l'Éducation du Nouveau-Brunswick qui a créé dans l'ensemble de la province des espaces unilingues français de la première à la dernière année de scolarisation. Dans le domaine des soins de santé, la société acadienne s'est dotée au cours des dernières années d'un Centre hospitalier, la société néo-brunswickoise, d'envergure provinciale, où sont centralisés les services médicaux plus spécialisés qui sont dispensés en français. Voilà un petit panorama de l'Acadie des maritimes.

J'aimerais vous parler maintenant d'études socio-linguistiques qui sont à mon avis un peu plus révélatrices d'une situation linguistique en devenir que les simples faits que je viens de vous énumérer. La première étude dont je voudrais vous parler porte sur l'évolution de la situation linguistique d'un quartier populaire de Moncton; elle nous a permis de conclure que la progression du français au Nouveau-Brunswick, c'est-à-dire le fait que le français connaît une extension dans ses usages, dans presque tous les secteurs de la vie privée au Nouveau-Brunswick, depuis un peu plus de cinquante ans, a d'importantes répercussions sur les pratiques langagières et sur les représentations linguistiques des locuteurs. Cette étude permet en effet de comprendre comment s'articulent les situations linguistiques que nous vous décrivons ce matin, les pratiques langagières et les représentations linguistiques. Elle permet aussi d'appréhender, par le petit bout de la lorgnette, les changements considérables qu'a connus le français au Canada depuis une cinquantaine d'années, par le prisme d'un petit quartier à Moncton. C'est à travers l'analyse du discours de témoins appartenant à trois générations successives, les témoins fondateurs, les enfants des fondateurs et les petits-enfants des fondateurs que nous avons constaté les changements linguistiques suivants : la diversification registrale, c'est-à-dire la capacité des témoins à s'adapter un peu plus au style de la communication; l'acquisition de terminologies spécialisées souvent pour des raisons professionnelles; le mouvement vers la standardisation, c'est-à-dire l'aplanissement des formes concurrentes, souvent au profit de la forme française. Sur le plan des représentations, on peut également constater une évolution dans l'idée qu'on se fait du français. Les fondateurs, par exemple, savaient ou avaient intériorisé le fait que le français est une langue de minorité et convergeaient toujours vers l'anglais en présence d'anglophones. On trouve des comportements tout à fait différents chez les témoins de la troisième génération non seulement en ce qu'ils acceptent mais qu'ils revendiquent le droit à la variation, c’est-à-dire le droit à la différence.

Comme mon prédécesseur à cette table ronde, je partage son optimisme envers la francophonie canadienne pour toutes les raisons qu'il a énumérées. Je crois qu'en Acadie des maritimes on trouve une volonté d'être tout à fait inébranlable.

A la Une

 La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d'un épanouissement sans cesse en progrès. 

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d'Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, éditions de Fallois, 1998, p. 93