Paul SABOURIN

professeur à l'Université de Paris V , École Pratique des Hautes Études, en Sorbonne ;
président du Cercle Richelieu-Senghor

 

La Langue du droit : l'espace européen

 

On peut formuler autrement le titre qu'il nous a été donné de traiter, de la façon suivante : la langue française est-elle la langue du droit dans l'espace européen, au sens large ?
Répondre par l'affirmation serait arrogant. Répondre par la négative serait assurément faux. Il faut donc apporter de grandes nuances qui vont constituer l'introduction de notre sujet.

Et d'abord de quel espace européen veut-on parler ? Bien sûr des pays européens qui appartiennent à des institutions européennes, comme l'Union européenne, le Conseil de l'Europe, l'Office européen des brevets. Mais il faudra intégrer les élargissements prévus, possibles, notamment en Europe centrale et orientale. Ainsi l'espace européen est-il amené à rester mouvant et en conséquence notre sujet appelé à être recomposé bien des fois dans l'avenir.

Mais la deuxième nuance vise le fond de la question. Les trois institutions que nous avons citées ont des problèmes communs s'agissant des langues. Le français et l'anglais sont encore puissants, presque à égalité pour l'instant. Ainsi, au Conseil de l'Europe et dans l'Union européenne, si la montée de l'anglais est certaine, les Allemands, les Italiens et les Russes (ces derniers au seul Conseil de l'Europe) exigent une augmentation du nombre de langues officielles comme de celles de travail. Ils réclament un accroissement des réunions multilingues. En revanche, la remise en cause récente de la traduction des brevets à l'Office européen a porté un coup à la langue française. Avant la Convention de Munich de 1973, l'Office disposait de trois langues de traduction, allemand, anglais, français. Depuis quelques années, les brevets sont traduits dans la langue du pays concerné, dès l'instant qu'il est membre de l'Office.

Notre troisième réflexion consiste à dresser le constat que, dans la pensée scientifique, le français est en perte de vitesse, sauf peut-être en mathématique et en physique. Cela pose problème, car, on le sait, il y a interaction entre langue et démarche intellectuelle, entre langue et civilisation scientifique. Or le droit est enraciné dans le terreau intellectuel français depuis toujours. La langue française utilisée par les juristes n'est pas seulement une langue de savants, laquelle serait frappée d'obsolescence dans une civilisation de masse. C'est une langue vivante, exprimant des relations contemporaines, commerciales, économiques, politiques, plus largement juridiques entre États d'abord évidemment, entre citoyens ensuite. La science juridique est attaquée d'une manière relativement subtile.

La langue française a été longtemps la langue internationale de l'Europe et s'est imposée comme langue du droit et des instruments diplomatiques. Mais, depuis quelques années, si le droit français continue d'inspirer la législation civile et pénale dans nombre de pays, c'est en revanche la common law qui tend à fournir les soubassements du droit commercial international. Les mots anglais sont préférés aux français. Ce faisant, ils véhiculent une autre réalité, d'autres concepts. Le phénomène est patent en droit financier et dans le droit des contrats au plan international. De plus, dans les colloques internationaux, il arrive que la langue anglaise soit préférée à la française, même en France. D'un autre côté, lorsqu'on parle de l'information, la discipline du droit, comme toutes les autres, est devenue une denrée commerciale. L'information au droit est une donnée de stratégie: le pays qui la détient possède la surveillance des thèmes de recherche de ses clients. A quelle décadence politique aboutirait le tarissement d'informations scientifiques juridiques en français !

Ajoutons une remarque: la loi française du 4 août 1994 vaut évidemment pour les sciences juridiques. Les articles 5,6 et 7 de la loi s'efforcent de confirmer la place du français dans les réunions internationales, s'agissant notamment des problèmes de traduction et de diffusion des œuvres scientifiques, donc juridiques. L'article 5 est particulièrement important: il concerne les contrats passés par les personnes publiques françaises pour lesquels l'emploi du français est obligatoire, surtout s'il est prévu un arbitrage international. Malheureusement cette obligation n'est pas assez respectée.

 

I. Le français, langue du droit au sein de l'Union européenne

On fait d'abord remarquer que les Traités constitutifs et successifs de l'Union européenne sont des textes juridiques, ainsi que le corpus juridique élaboré depuis 1949. Nous procéderons selon deux axes : rappeler d'abord le régime juridique linguistique, ensuite le confronter aux faits.

 

A. Le régime linguistique de l'Union européenne (nous excluons la CECA) fait l'objet d'un texte, le règlement n° 1 du 15 avri11958, dont l'article 1er, complété à chaque élargissement, pose le principe de l'égalité des langues officielles et de travail. Il existe donc actuellement onze langues pratiquées dans les institutions de l'Un~ion européenne. Selon le même règlement, les textes adressés aux institutions par un «État-membre sont rédigés dans l'une des onze langues officielles au choix, et la réponse est rédigée dans la même langue». Les immenses productions du Journal officiel des Communautés européennes sont rédigées dans les onze langues! Mais chaque institution européenne a son propre règlement intérieur. Il faut donc y voir de plus près.

Le Parlement européen, dans son article 102, affirme que «tous les documents du Parlement doivent être rédigés dans les langues officielles» et les interventions des parlementaires dans une des langues officielles sont interprétées simultanément dans chacune des autres langues.

Le règlement intérieur du Conseil des ministres, article 8, prévoit que celui-ci - sauf décision contraire prise à l'unanimité et motivée par l'urgence- «ne délibère et ne décide que sur la base de documents et projets établis dans les langues prévues par le régime linguistique en vigueur».

On sait que la Commission travaille en trois langues: anglais, français, allemand; nous y reviendrons.

Le règlement intérieur de la Cour de Justice des Communautés et du Tribunal de première instance confère une place privilégiée à la langue française. Elle est l'unique langue de délibération, alors que, pour la procédure, la langue choisie est une de celles des onze pays.

Enfin le Traité d'Amsterdam a ajouté un alinéa 3e à l'article 8 D : «Tout citoyen de l'Union peut écrire aux institutions et organes dans l'une des douze langues du Traité [aux onze langues déjà évoquées s'est ajouté le gaélique I et recevoir une réponse dans la même langue».

 

B . Qu'en est-il en fait s'agissant de l'emploi de la langue française ? Il faut faire un rapide retour en arrière. Au début de la construction européenne, notre langue bénéficiait d'une position dominante pour une série de raisons: l'implantation en terre francophone d'institutions européennes, le fait que le français était la seule des quatre langues officielles ayant à l'époque un rayonnement international, enfin l'implication profonde de la France comme pays fondateur des institutions européennes. Notre langue était privilégiée comme langue de travail, exclusive à la Cour de Justice et à la salle de presse de la Commission. Mais l'adhésion de pays anglophones (Royaume Uni, Irlande, Danemark) a facilité le développement de la langue anglaise, qui a reçu l'appui depuis d'autres États, comme la Suède, la Finlande et même l'Autriche.

Depuis une dizaine d'années au moins, la situation du français appelle de notre part une grande vigilance, car son usage connaît un lent déclin du fait de l'entrée de l'Angleterre, et paradoxalement, de l'élargissement prévu à des pays d'Europe centrale et orientale. Cependant l'Union européenne reste attachée au plurilinguisme, car sa grande originalité est d'être une tentative d'unification démocratique d'un nombre important d'États, dans le respect de leur diversité linguistique et culturelle. Par conséquent, du point de vue des enjeux linguistiques, ce trait la différencie totalement des autres organisations internationales.

En fait, le français a été longtemps privilégié, d'abord à la Commission, puis au COREPER (Comité des représentants permanents) dans les différentes Directions de la Commission, et, comme nous l'avons vu, en salle de presse. A la Cour de Justice, le français était la langue de délibération par nécessité pratique. Le délibéré ne peut se dérouler en présence de tiers, y compris les interprètes et, si le français restait, c'est parce que la nature de notre langue dans l'élaboration du droit communautaire est reconnue, non seulement pour des raisons historiques, mais aussi de fond: la présence de grands juristes internationaux, comme René Cassin, Georges Vedel, et aussi le fait que les concepts juridiques français ont une signification très précise.

Les élargissements ont fait perdre cette prédominance au profit de l'anglais. Ainsi la Commission, en dépit du régime d'égalité des langues, utilise majoritairement l'anglais lors de réunions techniques informelles, lesquelles se multiplient. C'est ainsi que les Allemands, au mois d'octobre 1999, ont refusé de participer à deux réunions, alors qu'ils étaient principalement concernés, parce que l'usage de l'allemand n'avait pas été prévu. L'interprétation semble réservée aux seules réunions officielles, qui ne sont que le résultat de longs débats préparatoires. Ajoutons que la Commission privilégie en outre l'anglais dans les appels d'offres de marchés publics, pratique en contravention avec ses propres règles. Enfin, lorsque la Commission recourt à des experts, elle privilégie de plus en plus ceux de nationalités britannique ou néerlandaise. L'exemple le plus typique a été donné par un expert français ayant travaillé en République tchèque, qui a dû faire son rapport en anglais. En pleine guerre de Bosnie, la Commission européenne a décidé d'envoyer à la Conférence de Brioni en 1972 des observateurs qui - on en a discuté et le gouvernement français l'a signé- ne parleraient pas français.

Lorsque les Commissaires européens ont été nommés à la Commission de Bruxelles, on s'est réjoui très vite que huit sur les vingt parlent français (MM. Barnier et Lamy étant eux-mêmes Français) ; or deux événements ont montré que l'on pouvait être Français et ne vouloir parler qu'anglais dans les enceintes internationales. Le premier cas vise M. Christian Noyer, vice-président français de la Banque centrale européenne, qui, à la demande du Parlement européen, vint à Strasbourg et s'exprima en anglais! Enfin, au Sommet de l'OMC à Seatttle, M. Lamy, qui parlait au nom de l'ensemble de la Commission, s'est exprimé uniquement en anglais! Quant à la mise en place des cabinets des vingt Commissaires à Bruxelles, les Français n'ont obtenu qu'un seul fauteuil de chef de cabinet, ils ont été écartés de plusieurs cabinets importants: c'est ainsi que les Britanniques Chris Patten et Neil Kinnock n'ont pas pris de Français dans leurs cabinets alors que Pascal Lamy a choisi pour chef de cabinet-adjoint un Britannique. Ce déséquilibre au profit de la Grande-Bretagne est encore plus prononcé aux services du porte-parole: « Avant l'arrivée de Romano Prodi, l'air était français avec quelques notes anglaises. Maintenant c'est l'inverse », s'est amusée à dire une journaliste suisse !

De façon plus générale, les difficultés s'accroissent en ce qui concerne la traduction et l'interprétation en français des interventions orales et écrites émises en d'autres langues. La cause en est dans les effectifs réduits dus à la défaillance financière de nos gouvernements français successifs depuis deux décennies. Sur les instances répétées cependant de la France, la Commission a tenté de réagir. Elle a pris des initiatives en 1997-1998 pour affermir le plurilinguisme qui doit être pratiqué. Mais il a fallu l'intervention de la Cour de Justice des Communautés pour y voir plus clair, s'agissant d'un domaine fondamental, la construction du Grand Marché. En ce domaine, les textes juridiques ont adopté des rédactions disparates et utilisé des notions parfois très floues. Ainsi, dans le domaine très important de la protection des consommateurs, à propos de l'étiquetage des denrées, une directive de 1978, modifiée en 1997, à la demande des Français, dit ceci: « L'étiquetage sera rédigé dans la langue facilement comprise par l'acheteur ». Devant l'ambiguïté de cette formule, trois questions préjudicielles ont été portées devant la Cour de Justice des Communautés. On ne citera que la dernière: affaire Hermann Josef Goerres. La Cour avait été saisie le 28 novembre 1996 du problème suivant: un commerçant agit-il en conformité avec l'article 14 de la directive lorsqu'il met en vente en République fédérale d'Allemagne des denrées alimentaires étiquetées en langue italienne, française ou anglaise ? Or le règlement allemand sur l'étiquetage desdenrées alimentaires prévoit que des indications telles que la dénomination commerciale, le nom ou la raison sociale et l'adresse du fabricant, la liste des ingrédients ou la date de péremption doivent figurer en langue allemande sur le pré-emballage ou l'étiquette. Par un arrêt du 14 juillet 1998, la Cour a jugé que l'article 14 de la directive européenne «ne s'oppose pas à une réglementation nationale qui prescrit, en ce qui concerne les exigences linguistiques, l'utilisation d'une langue déterminée pour l'étiquetage des denrées alimentaires, mais qui permet également, à titre alternatif, l'utilisation d'une autre langue facilement comprise par les acheteurs». Nous restons dans l'ambiguïté, mais, en pratique, on sait que l'anglais, étant la langue la plus facilement comprise, sera adopté. Quant à l'élargissement prévu en direction des PECO, il donne déjà lieu à de sérieuses dérives. La Commission privilégie l'anglais comme langue de communication avec l'ensemble de ces pays, qu'il s'agisse d'amorcer les futures adhésions ou d'appels d'offres dans les programmes Phare et Tacis. Sur instance française, la Commission a lancé un programme d'assistance multilingue, le TAIEX, qui vise à doter chacun des PECO de ressources d'interprètes et traducteurs en nombre suffisant. Mais paradoxe, ce programme est rédigé dans chaque langue des PECO et. . . en anglais! La France a dénoncé cette anomalie.

Par ailleurs elle mène des actions pour le respect de l'égalité des langues, et donc de l'apprentissage du français par les fonctionnaires venant des PECO. C'est ainsi que le ministère des Affaires étrangères a mis en place un module de formation en français pour les fonctionnaires des PECO arrivant à Bruxelles. Ainsi, la France sensibilise ces pays aux enjeux du plurilinguisme, absolument nécessaire au sein des institutions communautaires. Peut-on en dire autant s'agissant du Conseil de l'Europe ?

 

2. Le français, langue du droit au sein du Conseil de l'Europe

Le français et l'anglais sont langues officielles et de travail au sein du Conseil de l'Europe: la situation est donc beaucoup plus claire que dans l'Union européenne. D'autre part, le Conseil s'est montré très sensible au problèmes du bilinguisme pour les langues officielles et du multilinguisme pour les langues de travail. Mais il y a beaucoup à faire.

 

A. L'état des lieux montre que le français est très présent, mais qu'on commence à observer un recul de son usage. Si le français avait une place importante, c'était là encore pour des raisons historiques: la tradition et l'implantation du Conseil à Strasbourg. Pourtant l'anglais a commencé à progresser à partir de 1990 avec l'adhésion des PECO, puis celle en 1996 de la Russie. Si l'on examine tour à tour les organes du Conseil, on constate une situation contrastée.

Ainsi, au Comité des ministres, toutes les délégations francophones s'expriment en français, à l'exception de la Pologne. Cinq autres délégations (Andorre, Italie, Espagne, Portugal et Croatie) s'expriment le plus souvent en français. Les membres des délégations russe et turque utilisent alternativement l'une ou l'autre langue officielle. Toutefois, dans les réunions de coopération intergouvernementale, qui se déroulent au niveau des experts, on observe que les délégations de pays d'Europe centrale et orientale, voire dans certains cas, celles de pays de langue romane, utilisent l'anglais de manière privilégiée, et notamment du fait des délégués les plus jeunes. En 1997,43% des documents originaux étaient rédigés en français, ce qui constitue une dégradation par rapport à 1993. Ajoutons que seulement 30% des ouvrages du service de documentation, acquis depuis 1989, sont en français. D'un autre côté, les programmes d'assistance qui concernent au premier rang les PECO se déroulent dans une seule des deux langues officielles du Conseil. Le choix de cette langue dépend de la demande du pays. L'expertise française reste présente dans les seuls domaines de la justice et des droits de l'homme.

La Convention européenne des droits de l'homme, première manifestation éclatante du Conseil de l'Europe au lendemain de sa création, est un texte juridique essentiel, qui doit être signé par tout État avant de pouvoir postuler à l'entrée dans l'Union européenne. Ce texte est issu d'idées juridiques françaises, sous la dictée de nombreux juristes français, notamment de René Cassin, prix Nobel de la paix; il est largement nourri de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Lorsque des candidats se présentent à l'entrée du Conseil de l'Europe, beaucoup d'experts désignés pour enquêter sur l'état de la démocratie du pays impétrant sont français et leurs rapports sont la plupart du temps en français. Mais si c'est à l'OSCE que la demande est faite, seul l'anglais est alors employé.

La Cour européenne des droits de l'homme est dans la même situation que la Cour de Justice des Communautés. Le français y est présent, mais on constate encore une poussée de la langue anglaise dans les réunions préparatoires aux procès. Enfin il faut signaler que la mise en place de la nouvelle Cour des droits de l'homme, en novembre 1998, s'est accompagnée d'un débat sur son régime linguistique. En effet, il avait été envisagé de privilégier la langue du requérant et de l'État défendeur afin de faciliter l'accès au mécanisme de défense des droits de l'homme et, parallèlement, de ne plus utiliser qu'une seule des langues officielles outre celle du requérant. Lors des travaux préparatoires à la mise en place, les experts français ont particulièrement veillé à ce que les deux langues officielles continuent de bénéficier d'un traitement égal, quitte à ce que la langue du requérant vienne s'y ajouter.

 

B . Le Conseil de l'Europe est intervenu afin d'organiser la présence de langues supplémentaires. Depuis plusieurs années, les autorités allemandes ont manifesté le souhait que leur langue bénéficie d'un régime identique à celui de l'anglais et du français comme langues officielles et de travail. Elles ont été suivies sur ce terrain par la Russie.

Le Comité des ministres des Affaires étrangères a donné au Secrétaire général du Conseil de l'Europe la possibilité d'utiliser un crédit spécial de 5 millions de francs afin de pourvoir à d'éventuels besoins de traduction ou d'interprétation dans d'autres langues que les deux officielles lors de certaines réunions du programme intergouvernemental. Pour 1998, le Comité des ministres a reconduit ces «provisions pour langues supplémentaires». Aucun bilan de l'utilisation de ces crédits n'a pour l'instant été dressé, mais ils semblent avoir bénéficié essentiellement aux délégations germanophone ou russophone qui ont pu ainsi travailler dans leurs langues.

Une évolution intéressante est perceptible dans le domaine de l'interprétation: la proportion des réunions bilingues (interprétation assurée seulement dans les deux langues officielles du Conseil) diminue fortement par rapport aux réunions multilingues dans lesquelles est également assurée une interprétation à partir de l'allemand, du russe et de l'italien. Le nombre de jours de réunions multilingues est ainsi de 841 en 1997 contre 565 en 1996, celui des réunions bilingues passant de 2161 en 1997 à 1832 en 1998. Cette évolution semble montrer que les pays ne disposant pas d'une langue officielle au Conseil tiennent de plus en plus à s'exprimer dans leur langue d'origine, en ayant recours aux services d'interprétation pour qu'un grand nombre de participants soit en mesure de comprendre, également dans leur propre langue, le contenu des interventions. A la suite du deuxième Sommet des Chefs d'États et de gouvernements du Conseil de l'Europe qui s'est tenu à Strasbourg en octobre 1997, un Comité des sages a été mis en place afin de réfléchir aux réformes de structures nécessaires à l'adaptation de l'organisation à ses nouvelles missions et à sa composition élargie. L'un des objectifs de cette réforme est d'améliorer la visibilité du Conseil de l'Europe. Compte tenu de l'importance et de la diversité linguistique européenne, le Comité des sages s'est penché sur la question de l'usage des langues non officielles, notamment dans les publications présentant un intérêt pour le public.

On voit ainsi que le Conseil de l'Europe conduit depuis longtemps une réflexion approfondie sur l'apprentissage des langues, qu'il développe désormais avec l'Union européenne. On citera trois exemples: le Centre européen pour les langues vivantes, créé à Graz en Autriche en 1994, le Cadre européen de référence et le Portfolio. Ce dernier est, à la manière d'un passeport linguistique, un document dans lequel chaque apprenant peut réunir progressivement et présenter de manière systématique les qualifications qu'il a acquises et les réalisations qu'il a effectuées dans le domaine de l'apprentissage des langues.

Enfin, les travaux du groupe de projet Langues vivantes du Conseil de l'Europe ont inspiré une recommandation du Comité des ministres aux États-membres, adoptée le 17 mars 1998. Ce texte dresse le cadre des mesures à prendre pour assurer le développement de l'apprentissage des langues dans la perspective d'un approfondissement des échanges entre pays européens. Il encourage les États-membres à mettre en œuvre une politique globale en faveur des langues vivantes afin de préparer les citoyens européens à la mobilité et à la coopération internationale et de promouvoir la connaissance et le respect des réalités culturelles des autres pays.

Quelles conclusions tirer de ces quelques observations ? Le Sommet de la francophonie qui s'est réuni à Hanoi en novembre 1997 a fait de la présence du français dans les organisations internationales une de ses priorités et a adopté un plan d'urgence dont la mise en œuvre a été lancée par l'agence de la francophonie: mise à disposition de jeunes experts francophones auprès de certaines organisations, développement de la formation des fonctionnaires internationaux francophones, soutien accru à la présence du français dans les réunions d'organisations non gouvernementales. Il faut souligner que cette politique s'accompagne d'un rapprochement avec les autres grandes aires linguistiques. Le français demeurera à l'évidence une langue indispensable aux organisations internationales s'il prouve qu'il est effectivement demandé par les délégations des pays francophones et utilisé par des fonctionnaires francophones comme langue de travail.

Le gouvernement français fait de plus en plus de l'influence de la France dans les organisations internationales un enjeu majeur. A l'initiative du ministre des Affaires étrangères, un séminaire réunissant nos représentants permanents auprès des organisations internationales et les fonctionnaires principalement concernés s'est tenu en mars 1998 pour réfléchir aux mesures à envisager en la matière. Le domaine du droit est apparu comme un des axes à privilégier pour l'emploi de notre langue.

En ce qui concerne l'Union européenne, même si l'usage du français reste satisfaisant, le recul auquel on assiste depuis les dernières adhésions est particulièrement préoccupant. Il s'accélérera inévitablement avec le prochain élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale si tous les moyens ne sont pas mis en œuvre pour renverser cette tendance.

Nous avons, en son temps, approuvé totalement une déclaration de Jean-FrançoisDeniau, dans les Semaines sociales de France en 1997 (p.I24) : «La ratification du Traité d'Amsterdam, qu'elle se fasse par la voie parlementaire ou par celle du référendum, nous permet d'ouvrir le débat [de la place de la langue française en Europe]. Nos partenaires n'ont jamais hésité, dans les plus grandes Conférences européennes, à poser des conditions qui leur soient propres (l'Allemagne sur la nécessité d'une nouvelle approbation parlementaire pour le passage définitif à l'euro, l'Angleterre sur le plan social. . . ). En matière de langue, les situations de fait jouent désormais contre nous. . .Pour le français, une condition à la ratification du Traité d'Amsterdam est la dernière chance».

Cela n'a pas été fait, nous le savons. Il n'y a pas en vérité de recette-miracle à proposer, mais il convient de montrer beaucoup de persévérance dans deux directions: promouvoir intelligemment notre langue d'abord; intensifier l'apprentissage par les Français d'autres langues vivantes (espagnol, arabe, allemand, chinois. . .) afin de concurrencer la langue anglaise de manière culturelle. Le seul signe d'espoir reste aux juristes, car il semble bien que la langue française résiste mieux dans le domaine du droit. Ainsi sommes-nous revenus au terme de la jurisfrancité.

 

Remerciements.

Je tiens à remercier Mme Josseline Bruchet, chef du service de documentation de la Délégation générale à la langue française, pour les documents qu'elle a bien voulu mettre à ma disposition pour préparer cette communication.

 

* PECO: pays de l'Europe centrale et orientale

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 La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d'un épanouissement sans cesse en progrès. 

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d'Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, éditions de Fallois, 1998, p. 93