Lise SABOURIN

Professeur à l'Université de Nancy II

 

Les Techniques narratives dans trois récits peuls du Djilgôdji : de l' histoire à l'épopée

 

C'est en pleine conscience de mon ignorance que j'ose prendre la parole devant un auditoire où se trouvent présents des Burkinabè et des spécialistes de littérature africaine, pour exprimer quelques opinions personnelles sur des récits peul. En effet plus habituée à apprécier les œuvres de la littérature française, je connais surtout les épopées ou contes diffusés en Europe grâce à Amadou Hampâté Bâ(1) . Mais sachant que la Biennale de la langue française allait se dérouler à Ouagadougou, j'ai eu l'idée de sonder ce que la Bibliothèque nationale de France présente comme textes issus du Burkina Faso. Parmi des documents consacrés à l'étude des coutumes ou de l'histoire, à côté d'une anthologie de proverbes parue ici même(2), j'y ai trouvé une brochure dactylographiée établie à Niamey par Elridge Mahamadou contenant des récits du Mâcina, du Kounâri, du Djilgôdji et du Torôdi, recueillis et traduits par Gilbert Vieillard, le célèbre administrateur « poullophille » du Niger dans les années 1930(3). Ces manuscrits, conservés à l'Institut fondamental d'Afrique noire de l'Université de Dakar, sont issus - Vieillard, qui les a traduits, le dit lui-même - de trois informateurs, des griots parlant le dialecte du bassin des Volta, entre Bandiagara et Say; ils sont présentés en version bilingue, avec transcription dans l'alphabet unifié préconisé par les experts réunis sous l'égide de l'UNESCO en 1966 à Bamako.

Après sélection des trois récits spécifiquement issus du Djilgôdji, la province sise au nord-ouest de l'ex-Haute- Volta, et confrontation avec d'autres éditions de contes peul, je n'ai retrouvé que le premier dans une autre impression, en annexe de l'épopée de Silâmaka et Poullori(4), les deux autres n'ayant apparemment pas été réédités. C'est pourquoi je vous propose d'abord une reproduction de ces trois textes peu diffusés(5). Le premier se situe nettement en marge des  grands chants épiques consacrés à Silâmaka, adversaire des rois du Djilgôdji, tandis que les deux autres nous présentent des princes peul, l'un Hamma Founé en compétition avec un chef touareg, l'autre une lutte interne entre deux clans possesseurs de villes rivales, avec appel à la force étrangère des Mossi. Je présente le premier en version originale (l'origine «Yero Battare, à Torodi, 28 mai 1928 (fonds Vieillard) » est signalée par C. Seydou), puis en traduction; les deux suivants seulement en français, dans la version de Vieillard.

Silaamaka e weendu Jibo

Maabo Jilgooji .yehi massina na hodda hoddu Jibo o na wiya(6) :
«Jibo weendu

wardi jam yara lootoo,

wardi bonnde yara yiiyam,

ndu filiraama kayguuji.

Alla dooma faa weeta

gaawe doomafaa hi ira.

Liileteendu jaajaali
ndu liilaake sasiiji.

Tammeteendu kooye(7) maaybe

ndu tammataake bolooli.

Weendu paate fiilaama

gaawe bonde ley weendu.

Buukari Kutu fiili en
fiiliri en ujuune ngu!

Namtoriima looci gursi

met ti gardo kala dilla

yoppa coppi weendu ley weendu. »

 

Silaamaka hokki mo jawdi, owii : « so a nelii mido jowta laamiido Jilgooji. Mido wara,
mido yara, mirdoyarna Kaalel, mido loototoo, amma wanaajam
! » laamiido Jilgooji
Hama Fune siryake.
O foonndii weendu, goddo yii haaleni laamiido.

Laamiido wii suudu laamu tan naatta kirke, talkaabe e riimaaybe foondii ton.

Tawi ebe njuwa faa bii laamu Jilgooji laseeje tati libaama nokkuure wootere. Silaamaka
tawi konu makko fuu timmii.
O neli e makko o wii : «Yaafa sabu Alla! » Be kabbi
amaana, be potondiri. Silaamaka wii
: «Jaka doole yyaraa Jibo ! » O hooti.

 

soit en traduction:

Silâmaka et l'étang de Djibo

Un mâbo du Dyilgôdyi s’en fut au Mâssina jouant sur son luth l'air de Djibo et disant :
«Étang de Djibo!

Qui vient avec la paix, s'y abreuvera, s'y baignera,

qui vient avec le mal, s'y abreuvera de sang !

Des multitudes de coursiers l'encerclent !

Dieu le garde jusqu'au matin

et les lances le gardent jusqu'au soir !

Sur ses bords gisent ventres béants

et non plus pagnes étendus !

Pavé de têtes de morts

et non de nénuphars.!

L'étang de Pâté est encerclé

et plein de lances perfides en son sein.

Boûkari Koutou nous encercle,

nous encercle de milliers de cavaliers !

On apporte des. maîtresses branches!(8)

Quiconque vient avec amertume s'en aille,

laissant les créatures(9) de l’étang dans l'étang! »

 

Silâmaka lui fit des cadeaux et dit : «Si tu t'y rends, dis que je salue le chef du Dyolgôdyi. Je vais venir et je boirai, j'y ferai boire Kâlel (10), je m'y baignerai, et ce ne sera pas pour la paix ! » Il leva une foule de cavaliers et dit qu'il se rendait à Dyolgôdyi .

Il dépêcha un messager au chef. Le chef de Dyolgôdyi. Hama Founé, s'apprêta. Lui se mit en route vers l'étang. Quelqu'un le vit et avertit le chef.

Le chef dit que seule le maison royale saute en selle et que pauvres et serfs s'en aillent là-bas(11).

Et les voilà à se pourfendre à qui mieux mieux ! Tant et si bien que, des gens de la famille royale du Dyolgôdyi, trois vingtaines en étaient gisants, abattus au même endroit ! Silâmaka trouva aussi sa colonne anéantie. Il envoya un messager au chef et dit :

« Pardonne, par Dieu! » Ils se mirent d'accord et conclurent la paix. Silâmaka dit :

« Aucune force ne peut boire à Djibo ! » Et il rentra chez lui.

 

Hamidou Hammarou Koullé

Au Djilgôdji il y avait deux rois, l'un à Péla, l'autre à Boula ou Jibo. Le roi de Baraboullé épousa la fille du roi de Jibo, et ce dernier épousa la sœur cadette du roi de Baraboullé.

Le roi de Jibo eut un fils, Hamidou Hammarou Koullé. Le chef de Baraboullé, Maramoundi Gâle, était donc son oncle maternel.

Ces rois eurent des querelles et firent la guerre. L'émir de Jibo appela Hamidou son fils et lui dit: «Ne te bats pas. ! Je n'aime pas qu'il y ait mésentente entre toi et Baraboullé. Hé, mon petit poulet ! C'est la maison de ta mère, c'est pourquoi ta part n'est pas dedans. ! Et tu ne fais rien à faire dans cette lutte. » Maramoundi vint, ils se battirent longtemps et s'épuisèrent. Nul n'en sortit vainqueur..

Maramoundi se rendit à Wahiyouga vers. Kango Naha Séré, l'empereur des Mossi, lui demanda une colonne. Il lui donna des cavaliers, deux milliers de brides. « Ce n'est pas assez, dit-il, ajoute encore ! » Il eut alors trois mille cavaliers qu'il mena à l'attaque de Jibo. La nouvelle parvint à Jibo, Hamidou fut prévenu. Lui qui n'avait que trois vingtaines de lances, il convoqua son monde et dit: « Moi, je vais me faire tuer, il ne me reste plus que trois jours. » Tous dirent: « Nous mourrons tous avec toi! » Quelqu'un fut envoyé en éclaireur et aperçut la colonne ennemie.

Hamidou alla rendre visite à son père, lui amena des joueurs de tambour et ses petits serviteurs. qui suivaient le trot de son cheval, cramponnés à la queue de la bête .Il arriva dans cet équipage jusqu'à la natte de son père que le sabot de son cheval effleura. « Roi, me voilà. - As-tu appris que Maramoundi allait arriver ? - Tu m'as dit que j'étais un petit poulet, demain tu verras si j'aime ma mère et sa famille ou si je préfère la maison de mon père. Tu m'as dit que je tenais à ma vie! Eh bien demain j'irai voir ton père dans l'autre monde, si Dieu le permet ». Les yeux de son père .s'emplirent de larmes qui tombèrent sur la natte. Il sortit.

Il alla chez sa mère et sa petite sœur. Sa jeune femme était là aussi. « Maman, dit-il, pardonne-moi pour l'amour de Dieu et du Prophète. - Je te pardonne tout, dit la mère, mais je t'en prie, voilà trois jours que tu n'as ni mangé ni bu. - Va traire. » Sa mère remplit une écuelle de lait frais, alla vers le cavalier qui ceignait ses reins. Un veau passa par là et renversa l'écuelle de lait par terre. La mère vit cela, pleura, lui dit: « N'y va pas ! »

Il partit avec les soixante. Il vit les gazelles, les antilopes, les éléphants, toutes les bêtes de la brousse qui fuyaient vers eux. Il vit enfin l'armée, le front de la colonne blanche et rouge à l'horizon. Un vieux dit : «Aujourd'hui est un jour de terreur! »

Maramoundi aperçut Hamidou, il cria à s.on armée: « Attention, en avant! » Un Mossi chanta: «Hamidou arrive, voilà Hamidou ! Hamidou n'est pas homme à reculer! » Hamidou cria: « Dieu est grand ! Sus aux païens! » Il entra dans la mêlée des chevaux, travailla de la lance et du sabre, perçant et taillant comme un bûcheron, il démolit leur armée. Il entra dans un groupe de Mossi qui lui lancèrent des flèches, il s'écroula, mais les flèches empêchaient son corps de toucher terre. Soixante hommes tombèrent aussi, tous au même endroit.

Le cheval de Hamidou, harnaché et sanglant, retourna au campement. Sa mère, sa sœur et sa femme le virent arriver. Elles prirent un poignard et se tuèrent toutes les trois. Pendant un mois. les enfants. qui allaient chercher du bois trouvèrent des chevaux mossi vivants ou crevés avec leurs mors. Le pays de Jibo était sauvé.

 

Hamma Founé et les Touareg

Hamma le jumeau, fils de Gâlo, campait à Djibo dans le Djilgôdji. Son père, Gâlo, fils d'Ounarou, régnait à Djibo. Il possédait beaucoup de vaches et vivait de laitage.

Sa femme un jour lui dit: « Apporte-moi du lait.» « Il n'y en a plus, dit-il, à cause de la saison sèche. - Tu sais bien, dit-elle, où l'herbe nouvelle a poussé, mais tu as peur d'y aller! » Il répondit: «Donne-moi, partout où il y a de l'herbe ma vache broutera! »

Il envoya quatre hommes à chameau, l'un vers l'est, l'autre vers le sud, un troisième vers le couchant et le quatrième vers le nord. « Là où vous trouverez des pâturages verts, revenez me le dire. » Ils. allèrent à la recherche de l'herbe et n'en trouvèrent qu'au nord.

« J'ai vu de l'herbe, dit le chamelier du nord, mais l'endroit est peu commode, car il y a des Touareg. - Cela m'est égal, dit Hamma Founé, là où il y a de l'herbe, je m'y rendrai! » Il fit rassembler ses jeunes gens, leur dit: « Je veux m'y rendre. » Il choisit parmi eux cent et vingt cavaliers tous armés d'une lance et de deux poignards chacun. Un matin il partit à cheval, les vaches, les femmes et les enfants suivaient. Ils parvinrent à un endroit où les bêtes engraissèrent, les vaches laitières étaient traites quatre fois par jour.

Un jour des bergers Bella vinrent par là paître le bétail de leurs maîtres et virent les vaches peules. Ils allèrent le dire au chef des Touareg. Celui-ci dit: « Cela ne vaut pas la peine qu'on se dérange. » Mais son fils se leva, réunit six cents guerriers.. Son griot l'accompagnait et chantait ses louanges et sa généalogie. Ils trouvèrent les vaches qui paissaient. Le Targui razzia tout le troupeau, s'empara d'un pâtre peul, lui coupa l'oreille et lui dit: « Va porter ça à Hamma Founé. Dis-lui que je l'attends sur la route! » Le berger alla retrouver les Peul. Hamma Founé lui dit: « La paix ? » Le berger répondit: « Non, le Targui a enlevé toutes. les vaches! »

Hamma Founé appela son captif, lui dit de seller son cheval et réunit ses gens. « Les gens à pied resteront au camp avec. les femmes et les enfants. Quant aux cavaliers, en avant! » Il aperçut bientôt le prince Targui seul avec. son griot, il lui dit: « Le salut soit sur toi! » Le Targui répondit: « Sur toi soit le salut ! » Hamma dit: « Tu m'as demandé, me voilà.» Il donna l'ordre aux cavaliers de continuer pour rattraper le troupeau. Ceux-ci les dépassèrent donc.

Il frappa le Targui d'un coup de lance mais le bois cassa. Le Targui le visa au cœur avec son halage de fer, mais le fer plia. Leurs deux chevaux se cabrèrent et ils se battirent là-haut. Ils mirent pied à terre, entravèrent leurs chevaux et engagèrent une lutte à la main. Nul ne parvint à terrasser son rival. Hamma finalement parvint à lui faire un croche-pied, et lui envoyant une poignée de sable, l'aveugla et le fit tomber à terre. Hamma prit une branche et l'en assomma, le tuant ainsi.

Il dit au griot: « Je te donne son cheval.» Il poursuivit son chemin, retrouva ses compagnons qui entre temps avaient tué un grand nombre de Touareg. Ils récupérèrent leurs vaches, leurs chevaux et rentrèrent au camp. Hamma retrouva le prince Targui dont il emporta le cadavre pour le montrer à sa femme. Il rentra et vint lui dire: « Tu as bien vu ? »

Les Touareg de leur côté rentrèrent chez eux. Leur chef leur dit: « Où est mon enfant ? »

Il envoya un homme pour prier les Peul de lui rendre le corps pour l'enterrer. Hamma se mit en selle, prit le corps et le mit en travers devant lui, le rapporta au père qui l'enterra.

Le chef Targui lui tendit la main, et ils firent la paix. Quand la pluie fut tombée, l'herbe poussa, les Peul retournèrent dans leur pays.

 

J'ai annoncé mon intention de procéder à une petite analyse des techniques narratives employées dans ces trois textes qui ont la particularité, comme toute la littérature orale africaine, de remonter à une tradition certainement lointaine, mais aussi de ne nous être accessibles, à nous Européens, qu'à travers la fixation d'un écrit. Il me semble que leur façon de transmettre l'histoire par le conte jusqu'à en dresser un rendu épique doit sans cesse être mise en relation avec cette communication spécifique.

Oralité donc, avant tout! Elle est prégnante, ne serait-ce qu'à voir comment le dialogue au discours direct s'insère dans le récit. Le conteur officie peut-être avec sa seule voix, mais il adopte les postures de ses divers personnages. Échange vif de répliques entre Hamma Founé et sa femme sur le manque de lait, défi poli mais incitatif au combat de la part de Silâmaka, envers le prince Targui, ou encore entre Maramoundi et Hamidou Hammarou Koullé, discussion aussi entre ce dernier et son père qui le suspecte d'incertitude entre le clan paternel outragé et l'amour filial pour sa mère issue du parti adverse: toutes les phrases rapportées par le conteur sont brèves, nettes et fortes. On a la sensation de les entendre de la bouche même des protagonistes, avec la force de leur conviction. Par exemple, cette répartie d'Hamidou : «Tu m'as dit que j'étais un petit poulet, demain tu verras si j'aime ma mère et sa famille ou si je préfère la maison de mon père. Tu m'as dit que je tenais à ma vie ? Eh bien demain j'irai voir ton père dans l'autre monde, si Dieu le permet », dont la vigueur n'est commentée que par son résultat: « Les yeux de son père s'emplirent de larmes qui tombèrent sur la natte ».

La densité de ces contes n'exclut pas la reduplication, apparemment plus inscrite dans le long cheminement d'une épopée. Ainsi le chant du mâbo consacré à l'étang de Djibo est-il accompli ensuite par l'action: Silâmaka, qui n'y vient pas « pour la paix », avoue ses torts quand il le voit coloré du sang de sa « colonne anéantie » comme l'avait prophétisé le poème liminaire: « Qui vient avec la paix, s'y abreuvera, s'y baignera; qui vient avec le mal, s'y abreuvera de sang! » De plus, la musicalité de cet air de Djibo, « jou[é] sur son luth » par le conteur, parfait le sens rythmique également sensible dans les deux autres récits. Même pour quelqu'un qui, comme moi, ignore la langue du pays, le martèlement des sons est évident - c'est pourquoi j'ai tenu à vous proposer au moins un des trois contes en version originale - . On entend derrière ce texte les guitares des bambados. sur le fond musical desquels s'inscrit la parole, et non l'inverse: on n'imagine pas une
simple illustration rythmique du conte, mais l'harmonie entre une phrase mélodique et le thème abordé, comme dans le genre du hoddu(12). Le crescendo des actions est rendu par l'inflation des phrases en parataxe, mais de longueur ascendante: « Il partit avec les soixante. Il vit les gazelles, les antilopes, les éléphants, toutes les bêtes de la brousse qui fuyaient vers eux. Il vit enfin l'armée, le front de la colonne blanche et rouge à l'horizon.» On ne s'étonne pas d'entendre culminer cette description sur le cri de terreur et de pitié d'un vieil homme, auquel on imagine facilement la musique associée: « Aujourd'hui est un jour de terreur! »

La communion avec l'auditoire est d'abord donc émotive, mais elle repose aussi sur l'appel au vécu le plus quotidien. La mention par deux de ces récits sur trois de la traite du lait, avec toute la valeur symbolique qu'on lui connaît dans la répartition des liens familiaux entre sang du père et lait maternel, illustre bien ce besoin fondamental des populations peul traditionnelles: est frappante la quête de l'herbe nouvelle qu'entreprend Hamma Founé, jusqu'à enfreindre les limites du territoire occupé par les Touareg au nord, afin de complaire à sa femme qui se plaint d'en manquer en saison sèche. Le lait joue encore son rôle de viatique requis au moment du combat suprême et, lorsque la mère d'Hamidou voit le veau renverser l'écuelle qu'elle avait préparée pour son fils qui n'a rien mangé ni bu depuis trois jours, elle y reconnaît le signe du destin fatal du jeune prince. Le goût de la poésie pastorale(13) affleure aussi dans le choix du berger pour messager -d'une façon qui rappelle la tragédie grecque antique- quand les guerriers touareg voient les « vaches qui paissaient » sur leur terre: « Le Targui razzia tout le troupeau, s'empara d'un pâtre peul, lui coupa l'oreille et lui dit: "Va porter ça à Hamma Founé. Dis-lui que je l'attends sur la route!" Le berger alla retrouver les Peul. Hamma Founé lui dit: "La paix?" Le berger répondit: "Non, le Targui a enlevé toutes les vaches!"»

Mais l'ancrage réaliste typique des chroniques est également visible dans le regard porté sur la nature africaine, par exemple dans cette chute du conte sur la lutte contre les Touareg: « Quand la pluie fut tombée, l'herbe poussa, les Peul retournèrent dans leur pays. » La métaphore guerrière du poème sur l'étang de Djibo est incarnée par la substitution des têtes de morts au pavage de nénuphars qui devrait couvrir l'eau de ces fleurs représentatives de l'amour et de la pureté chez les Peul; les « maîtresses branches » des arbres deviennent « lances perfides » ou canons de fusils quand « des multitudes de coursiers l'encerclent, ne laissant [plus] les créatures de l'étang dans l'étang! », comme l'ordre habituel du monde le voudrait. Le symbolisme de la nature parle ainsi directement de ses mythes au peuple qui l'écoute: celui qui a souillé de sang l'eau fondamentale l'a privé de la prospérité envoyée par les puissances célestes sur ces coupes cosmiques de virginité prête à être fécondée que constituent les fleurs de la naissance. Mais le message n'est pas seulement poétique, il retrace aussi l'histoire collective.

En effet le récit fait explicitement mention des combats entre Touareg et Peul, entre Peul et Mossi, aux XVIIIe et XIXe siècles, sans oublier la résistance de ces derniers, encore au XXe, à l'islamisation, pourtant introduite dès le XIIe sur le continent. Hamidou se présente en champion d'Allah en invoquant « l'amour de Dieu et du Prophète » au moment de quitter définitivement sa mère et sa sœur pour aller se battre contre Maramoundi qu'il attaque au cri de Dieu est grand! Sus aux païens! L'expression dévalorise les populations animistes, celles du temps du jahilaaku, de l'ardaaku, dans le feu d'une conversion musulmane plus récente qu'on ne pourrait le penser, à l'époque de la djina, comme l'attestent les historiens de l'Afrique(14). Surgit aussi très clairement l'affrontement entre clans, entre princes de cités rivales, avec cette mise en place de la situation d'Hamidou : « Au Djilgôdji il y avait deux rois, l'un à Péla, l'autre à Boula ou Jibo. Le roi de Baraboullé épousa la fille du roi de Jibô, et ce dernier épousa la sœur cadette du roi de Baraboullé. Le roi de Jibo eut un fils, Hamidou Hammarou Koullé. Le chef de Baraboullé, Maramoundi Gâle, était donc son oncle maternel. Ces rois eurent des querelles et firent la guerre. » Le lecteur européen pense immédiatement aux querelles fratricides des Atrides, des Horaces et des Curiaces, à la tragique geste thébaine. L'évolution d'une société peul du nomadisme au pouvoir religieux à la quasi féodalité des ardo, seigneurs levant impôts, décidant de la guerre, ayant droit de vie et de mort sur leurs sujets, est inscrite dans les allusions aux castes séparant les personnages du conte. Hamma Founé laisse au camp les « gens à pied » tandis qu'il emmène les « cavaliers » à la mêlée glorieuse. Il est permis d'y reconnaître « les pauvres et les serfs » qu'il renvoie aux côtés des femmes et des enfants, quand il précise que « seule la maison royale saute en selle » avec lui. Seuls les rimbe, les nobles peul, peuvent combattre, tandis que ceux que nous traduisons par le terme de captifs, nous souvenant de nos chansons de geste médiévales, les maccube, même affiliés aux familles régnantes, restent en dehors de la défense des intérêts nationaux, étant le plus souvent étrangers, prisonniers de guerre ou leurs descendants.

L'art du conteur, en retraçant ces coutumes, cette histoire collective, est d'introduire cependant l'émotion et la surprise dans l'évocation du connu pour mieux en assurer la transmission. Comment mieux susciter la première que par ce tableau idyllique, digne du pays de Heli et Yoyo, l’Éden peul, qu'a découvert le chamelier éclaireur au nord: « Ils parvinrent à un endroit où les bêtes engraissèrent; les vaches laitières étaient traites quatre fois par jour » ? Le maintien du suspense assure la seconde; la lutte entre le Targui et Hamma Founé est narrée dans toutes les incertitudes du combat: « Il frappa le Targui d'un coup de lance mais le bois cassa. Le Targui le visa au cœur avec son halage de fer, mais le fer plia. Leurs deux chevaux se cabrèrent et ils se battirent là-haut. Ils mirent pied à terre, entravèrent leurs chevaux et engagèrent une lutte à la main. Nul ne parvint à terrasser son rival. Hamma finalement parvint à lui faire un croche-pied, et lui envoyant une poignée de sable, l'aveugla et le fit tomber à terre. Hamma prit une branche et l'en assomma, le tuant ainsi.» Là aussi on pense à Roland affrontant le chef maure ou à la lancinante poursuite d'Hector et Achille autour des murailles de Troie.

La même grandeur héroïque vient d'ailleurs donner à ces brefs récits une dimension épique comparable, à petite échelle bien sûr, à la célèbre épopée bambara de Segou(15). Quelle noblesse dans la simple parole d'Hamma disant au griot de son ennemi abattu: «Je te donne son cheval! » L'amplification des faits ne manque pas non plus: quand Hamma emmène son troupeau paître chez les Touareg, il choisit parmi ses jeunes gens « cent et vingt cavaliers tous armés d'une lance et de deux poignards chacun » ; mais le prince Targui lève, contre l'avis plus posé de son père, « six cents guerriers ». Maramoundi qui avait déjà obtenu « deux milliers de brides » de l'empereur des Mossi se plaint: « "Ce n'est pas assez, dit-il, ajoute encore !" Il eut alors trois mille cavaliers qu'il mena à l'attaque de Jibo », ce qui n'empêche pas Hamidou de le combattre avec seulement « trois vingtaines de lances », tout en proclamant avec lucidité: « Moi, je vais me faire tuer, il ne me reste plus que trois jours », chiffre hautement symbolique. Et le résultat de la bataille est tout aussi désolant que le sac de l'abbaye de Seuillé chez Rabelais après la prestation de Frère Jean: « Pendant un mois les enfants qui allaient chercher du bois trouvèrent des chevaux mossi vivants ou crevés avec leurs mors. »

Le goût des scènes tragiques est un élément de cette ampleur héroïque: la mort du jeune prince, certes téméraire par comparaison avec la prudence de son père, mais aussi loué pour la fermeté de son sacrifice, est l'une des plus marquantes. Hamidou meurt pour défendre son honneur, outragé par les doutes paternels, provoquant le suicide des femmes de sa lignée, en une phrase lapidaire qui provoque d'autant plus d'effet: « Le cheval de Hamidou, harnaché et sanglant, retourna au campement. Sa mère, sa sœur et sa femme le virent arriver. Elles prirent un poignard et se tuèrent toutes les trois. » Mais la conclusion loue son dévouement: « Le pays de Jibo était sauvé. » On retrouve le même couplage du combat des chefs que dans L’Iliade, et même la scène pathétique de Priam, obligé de réclamer le cadavre de son fils à Achille pour accomplir les funérailles rituelles :

« Les Touareg [. . .] rentrèrent chez eux. Leur chef leur dit: "Où est mon enfant?" Il envoya un homme pour prier les Peul de lui rendre le corps pour l'enterrer. Hamma se mit en selle, prit le corps et le mit en travers devant lui, le rapporta au père qui l'enterra. Le chef Targui lui tendit la main, et ils firent la paix. »

C'est que les mêmes valeurs morales, la même leçon d'exaltation ressortent de ces récits que de toute épopée: voilà de quoi croire vraiment à l'universalité humaine, derrière la diversité des coutumes! Si l'orgueil blessé est réhabilité en point d'honneur assumé jusqu’à risquer la mort par Hamma défié par sa femme de trouver du lait, l'insolence de la jeunesse parallèlement est muée en sens de la bravoure par le jeune Targui, qui sacrifie sa vie là où son père prônait plutôt l'indifférence - faut-il dire la tolérance ? - à la présence des Peul en quête de vivres sur ses terres. Très subtilement, le conteur simultanément accable l'excès de zèle du jeune homme, qui amène son père à une démarche humiliante auprès de son vainqueur, tout en magnifiant sa marche au fier combat, par la compagnie de « son griot ~ qui] chantait ses louanges et sa généalogie ». Il suggère ainsi que, s'il convient de défendre fidèlement ses ancêtres, sa lignée, le territoire de son clan, la paix pourtant est bien la valeur suprême recommandée finalement par ces trois récits. Silâmaka doit voir les siens tués en même temps qu'Hamma déplore la perte des jeunes guerriers de la famille royale; les deux chefs alors acceptent la leçon préconisée par le chant initial: « Quiconque vient avec amertume s'en aille! », restaurant ainsi la loi originelle qui veut que la quête de sa subsistance, la protection de sa famille, l'harmonie avec la nature soient les fins essentielles de l'homme.

Sans atteindre la portée initiatique des jantol, ces vastes contes épiques qui assurent la grandeur littéraire de l'Afrique, ces trois récits peul véhiculent les mêmes valeurs de courage, de dévouement, de réflexion: ils transmettent dans leur brièveté, leur humilité, le passé commun de tout un peuple, partant de l'anecdotique chronique pour atteindre le légendaire; ils parlent avec vivacité, dans un langage quotidien rehaussé par la musique et le sens du verbe symbolique, des mœurs, des soucis de tous. On comprend bien leur fonction sociale et littéraire : didactisme sous-jacent, sans pédantisme chronologique ni argumentation logique envahissante; c'est à travers le plaisir de narrer ou d'entendre une belle histoire, triste mais exaltante, héroïque et proche à la fois, que chaque Peul peut simultanément méditer et rêver.

 

Notes

(1) La liste de ses publications de contes disponibles à la Bibliothèque nationale de France est assez fournie Contes initiatiques peuls, Nouvelles Éditions Ivoiriennes, 1993, puis Stock, 1994 et 1997; L’Étrange Destin de Wangrin ou Les Roueries d'un interprète africain, par A. Hampâté Bâ, Paris, C. Bourgois, 1992; La Poignée de poussière: contes et récits du Mali, par A. Hampâté Bâ, Abidjan, Nouvelles Editions africaines, 1987; Njeddo Dewal, mère de la calamité: conte initiatique peul, par A. Hampâté Bâ, Abdjan, I Dakar I Lomé, Nouvelles Éditions africaines, et Courbevoie, J.J.A. Industries, [1985] ; Kaydara, par A. Hampâté Bâ, Abidjan I Dakar, Nouvelles Editions africaines, et Paris, Présence africaine, 1978; L’Éclat de la grande étoile, Le Bain rituel, récits initiatiques peuls, édités par A. Hampâté Bâ, Lilyan Kesteloot, Christiane Seydou et Alfâ Ibrahim Sow, Colin, 1974; Koumen, par A. Hampâté Bâ et Germaine Dieterlen, Paris I La Haye, Mouton, 1961; Tierno Bokar, le sage de Bandiagara, par A. Hampâté Bâ et Marcel Cardaire, Paris, Présence africaine, 1957.

(2) G. Vieillard, Notes sur les coutumes des Peuls au Fouta Djallon, Paris, Larose, 1939; A. Hampâté Bâ, Jaawambe: traditions historiques des Peul Jaawambe, Niamey, Centre régional de documentation pour la tradition orale, [circa 1970]; A. Hampâté Bâ et Jacques Daget, L'Empire peul du Mâcina, Paris I La Haye, Mouton, 1962; Le Miel de la tradition: anthologie de proverbes burkinabe, Ouagadougou, Imprimerie nouvelle du Centre, [1988].

(3) Récits peuls du Mâcina, du Kounâri, du Djilgôdji et du Torôdi (Mali, Haute-Volta, Niger), recueillis et traduits par Gilbert Vieillard, présentés et transcrits par Elridge Mohamadou, Centre d'études linguistiques et historiques par tradition orale {CELHTO), Organisation de l'Unité africaine {QUA), Niamey, septembre 1977, 142 p. dactylographié.

(4) Silamaka et le lac de Djibo, en présentation bilingue, a été publié dans les textes annexes de Silâmaka et Pou/lori, récit épique peul raconté par Tingidji, édité par Christiane Seidou, Colin , "Classiques africains", 1972, p. 268-271.

(5) Ils figurent dans la brochure indiquée en n.3 aux p.103-119, textes IX à XI, issus des manuscrits, classés "Niger, cahier no2 {histoire)" dans le fonds Vieillard de l'Institut fondamental d'Afrique noire de l'Université de Dakar (voir Catalogue des manuscrits de l'IFAN, par Thierno Diallo et alii, Dakar, IFAN, 1966).

(6) Wiya ou wi'a {note de Ch. Seydou).

(7) Kooye ou koo'e {note de Ch. Seydou).

(8) Métaphore pour désigner les canons de fusils {note de Ch. Seydou).

(9) Mot à mot: "les petits" (des animaux, des oiseaux en particulier) {note de Ch. Seydou).

(10) Kâlel: l'interprétation de ce nom présente quelque problème; en effet le terme kaalu désigne d'ordinaire un cheval blanc: Kâlel, dans ce cas, signifierait "le petit blanc". Toutefois, dans sa traduction -si approximative soit-elle, il convient d'en tenir compte- G. Vieillard parle de "l'étalon noir de Silâmaka" et, par ailleurs, il est courant de donner le nom de Kâlel à un cheval, non en raison de sa robe (qui peut être noire) mais parce qu'il est particulièrement nerveux, indocile, capricieux et intrépide. Quelle est ici la solution? (note de Ch. Seydou).

(11) Le chef n'emmène avec lui à l'attaque que les gens de la maison royale, gardant en réserve les captifs et les gens de peu {note de Ch. Seydou)

(12) Voir A. Hampâté Bâ, "Une épopée peule. Silâmaka", in L'Homme, VIII, 1968.

(13) Attesté par A. Hampâté Bâ, "Des Foulbé du Mali et de leur culture", Abbia, no14-15, 1966.

(14) Voir les commentaires de Vieillard dans l'introduction à ces Récitspeuls. . . p. 13-14; Joseph Ki-Zerbo, Histoire de l'Afrique noire, Hatier, 1972, notamment p. 244sq.

(15) L 'Épopée bambara de Segou, recueillie et traduite par Lilyan Kesteloot, avec la collaboration de Amadou et Jean-Baptiste Traore; L'Harmattan, 1993; sur les caractéristiques de l'inspiration épique en Afrique, voir le cours du professeur Eno Bellinga, L'Esthétique littéraire dans la littérature orale africaine, Université de Yaoundé, Cameroun, ch. I, p. 8-9.

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 La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d'un épanouissement sans cesse en progrès. 

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d'Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, éditions de Fallois, 1998, p. 93