Joseph PARÉ

Professeur à la Faculté des lettres, Université de Ouagadougou



Production littéraire du Burkina Faso et oralité :quelle dynamique ?

 

Les critiques et ceux qui portent un intérêt quelconque aux littératures africaines ont mis en relief les relations d'intimité entre les productions littéraires et l'esthétique africaine. Ce rapport se fonde sur la double filiation des productions littéraires. Tout en usant de la langue de l'ancien colonisateur, les écrivains ont inscrit dans leurs œuvres les éléments de l'esthétique africaine. Les écrivains burkinabè n'échappent pas à ce phénomène et c'est sans doute pour ce motif que H. Sanwidi souligne que «Nos prosateurs ont recours à l'esthétique littéraire traditionnelle pour rendre leurs œuvres plus belles. Nazi Boni, Étienne Sawadogo, Patrick Ilboudo et Jacques Prosper Bazié puisent abondamment à cette source inépuisable. »(1)

 

Si l'on ne peut remettre en cause la présence de l'oralité dans les productions littéraires du Burkina, il reste que l'engagement de l'oralité dans l'aventure de l'écriture n'est pas sans incidence. Pour diverses raisons l'on est tenté de se demander ce qui se produit lorsque l'oralité rejoint l'écriture. Quel impact chacune des formes a-t-elle sur l'autre ? Quelle dynamique s'instaure dans cette dialectique de l'écriture et de l'oralité ?

 

L'écriture et l'oralité relèvent de deux régimes distincts avec chacun ses codes et modes particuliers d'actualisation. Dans le régime de l'écriture, même si le contexte de production du discours est important, il reste que celui-ci demeure généralement abstrait. Dans le régime de l'oralité ce contexte est important, car la communication concerne aussi bien la pensée que l'action et c'est généralement le contexte dans lequel on se situe qui va permettre de donner sens, de signifier. Comme on le voit il s'agit donc de deux régimes distincts. Dans ces conditions, il est difficile d'admettre que la rencontre de l'oralité et de l'écriture participe tout simplement de la beauté. On est plutôt tenté de considérer que la rencontre de l'oralité et de l'écriture ne se traduit pas par des harmoniques, mais plutôt qu'une certaine dynamique s'instaure, ne serait-ce qu'à travers la modulation de chaque régime pour cohabiter avec l'autre, pour former une œuvre artistique. L'une des qualités, des capacités du créateur, c'est sa capacité à conjoindre ces deux régimes dans le cadre de l’œuvre littéraire.

 

De façon globale et sans entrer dans des détails, on peut convenir que chacune des formes affecte l'autre entraînant un effort de réadaptation réciproque. La manière dont le conte sur la différence entre le partage des hommes et celui de Dieu est exploité par le P.C. Damiba dans son roman Le retour de Yembi ne s'inscrit pas simplement dans la dynamique du conte oral dit dans son contexte. Il est évoqué ici pour donner sens même à l'aventure de Yembi.

 

Pour en revenir à l'efficacité même du rapport oralité/écriture, disons qu'il s'opère une double modulation.

1) Dans le premier sens on peut considérer que l'oralité est affectée par l'écriture parce que celle-ci est obligée de s'exprimer dans un canal qui n'est pas habituellement le sien. On le sait : l'efficacité ou l'une des conditions du succès de la communication dans le cadre de la communication orale est le canal. C'est donc dire que d'une manière ou d'une autre cette oralité est biaisée. Même transcrite elle garde la mémoire ou les traces de son origine orale; c'est peut-être pour ce motif que A. Tine parlant à propos de cette oralité considérait celle-ci comme une oralité feinte qui permet à l'écrivain déterritorialisé par l'usage de la langue française de se reterritorialiser.

 

2) Dans cette rencontre de l'oralité et de l'écriture, cette dernière aussi subit l'effet de l'oralité parce qu'elle est contrainte de subir la présence, de composer avec quelque chose qui dans l'absolu peut apparaître comme un corps étranger.

 

Dans les productions littéraires du Burkina Faso, on ne peut donc pas se contenter de considérer la seule dimension esthétique lorsque les écrivains intègrent l'oralité à la production artistique littéraire. Par sa présence même l'oralité participe au réaménagement de l'armature des canons esthétiques, des règles de production des genres habituellement pratiqués. C'est le cas dans la poésie par exemple avec un écrivain comme Pacéré, qui fait des modalités de production du discours dans le contexte oral des mossé le moteur même de la production littéraire. Sa poésie sémiotise les principes poétiques de l'oralité.

 

Dans le domaine théâtral on trouve également des exemples de cette interaction. En effet le théâtre débat, tout comme le théâtre forum se réapproprient des techniques théâtrales du milieu. C'est pour ce motif que relativement à la représentation de la pièce de théâtre Les Voix du silence par l'ATB on a pu dire que celle-ci « s'édifie sur le dialogue chanté tel qu'il est couramment pratiqué dans nos traditions. Le style de jeu scénique allie la parole au chant choral, au lamento poignant, au duo d'amour...»

 

Ce faisant, ce n'est pas simplement la beauté qui est le seul effet recherché mais aussi, à travers cette inscription de l'oralité dans l’œuvre écrite, une dynamique dans l’œuvre littéraire. Elle peut même se muer pour devenir le principe qui porte l’œuvre littéraire ou encore agir comme une sorte de présence affectante.

 

Cette présence affectante se traduit par le statut du discours dans l’œuvre littéraire. Il est marqué de manière immanente et transcendantale par les éléments de l'oralité. La présence des formes particulières de construction discursive comme les proverbes contribuent à la manifestation de cette présence affectante.

 

Par ailleurs, lorsqu'on considère la présence des éléments de l'oralité dans les textes, on s'aperçoit qu'il s'opère ce qu'on peut considérer comme le régime de l'allusif. Dans certains textes où foisonnent les proverbes on s'aperçoit que ceux-ci n'ont pas pour fonction de conférer au discours une certaine beauté, ces proverbes participant de ce que l'on peut considérer comme le régime de l'allusif. En effet, la présence des proverbes permet de mettre en exergue une certaine sagesse, vision du monde, mais surtout de relativiser le poids d'une affirmation de sorte qu'à certains égards la pensée des protagonistes ne fonctionne plus suivant la dialectique du vrai et du faux mais plutôt suivant le relativisme absolu.

 

L'usage d'un proverbe peut trouver en face un autre qui en limite le principe de vérité . À partir de ce moment on ne peut plus dire que chaque proverbe est une vérité ou une sagesse comme l'ont prétendu les anthropologues ou autres africanistes, car c'est la valeur auto-référentielle de chaque proverbe utilisé qui importe. Par ailleurs l'usage de ces proverbes met en exergue ce que nous avons précédemment mentionné comme l'un des fondements de l'oralité, à savoir la contextualisation qui constitue un principe même de la validité du discours dans le cadre de l'oralité.

 

En terminant l'on pourrait envisager deux autres aspects de cette dynamique qu'instaure le recours à l'oralité dans la production littéraire à savoir l'anthropophagie et l'archi-écriture.

 

1) L'anthropophagie consiste à manger l'autre pour se sustenter; il me semble que le recours à l'oralité dans la production littéraire au Burkina Faso s'inscrit plus ou moins dans cette perspective. C'est donc un cannibalisme positif puisqu'on élargit le spectre sémantique du mot ou de l'expression du français en le relexifiant à la source d'une autre tradition.

Je voudrais rappeler cet extrait du poème de F.T. Pacéré assez illustratif à cet égard dans son recueil Ça tire sous le Sahel.

« Il y aura tous ceux qui sont étalons

Qui occupent la brousse

Qui espèrent en des lendemains meilleurs

Qui s'ajoutent aux grandeurs. »

 

2) L'archi-écriture peut être également formulée en raison du fait que l'oralité demeure rebelle même lorsqu'elle est engagée dans l'aventure de l'écriture. Ce faisant, elle inscrit dans les textes produits au Burkina ou dans d'autres pays africains les marques d'une archi-écriture.

Le recueil Saglogo de Pacéré et même toute la bendrologie constituent des marques d'une archi-écriture car ce n'est pas seulement l'écriture qui est en œuvre dans ces textes mais tout un art consommé qui implique la parole, le mouvement et même l'absence de parole.

 

Conclusion

Aborder la problématique de l'oralité dans les littératures africaines en général et dans celles qui sont produites au Burkina Faso, c'est s'inscrire dans la perspective de ce qui confère aux œuvres leur spécificité et en fait des produits d'une culture où se conjugue oralité et écriture en langue française. C'est à cet égard que les productions littéraires du Burkina méritent qu'une attention particulière leur soit accordée car elles travaillent la langue française avec une glaise africaine.

 

En tout état de cause, il faudrait dépasser la perception de l'oralité comme simple décor ou agrément et la penser comme quelque chose qui participe de la totalité de l’œuvre. En tant que signe (mot du grec signifiant semer ou avertissement, signal), l'oralité participe à donner sens aux œuvres en inscrivant les œuvres dans la dynamique de l'autre moi-même et vice versa.

 

(1) Notre librairie n° 101 Depuis le crépuscule des temps anciens. Panorama du roman, p.54.

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 La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d'un épanouissement sans cesse en progrès. 

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d'Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, éditions de Fallois, 1998, p. 93