Le français en Algérie : entre prégnance sociale et ambivalence institutionnelle
BESSAI Bachir
Maître de Conférences à l’Université de Béjaia
La présence de la langue française en Algérie est étroitement liée à la colonisation. Si la langue française s’est installée dans ce pays sous l’effet de la colonisation française, son ancêtre proche et direct le latin, est déjà passé par là, introduit par l’Empire romain lors de son invasion de l’Afrique du Nord.
Le modèle politique français jacobin a eu un impact majeur sur le système étatique de l’Algérie à travers la mise en place après l’indépendance d’une politique linguistique et culturelle dite « d’arabisation ». Cette politique répond globalement à une volonté d’unification visant l’éradication des autres langues en présence. Dans cette perspective, le berbère est vu comme un symbole de division et d’atteinte à l’unité nationale, le français est assimilé au colonialisme et à l’acculturation, et l’arabe dialectal est relégué au rang de variante orale et de sous-langue (Chelli, 2011 :38). L'arabe dit « classique », a été donc retenu comme unique et seule langue nationale et officielle. Les langues (l’arabe algérien et le berbère) réellement parlées par les locuteurs algériens n’ont bénéficié d'aucune place dans la sphère politique et éducative.
Le français, bien qu’il ne jouisse d’aucun statut juridique, a gardé une place importante dans les institutions étatiques de l’Algérie indépendante notamment dans l’école et l’administration jusqu’aux années 1970. C’est durant ces années-là que les premières lois (sous forme de décrets et d’ordonnances) relatives à l’arabisation ont vu le jour, mais peu d'entre elles ont pu être totalement appliquées.
Parmi ces nombreuses lois linguistiques, on peut citer à titre d’exemple la loi n° 91-05 du 16 janvier 1991 relative à la généralisation de l'utilisation de la langue arabe. Cette loi a pour but d’exclure l’utilisation de la langue française dans divers secteurs de la vie sociale (administration publique, la justice, l’éducation, les universités, les hôpitaux, les entreprises,...). En voici un extrait:
«Les administrations publiques, les institutions, les entreprises et les associations, quelle que soit leur nature, sont tenues d'utiliser la seule langue arabe dans l'ensemble de leurs activités, telles que la communication, la gestion administrative, technique et artistique (...). Tous les documents officiels, les rapports, les procès-verbaux des institutions, des entreprises publiques et des associations sont rédigés en langue arabe. L'utilisation de la langue étrangère dans les délibérations et débats des réunions officielles est interdite.»
L'article 32 de cette loi précise : «Sera puni d'une amende de 1000 à 5000 dinars quiconque signe un document rédigé dans une autre langue que la langue arabe pendant ou à l'occasion de l'exercice de ses fonctions officielles»
Cette loi, après avoir été mise en sourdine pendant plusieurs années, est sortie du tiroir pour être appliquée le 5 juillet 1998. Cette loi œuvre pour une répression linguistique franche et assumée sous le slogan une seule langue, un seul Etat.
La place du français en Algérie
Les politiques linguistiques mises en œuvre en Algérie ont essayé par tous les moyens de réduire l’expansion du français mais sans succès. Le français semble avoir encore de beaux jours devant lui pour des raisons sociales, économiques, culturelles, historiques et politiques.
Pendant la période de postindépendance, le français était la langue de toutes les institutions algériennes, plus particulièrement de l’école devenue le lieu privilégié de sa diffusion. Pour R. Sebaa: «La politique d’arabisation, en fait, était une politique linguistique de franco-arabisation. On a dit arabisation, parce qu’on a voulu réarabiser le Maghreb, le mettre en accord avec lui-même et treize siècles d’histoire. Mais en fait, on a aussi imposé la langue française à partir de la deuxième, de la troisième et, à la limite, de la quatrième année» (Sebaa, 1996 :3). D’autres linguistes partagent cet avis. K.T. Ibrahimi écrit : « Paradoxalement, c’est après 1962 que l’usage du français s’est étendu. Les immenses efforts de scolarisation déployés par le jeune État (avec la coopération de l’ancien colonisateur) expliquent aisément l’expansion de l’utilisation de la langue française, devenue par la force des choses la langue de l’administration, la proportion de lettrés dans cette langue dépassant de loin celle des lettrés en langue arabe ». L’école algérienne a donc plus fait pour la langue française que l’école et l’administration françaises réunies. Le rapport de 1991 sur « l’état de la francophonie dans le monde » considère l’Algérie comme le premier producteur et consommateur africain des biens culturels de la langue française.
D'après les données du recensement de 2008 communiquées par l'Office National des Statistiques en Algérie (ONS), le nombre de personnes âgées de cinq ans et plus déclarant savoir lire et écrire le français est de 11,2 millions. Cela représente un tiers des 34,4 millions que comptait l’Algérie à l’époque. L’Algérie est citée dans le rapport de la Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France en 2012 comme le deuxième pays francophone dans le monde, après la France, avec près de 16 millions de locuteurs. D’après un sondage publié par l'institut Abassa, 60 % des foyers algériens comprennent et/ou pratiquent le français. Les autres langues étrangères à l’image de l’anglais, de l’allemand ou de l’espagnol, bien que prises en charge par le système éducatif à différents niveaux, restent sans aucun ancrage social et leur utilisation est limitée. (Chelli, 2011).
Ambigüité du statut du français
Si le français occupe une place de choix dans le paysage sociolinguistique algérien, les politiques ont depuis l’indépendance adopté une attitude ambivalente vis-à-vis de cette langue. Le français est tantôt considéré comme une langue étrangère jouissant d’un statut particulier, tantôt comme une langue d’enseignement ou une langue que les textes ne veulent nommer. Les Chartes utilisent «langues étrangères» ou « autres langues », elles évitent soigneusement d'employer « langue française » (Cheriguen, 2007). Dénigrée par les uns, farouchement défendue par d’autres, la langue française en Algérie tire profit, d’une manière ou d’une autre, du réel qu’on ne peut occulter.
Même s’il est souvent qualifié de langue étrangère, le français continue d’être une langue de travail et de communication dans différents secteurs: de la vie économique au monde de l’industrie et du commerce en passant par l’enseignement supérieur et les médias.Le statut paradoxal du français en Algérie est clairement résumé dans la citation suivante : « Sans être la langue officielle, la langue française véhicule l’officialité. Sans être la langue d’enseignement, elle reste la langue de transmission du savoir. Sans être la langue identitaire, elle continue à façonner l’imaginaire culturel collectif de différentes formes et par différents canaux. Et sans être la langue d’université, elle est la langue de l’université. Dans la quasi-totalité des structures officielles de gestion, d’administration et de recherche, le travail s’effectue encore essentiellement en langue française. » (Sebaa, 2002 : 85).
La situation du français en Algérie est sans conteste unique au monde. Le français « oscille constamment entre le statut de langue seconde ou véhiculaire et celui de langue étrangère privilégiée. Partagée entre le déni « officiel », d’une part, et la prégnance de son pouvoir symbolique, d’autre part, consacrant un état de bilinguisme de fait sinon de droit qui traduit l’ambivalence de la position d’un pays qui est le plus grand pays francophone après la France » (T. Ibrahimi, 2006 : 214).
Enquête sociolinguistique à Béjaia : résultats et analyse
Les données que nous présentons ici ont été recueillies à l’aide d’un questionnaire administré auprès de quelques jeunes lycéens de la ville de Béjaia. Le terrain scolaire est le lieu où deux ou plusieurs langues sont en contact, le lieu d’enchevêtrement des différentes cultures. Les lycées représentent également un lieu de transmission et d’échange du savoir tant au niveau scientifique qu’au niveau culturel.
Les objectifs de notre étude sont doubles : au niveau des pratiques, notre recherche tente de dégager la place qu’occupe la langue française dans les pratiques langagières des jeunes de Béjaia.
En ce qui concerne les attitudes, nous avons voulu savoir dans quelle langue les jeunes lycéens bougiotes préfèrent poursuivre leurs études universitaires et quels sont les facteurs qui sont à l’origine de leurs choix.
La saisie des réponses des jeunes enquêtés aux questionnaires a été faite sur ordinateur à l’aide du logiciel d’enquête Sphinx. Ce logiciel calcule la distribution numérique et la distribution en pourcentage des réponses pour toutes les questions. Notre questionnaire a donc fait l’objet d’un traitement statistique. Nous nous limiterons dans cette contribution à l’analyse des réponses des enquêtés à quelques questions qui se rapportent davantage à la problématique que nous développons ici.
Le français tend-il à devenir une langue maternelle en Algérie?
Il faut souligner d’emblée que dans les domaines de la linguistique et de l'éducation, les termes de langue maternelle et langue première sont souvent utilisés sans distinction de sens. Pour Mackey (1996: 272), le terme de «langue première» peut faire référence à la langue qu’un individu maîtrise le mieux, à la langue la plus utilisée, à la première langue qu’une personne a apprise, à la langue parlée en famille ou bien à la langue ethnique du groupe auquel le locuteur appartient (Cube , 2005).
Le terme de «langue maternelle» est encore plus ambigu. Le linguiste allemand Dirk Naguschewski (2003) discute d’une manière pertinente la problématique de ce concept au regard de la situation sociolinguistique en Afrique francophone. Ainsi, il définit comme langue maternelle «la langue primaire, la langue apprise dès la petite enfance (la langue qui n’est pas nécessairement celle de la mère ou la langue véhiculaire la plus utilisée)». Le dictionnaire linguistique Metzler évite le terme de «langue maternelle» et comporte uniquement le terme de «langue primaire»: «la première langue qu’un enfant apprend» (cité dans Naguschewski 2003:50). Les quatre critères de Dietrich (1987) sont pris en compte à des degrés différents dans le concept de langue maternelle:
1- Critère de l’origine (ethnique): la langue des parents/ des ancêtres
2- Critère de la compétence: la langue que l’on maîtrise le mieux
3- Critère de l’identité: la langue à laquelle on s’identifie
4- Critère de la chronologie: la première langue apprise.
Les deux chercheurs en linguistique Tove Skutnabb-kangas et Robert Philison soulignent, à juste titre, que les critères (1) et (3) sont les plus pertinents. Ils insistent sur la composante identitaire dans la définition du terme, tandis que les critères (2) et (4) dépendent davantage de décisions politiques influant sur les fonctions d’une langue (Skutnabb-kangas et Philison 1989: 455).
Dans un contexte de plurilinguisme, une définition du terme «langue maternelle» n’en devient que plus complexe. Dans cette optique, Louis-Jean Calvet (1999:98) démontre à partir d’études empiriques au Mali et au Niger, que même la distinction «langue maternelle» et «langue paternelle» n’est pas pertinente, puisqu’un nombre croissant d’enfants en milieu urbain grandit avec la langue du milieu qui n’est ni celle de la mère ni celle du père. Notons aussi que quand un enfant est éduqué par des parents ou des personnes qui parlent des langues différentes, il peut acquérir ces langues simultanément, chacune pouvant être considérée comme une langue maternelle.
Etant conscient qu’une question du type «quelle est ta langue maternelle?» pourrait entraîner des malentendus, nous avons précisé la question entre parenthèses «quelle est la première langue que tu as acquise?». Ainsi, nous avons pu avoir les résultats suivants:
Il ressort de notre enquête qu’environ 24 enquêtés n’arrivent pas à se positionner dans une seule langue en répondant à la question relative à la langue maternelle bien qu’on leur ait demandé de cocher une seule réponse. Ces enquêtés sont sans doute issus des familles où deux langues sont fortement en contact au point qu'ils ne distinguent plus quelle est leur langue maternelle. Le fait de mentionner par exemple le français comme langue maternelle constitue un indice du degré de familiarité avancé que nombre de jeunes lycéens entretiennent avec cette langue.
Notons que les parents jouent un rôle important dans la rupture ou la continuité de la pratique des langues maternelles. En effet, certains parents, soucieux d’atteindre un statut social prestigieux, choisissent de transmettre à leurs enfants dès leur plus jeune âge la langue française en même temps que le kabyle ou l’arabe dialectal. Ces enfants auraient alors tendance à s'identifier comme francophones, même s'ils sont en réalité bilingues. A. Arezki (2007) fait remarquer : « Dans certaines situations les locuteurs de langue minorée auront tendance à masquer leur origine linguistique et à affirmer la langue « valorisée » comme étant leur langue maternelle».
Par ailleurs, ces pourcentages ne signifient pas nécessairement que tous ces enquêtés maîtrisent effectivement la langue déclarée comme étant leur langue maternelle car, pour des raisons parfois très complexes, un locuteur peut déclarer une langue quelconque comme sa langue maternelle alors qu’il ne la maîtrise pas. Dans cette optique, F. Melliani (2000: 61) souligne que les concepts de langue maternelle et de compétence ne sont ni reliables, ni même réversibles, et déclare plus tard qu’être compétent dans une langue peut seulement renforcer et non pas déterminer une attitude langagière, avant d’affirmer qu’un locuteur peut ainsi « déclarer n’avoir acquis aucune compétence dans une langue et affirmer pourtant que c’est sa langue maternelle, et ce afin d’affirmer son appartenance à telle ou telle communauté ».
L’impact du niveau d’instruction des parents sur la transmission de la langue française
Il faut préciser qu’aucun des trois groupes linguistiques retenus ici ne représente une unité sociale homogène et autonome. On les forme parce que cela est opportun pour l'analyse des comportements linguistiques des élèves enquêtés, mais on n'oubliera pas de souligner qu'il s'agit de catégories analytiques et non de communautés sociales.
Pour vérifier l’influence de la variable «niveau d’instruction des parents» sur la transmission du français comme première langue, nous avons croisé les réponses des enquêtés. Les résultats obtenus sont clairement présentés dans le tableau ci-dessous:
Ce qui mérite d’être signalé lorsqu'on croise la langue maternelle de l’élève et le niveau d’instruction de ses parents, est que les parents ayant un niveau d’instruction relativement faible transmettent davantage le kabyle à leurs enfants, par rapport aux parents qui ont un bon niveau d’instruction. Le pourcentage le plus important des parents qui transmettent le français à leurs enfants est obtenu du côté des parents qui ont un bon niveau d’instruction: 18% des pères universitaires, 15% des mères universitaires et 23% des mères qui ont fait des études secondaires transmettent le français à leur progéniture. Notons qu’en Algérie l’appropriation linguistique du français peut se faire par le biais de la famille: «L’enfant issu de parents intellectuels, enseignants universitaires, membres de professions libérales, hauts fonctionnaires, évoluent dans un milieu où l’usage de la langue française est fréquent. Dans ces familles, les adultes utilisent généralement le français comme langue de base en alternance avec l’arabe dialectal. Ainsi l’enfant se trouve dans une situation où le français prévaut dans les échanges et, de fait, il se l’approprie en même temps que l’arabe dialectal. Ces deux langues favorisent son intégration au sein de la famille restreinte et étendue, lui permettent de s’identifier à ses parents et de se positionner socialement et économiquement» (Queffelec et al, 2002: 94).
Le linguistique S. Chaker (2004: 3) souligne dans l’un de ses articles: «En Kabylie, notamment dans les couches moyennes scolarisées, c’est plutôt le français qui concurrence significativement le berbère, bien sûr à l’écrit, mais aussi dans toutes les situations formelles ou requérant une certaine élaboration linguistique (usages techniques et scientifiques, politiques…) ». En somme, on peut dire qu’en Algérie la pratique et la transmission sont fortement liées au niveau socio-économique et culturel des familles et des personnes. Plus on est aisé et instruit et plus on parle et transmet le français.
La majorité des familles algériennes encouragent leurs enfants à apprendre le français. Ces encouragements peuvent s’expliquer tout d’abord par l’avenir professionnel ; la langue française constitue un moyen primordial susceptible de garantir un meilleur statut social. C’est souvent une motivation de type instrumental qui est derrière ce choix : tout le monde connaît l’arabe, ceux qui connaissent le français sont avantagés. Il est donc évident que la plupart des lycéens enquêtés soient conscients du rôle du français dans l’ascension sociale.
La place de la langue française dans les pratiques langagières des enquêtés
Notre analyse de la langue maternelle des enquêtés ne permet pas de saisir les pratiques langagières réelles des enquêtés et la place qu’occupe la langue française dans ces pratiques. Nous tenterons donc dans ce qui suit d’étudier l’usage de la langue française dans la communication quotidienne des élèves. Voici les résultats obtenus dans notre enquête:
Le rôle important que joue désormais le français dans la communication quotidienne ressort de façon évidente de ce graphe. Dans 87% des familles des enquêtés interrogés, on parle français (addition des réponses toujours-souvent-parfois) même si c'est à des degrés différents, et dans 27% des cas, c’est même la pratique la plus fréquente. La présence du français est encore plus forte au sein de la jeune génération. Il y a seulement 6,6% des élèves qui disent ne jamais utiliser le français avec les frères et sœurs. Alors que le pourcentage d’élèves qui ne se servent pas du français pour parler avec leurs amis ne dépassent pas 2,7%.
Cette figure montre également que les usages du français varient suivant les interlocuteurs. C’est en dehors de la famille (parents, frères et sœurs) que sont circonscrits les usages les plus fréquents de cette langue : 57,7% des élèves emploient fréquemment le français dans leurs discussions avec les amis et environ 75% des élèves disent qu’ils parlent fréquemment (toujours et souvent) le français avec leurs professeurs.
Néanmoins, il faut noter que si la majorité des élèves interrogés déclarent qu’ils emploient le français dans leur vie quotidienne, ils sont rares ceux qui en font de cette langue un usage exclusif. Si l’on se promène dans l’espace public bougiote, on constate très vite qu’il s’agit surtout d’un mélange kabyle-français que d’un usage exclusif du français.
En Algérie, les frontières entre les langues sont loin d’être imperméables, les langues s’interpénètrent et souvent se juxtaposent à l’intérieur d’un même échange. Le mélange de langues est d’ailleurs une pratique très courante chez les jeunes lycéens rencontrés : plus de 94 % des élèves interrogés disent mélanger des langues dans leurs conversations quotidiennes. Le mélange de langues en Algérie n’est pas uniquement une affaire d’individu, il touche toutes les franges de la société. Il apparaît comme une des manifestations linguistiques les plus significatives dans une situation de communication caractérisée par une pluralité linguistique. Pour le cas de notre échantillon, ce mélange codique se présente sous différentes formes : « kabyle-français », « kabyle-arabe », « kabyle- anglais », « kabyle-arabe et français » et enfin « un mélange de plus de trois langues».
Selon le modèle insertionnel de l'alternance codique, dans le contexte de notre étude, il semble que la langue matrice est dans la majorité des cas la langue kabyle dans laquelle s’insèrent des éléments de la langue française (64,4% des réponses). On remarque dans le mélange que le français est systématiquement algérianisé, y compris par ceux qui sont capables d’employer le français standard. Dans cette optique, D. Caubet propose de redéfinir les langues qui constituent le mélange. Pour elle, il s’agit non pas de l’arabe algérien et du français, mais plus précisément de l’arabe algérien (ou du berbère) et du français algérien ou algérianisé.
Cependant, les langues en Algérie n’obéissent pas aux mêmes domaines d’usage. A titre d’exemple, un sujet à thématique scientifique, technologique, etc., est abordé plus naturellement en français qu’en kabyle ou en arabe algérien. Soulignons que c’est principalement au niveau des tabous touchant au domaine affectif et intime (sexualité et amour) que les jeunes enquêtés affirment un recours fréquent au mélange des codes. Le français permet dans ce cas la transgression comme cela a été affirmé par K. Taleb Ibrahimi (1995 :109), dont nous reprenons les propos : «le français est la langue qui permet la transgression des tabous, notamment sexuels, alors que la langue arabe est handicapée par son image trop liée aux interdits religieux et moraux ».
Selon certains élèves, le mélange des codes est une pratique qui est encouragée par les enseignants eux-mêmes alors que les instructions officielles concernant les langues d’enseignement à utiliser dans les établissements algériens prévoient que la majorité des matières soit enseignée en arabe (classique) à partir de la première année du primaire, à l’exception des cours de langues (français, anglais, espagnol, allemand…).
L'ensemble de ces résultats montrent que le français s’impose dans les répertoires plurilingues des élèves interrogés. Cela est confirmé par beaucoup d'autres travaux consacrés au marché des langues en Algérie qui placent ce pays parmi les pays où l'usage effectif du français est des plus répandus.
Attitudes des enquêtés à l’égard de la langue d’enseignement à l’Université
Dans le graphe suivant, nous présentons les réponses données par les élèves à la question : « Dans quelle (s) langue (s) voudriez-vous faire vos études à l’université ? »:
Ce graphe nous révèle que presque la moitié des enquêtés sont favorables au français comme langue d’enseignement à l’université. Le pourcentage obtenu par l’arabe est d’environ 20%. Cette proportion, en fait, nous paraît très faible ; il semble que les enquêtés hésitent à opter pour l'idée que cette langue soit la langue de l’enseignement de peur que les besoins sociaux, professionnels ou autres de la vie moderne exigent une autre langue.
Avec ces réponses d'élèves, on met le doigt sur toutes les plaies du système d’enseignement, à savoir par exemple les contradictions existant entre le secondaire arabisé et le supérieur francisé, l’insuffisance de références scientifiques et techniques en arabe, etc. Le français est un moyen d’échapper à la pénurie de la documentation en langue arabe. Le rapport de 2003 sur le développement humain dans le monde arabe signale que le nombre de traduction de livres pour l’ensemble de ces pays est inférieur au nombre de livres traduits annuellement dans des pays comme la Grèce et l’Espagne. L’arabisation de l’enseignement secondaire en Algérie a provoqué des problèmes dont le plus significatif est l’arrivée à l’université d’un grand nombre d’étudiants incapables de suivre le cursus supérieur majoritairement francisé.
Rachid Bebbouchi, spécialiste en histoire des mathématiques, a dressé un constat alarmant sur la maîtrise de la langue française par les étudiants algériens. Il raconte que pour une épreuve d’algèbre proposée aux étudiants de première année de l’Ecole préparatoire en sciences, plusieurs étudiants n’avaient pas compris les mots «sapin» et «tige», et avaient aussi confondu «cercle» et «disque», ce qui n'est pas anodin en mathématiques. Il y a encore des étudiants qui, avant de soutenir une thèse de magister ou de doctorat, doivent corriger leur texte trois, parfois quatre fois, à cause d'erreurs de langue (El Watan du 18.03.12).
Il semble d’après les réponses des élèves que la langue française garde une place privilégiée dans leur imaginaire. C’est ce qui en ressort également d’un sondage réalisé par le quotidien El Watan en partenariat avec l’institut Ecotechnics et publié dans le quotidien El Watan du 07.10.2009. Effectué selon la méthode des quotas, ce sondage d’opinion a été mené entre le 23 et le 29 septembre 2009 et a touché un échantillon de 1243 personnes issues de 74 communes algériennes. La tendance qui s’en dégage est sans aucun doute la nécessité de réformer le système éducatif actuel. Ils ne sont pas moins de 59% à revendiquer l’enseignement des matières scientifiques en langue française. Alors qu’on les disait majoritaires et nombreux à soutenir le courant de l’arabisation, le même sondage révèle que celui-ci est bien minoritaire dans la société. Seuls 26% se sont exprimés pour le maintien de l’enseignement en arabe.
L’intérêt pour l’utilisation du français est en effet important et il s’est exprimé à travers les réponses apportées à une autre question. Interrogeant les personnes sondées sur le phénomène « des cours particuliers », le sondage fait ressortir que 24,2% des Algériens « ont au moins un enfant du niveau primaire ou moyen qui a pris des cours particuliers l’année passée ». Au-delà de ce que révèle ce chiffre sur le besoin en cours de soutien, il est à noter aussi que le français est la deuxième matière, après les mathématiques, pour laquelle les parents inscrivent leurs enfants à des cours particuliers. 40% des élèves ont recouru aux cours de soutien pour apprendre le français, contre 70% pour les mathématiques, 31% pour la physique et 11% pour l’arabe.
L’orientation des nouveaux bacheliers est un autre indicateur qui permet d’analyser le choix effectué par ces derniers entre les différentes langues. Ils sont majoritaires à vouloir s’inscrire dans des filières où l’enseignement est dispensé en français et dans certains cas en anglais. Il faut signaler que, par exemple, la moyenne exigée pour s’inscrire aux départements de français et d’anglais est largement supérieure à celle requise pour s’inscrire au département d’arabe.
Les nouveaux étudiants de la wilaya de Béjaïa orientés au début de l’année universitaire 2011/2012 vers les universités de Jijel et de Sétif ont protesté contre leur affectation hors de leur wilaya. Ils ont clairement manifesté leur souhait de retourner à Béjaïa où leur filière est dispensée en langue française (la faculté des Sciences humaines et sociales de l’université de Béjaia est la seule faculté en Algérie qui assure une formation en français). Ces étudiants ont été réinscrits à l’université de Béjaia durant l’année d’après.
Un vrai défi lancé aux concepteurs de la politique d’arabisation imposée par l’Etat algérien au nom d’un conservatisme ne prenant pas en ligne de compte le besoin d’adaptation aux exigences du développement. Ce que les pouvoirs publics ont refusé à la société, mais pas à leurs enfants, en imposant l’arabe classique. A ce propos, G. Grandguillaume écrit : « l’hypocrisie sociale de la couche dirigeante était devenue manifeste : utilisant le français pour son pouvoir et sa reproduction, elle prônait l’arabe pour les autres, les condamnant de ce fait à la marginalisation par rapport au fonctionnement réel du pays» (Grandguillaume, 1998 : 20). C’est-à-dire que « Même parmi les concepteurs de l’arabisation, nombreux sont ceux qui cherchent et trouvent les moyens d’enseigner à leurs enfants le français ».
Pour conclure, nous tenons à souligner que les résultats de notre recherche ne sont pas forcément représentatifs de l’ensemble des régions d’Algérie. Toutefois, il nous semble qu’il sera toujours possible de comparer ces résultats avec ceux de travaux ultérieurs qui seront réalisés dans les autres régions d’Algérie. Toutefois, ils rendent compte clairement de l’ambivalence institutionnelle du statut du français en Algérie.
Bibliographie
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