Multiculturalisme et plurilinguisme à travers l’expérience d’Amin Maalouf

 

Dr. Lilas Al Dakr

Université de Petra Amman- Jordanie

 

La question de multiculturalisme est la question la plus abordée de nos jours dans le monde entier. Le « multiculturalisme » est un terme polysémique. Il peut désigner un aspect de la réalité sociologique et de la pluralité culturelle. Il peut aussi signifier l’ensemble des politiques publiques mises en œuvre afin de gérer la diversité culturelle. Notons que la prise en charge de la diversité ethnoculturelle représente un défi pour toutes les nations démocratiques.

Aux États-Unis, dont la nation est pluriethnique, la réflexion sur la diversité culturelle est ancienne. L’éducation multiculturelle est largement développée. La société américaine comprenant plusieurs cultures ethniques a profité du métissage des cultures dans la littérature, la musique et le cinéma. En outre, le savoir de toutes les cultures est traité dans le cursus de prestigieuses universités américaines.

En France, en revanche, certains perçoivent le multiculturalisme comme une menace des sociétés démocratiques. En effet, la question du communautarisme est l’un des débats politiques les plus épineux en France.

Notre communication aujourd’hui est centrée sur Amin Maalouf, un auteur franco-libanais jouissant d’une place privilégiée par rapport aux questions du multiculturalisme et du plurilinguisme.

Amin Maalouf prêche pour un monde du multiculturalisme et de l’identité multiple. Il n’hésite pas à montrer son implication dans le débat sur les diversités linguistiques, culturelles et identitaires. Il est intéressant de signaler que l’écrivain a essayé de constituer un réseau de connexions entre ces thèmes omniprésents dans ses écrits.

Pour mieux concevoir le bilinguisme d’Amin Maalouf, profondément fixé dans sa personnalité ainsi que dans son écriture, il nous paraît indispensable de revenir à la base de sa création littéraire: ses origines.

Parmi les écrivains francophones renommés au niveau international, Amin Maalouf représente un cas particulier. Né au Liban dans une communauté chrétienne et arabe, issu d’une famille d’origines multiples (turques, égyptiennes et libanaises), Amin Maalouf a été exposé à un très jeune âge à plusieurs traditions religieuses et culturelles. À l’âge de 27 ans, il a été contraint de s’exiler en France en raison de la guerre civile qui a ravagé le pays.

L’auteur francophone Amin Maalouf se présente en tant que Français et Libanais, Arabe et chrétien. La multiplicité de ses origines se manifeste tout au long de sa création romanesque. Istanbul, par exemple, demeure une ville symbolique dans l’imaginaire d’Amin Maalouf.

Ayant commencé son métier de journaliste en langue arabe, A.Maalouf se convertit plus tard au domaine littéraire en optant pour la langue française. Ses écrits sont marqués par le bilinguisme et même le plurilinguisme. Amin Maalouf constate que le plurilinguisme, qui est aujourd’hui au cœur des débats de réflexion en Europe, existait toujours dans son pays natal le Liban. Rappelons que sous l’Empire ottoman, on y parlait l’arabe, le turc et le persan.

L’auteur a vécu dans une culture typiquement orientale où des communautés diverses coexistaient ensemble. En tant qu’écrivain franco-libanais Maalouf porte en lui cette pluralité culturelle et linguistique. Le fait d’être à la fois libanais et français confère à Amin Maalouf un statut privilégié. Le contexte libanais à l’époque se distinguait par le plurilinguisme, un thème récurrent s’entrecroisant avec la question de l’identité et du multiculturalisme.

L’originalité de sa création littéraire émane de l’emploi des syntagmes et de tournures inconnues par le lecteur afin de transmettre ses pensées et sa culture d’origine. Ce que nous démontre son roman Origines, dans lequel le lecteur rencontre, outre la langue arabe, la langue française, le turc, le latin, le grec, l’hébreu, l’italien, etc. Dans les Désorientés, le récit est tourné vers d’autres langues: l’anglais, le portugais, l’italien, l’allemand… Par ailleurs, un grand nombre de ses personnages romanesques sont polyglottes.

L’écrivain a réussi dans sa création romanesque à créer une langue hybride à partir de la fusion des deux langues: le français et l’arabe.

L’hybridité des origines de l’auteur se traduit dans l’écriture. Amin Maalouf affirme qu’il« se sent un peu de tout » et cela se reflète dans son écriture polyglotte selon laquelle la langue du récit, le français est parsemé de mots et expressions anglais, arabes et persans. Son style se distingue par des emprunts à la langue arabe, des métaphores et des comparaisons qui incitent le lecteur à la réflexion. Par ailleurs, ce glissement d’une langue à une autre constitue la base du plurilinguisme de l’auteur.

Le choix de Maalouf d’adopter la langue française ne signifie pas qu’il a dénigré sa langue maternelle. Il affirme lors d’un entretien: « l’arabe est une partie de moi-même dont je me sens incapable de me démettre ou plutôt dont je ne veux jamais me démettre 1.» La langue maternelle est la langue des origines, de la culture. Selon Amin Maalouf, la langue et la culture sont les composantes essentielles de l’identité. Il s’avère que l’effacement de la langue maternelle met en cause l’identité. C’est à travers la langue d’origine qu’on acquiert nos premières appartenances.

 

L’hybridité est au cœur de la création littéraire d’Amin Maalouf. Elle se révèle dans ses univers multiculturels, dans son plurilinguisme et dans ses personnages aux identités complexes qui reflètent l’identité de l’auteur. Ainsi les protagonistes d’A. Maalouf sont caractérisés par leur plurilinguisme et leur humanisme cosmopolite.

Cette corrélation entre langue et culture est révélatrice des liens que l’auteur francophone entretient avec sa langue maternelle et avec la langue acquise, le français. Les deux langues fusionnent à travers l’imaginaire de l’auteur.

La langue sert non seulement à la communication, mais aussi à transmettre nos pensées et nos croyances. Le rôle du langage est primordial en tant qu’outil de communication entre les différentes cultures. Ainsi les langues sont toutes des langues de culture.

Il nous paraît difficile d’analyser la question de multiculturalisme sans traiter du plurilinguisme.

« Il n’est ni culture sans langage, ni langage sans culture 2.» C’est à travers la langue que la culture est transmise. L’un n’existe pas sans l’autre. L’écrivain franco-libanais s’affirme homme « à la lisière de deux pays, de deux ou trois langues, de plusieurs traditions culturelles 3

Les écrits d’Amin Maalouf expriment la volonté de l’auteur de créer une passerelle entre deux mondes radicalement distincts, à partir d’une langue hybride où la langue française et la langue arabe se rencontrent pour former la langue d’écriture. Autrement dit, l’écriture est un carrefour où les cultures coexistent à travers les langues, l’arabe et le français, dans l’imaginaire créateur de l’auteur.

Dans ce contexte, nous nous appuyons sur Nancy Huston, l’auteure canadienne bilingue qui s’interroge sur la fonction de la langue en disant: « Les langues ne sont pas seulement des langues: ce sont aussi des world views, c’est-à-dire des façons de voir et de comprendre le monde. Il y a de l’intraduisible là-dedans… et si vous avez plus d’une world view… vous n’en avez, d’une certaine façon, aucune 4. » Autrement dit, chaque langue offre une nouvelle perspective du monde.

Dans tous les écrits de Maalouf, nous constatons que le dialogue entre cultures, l’ouverture aux autres et l’unité au sein de la diversité se manifestent paisiblement. La contiguïté de l’arabe et du français dans les écrits d’Amin Maalouf est un signe d’ouverture. Les deux langues, arabe et français, constituent un facteur qui permet d’établir une passerelle entre l’Occident et l’Orient.

L’écrivain franco-libanais veut nous révéler que le monde actuel est multiculturel et que s’y rencontrent des cultures et des civilisations différentes.

Dans ce contexte, il nous paraît significatif de nous référer à Claude Levi-Strauss qui souligne, dans son Anthropologie structurale (1958), le rapport entre le langage et la culture: « l’émergence du langage est en pleine coïncidence avec l’émergence de la culture 5. »

Etant un écrivain libanais francophone, Amin Maalouf se considère privilégié en tant que médiateur entre son pays natal, le Liban et son pays d’adoption.

L’extrait suivant de l’incipit de l’œuvre célèbre de l’auteur, Léon l’Africain, résume en quelques lignes la vision du monde d’Amin Maalouf:

« De ma bouche, tu entendras l’arabe, le turc, le castillan, le berbère, l’hébreu, le latin et l’italien vulgaire, car toutes les langues, toutes les prières m’appartiennent. Mais je n’appartiens à aucune 6. »

La question de l’identité a été posée avec intensité dans son essai Les Identités meurtrières. Cette question mérite d’être abordée dans le contexte du multiculturalisme et du plurilinguisme.

Maalouf part de sa propre condition identitaire et décrit la complexité de cette notion avec ses composantes culturelles ou linguistiques. La question d’appartenance et d’identité constitue un élément fondamental dans l’expérience et les écrits de l’auteur.

Pour éclairer la notion d’identité selon Amin Maalouf, il nous paraît utile de reprendre les idées de son célèbre essai Les Identités meurtrières, selon lequel l’identité est composée de plusieurs appartenances mais elle est unique pour chaque individu:

« L’identité ne se compartimente pas, elle ne se répartit pas moitiés, ni par tiers, ni par plages cloisonnées, je n’ai pas plusieurs identités, j’en ai une seule, faite de tous les éléments qui l’ont façonnée, selon un «dosage» particulier qui n’est jamais le même d’une personne à l’autre 7.»

Cette identité qui est unique pour chacun est composée de plusieurs appartenances religieuses, sociales, ethniques, culturelles et raciales. Il est important de souligner que l’identité « se construit et se transforme tout au long de l’existence » elle n’arrête pas d’évoluer dans un sens où des facteurs sociaux, religieux, ethniques ou d’autres interviennent pour constituer l’identité. En effet, l’identité est le produit de l’interaction entre l’individu et la société. Elle pourrait être meurtrière lorsqu’elle s’enferme et se réduit à une seule appartenance, que cela soit la religion, la langue, la violence ou autres.

D’autre part, l’ethnocentrisme met en cause la diversité lorsque chacun pense à soi. Pour défendre cette seule appartenance, on rejette l’autre et on a recours à la violence et à la haine de soi et de l’autre 8.

Dans l’ère de la globalisation, il n’est pas étonnant que les différences culturelles et identitaires se heurtent et aboutissent à la violence. La question d’identité est un facteur majeur dans les guerres sanglantes d’aujourd’hui. Certains se sentent en danger lorsque « les dérapages meurtriers » de l’identité, selon les termes propres d’Amin Maalouf, dominent dans le monde. Cela se produit au moment où l’on s’identifie à une seule appartenance, et on tient à affirmer ses différences. L’homme choisissant une seule appartenance est condamné à une claustration permanente.

Dans le même contexte, la diversité se définit par la tolérance et l’ouverture à l’autre en acceptant ses différences. L’identité peut s’affirmer dans l’échange et le respect mutuel des cultures. Elle est le produit de l’interaction entre la société et l’individu. Autrement dit, l’identité est un processus qui se fait par l’ouverture aux autres et le contact avec les autres. C’est la seule voie pour atteindre une identité « aux appartenances multiples ».

Amin Maalouf prend le Levant comme exemple du monde plurilingue et multiculturel, ouvert au dialogue entre les cultures. A la question « êtes-vous français ou libanais? » Il répond sans aucune hésitation « l’un et l’autre ». Sa réponse résume sa vision du monde concernant l’identité interculturelle. Ce qui s’avère essentiel c’est d’appartenir volontairement à un monde interculturel qui garantit à chacun le droit d’être différent sans être exclu.

L’interculturalité repose sur l’entrecroisement des langues et des cultures qui veulent se connaître et se comprendre. Dans un échange culturel, il n’y a pas d’exclusion, il s’agit d’un rapport réciproque dans lequel aucune culture n’est supérieure à l’autre. Chaque culture apporte sa contribution enrichissante à l’autre.

L’écriture interculturelle dépasse l’appartenance et les identités pour aboutir à la diversité et à la différenciation. Maalouf, dans ses écrits ainsi que dans sa vie, est à la quête d’une identité universelle selon laquelle les identités diverses et uniques se rencontrent et cohabitent dans un monde où les frontières qu’elles soient géographiques, culturelles ou identitaires s’effacent afin de vivre paisiblement dans un monde idéal loin de l’intolérance et de l’animosité. Autrement dit, un monde où règnent le multiculturalisme et l’identité multiple.

Nous tenons à préciser que la littérature, pour Amin Maalouf, est le lieu de rencontre culturel et linguistique où les constituants identitaires s’entrecroisent à travers la narration et l’écriture pour créer un discours interculturel.

Pour conclure, Amin Maalouf passeur entre Orient et Occident, a accompli une mission remarquable d’adaptation de sa culture d’origine par sa création littéraire en langue française. A travers l’écriture, l’auteur franco-libanais a créé un monde idéal imaginaire où l’intolérance n’existe plus et toutes les appartenances se rencontrent pour former des identités diverses et uniques.

En tant qu’un auteur franco-libanais, Amin Maalouf est un partisan acharné de la diversité linguistique, du métissage culturel, et des identités et appartenances multiples. Il revendique le multiculturalisme en tant qu’une nécessité pour l’avenir de nos sociétés. Son œuvre constitue une illustration de son engagement dans le débat sur le multiculturalisme et le plurilinguisme.

Lauréat du prix Goncourt en 1993 pour son roman Le rocher de Tanios, chargé pour la Commission européenne d’un groupe de réflexion sur le multilinguisme en 2008, membre de l’Académie française depuis 2011, Amin Maalouf a marqué la littérature francophone par ses pensées libres et son engagement pour une littérature universelle et humaniste.

 

 

Bibliographie

  • A. Samir, (1993) Entretien avec Amin Maalouf, “Prix Goncourt 1993”, in An-Nahar, Beyrouth, 11 Novembre .

  • Achour, Christiane, Identité, mémoire et appartenance: un essai d’Amin Maalouf, Neohelicon, March 2006, Vol. 33, p.41-49.

  • Anokhina, Olga, Multilinguisme et créativité littéraire, Broché, Paris, 2012.

  • Assaad, Najoie, «Une mutation linguistique: le cas d’Amin Maalouf», Cahiers de l’AIEF, 2004, no. 56, p.457-483.

  • Aydinalp, Esra, «La quête identitaire chez Amin Maalouf une ‘écriture interculturelle», in Humanitas, 2017, 5 (10), p.283-293.

  • Blanchet Philippe et Coste, Daniel, Regards critiques sur la notion d’interculturalité, Harmattan, 2010.

  • Bouvet, Rachel et El Kettani Soundouss, Amin Maalouf une œuvre à revisiter, Presses de l’Université du Québec, 2014.

  • Huston, Nancy, Nord Perdu, Suivi de Douze France, Arles, Actes Sud 2002.

  • Kramsch, C., Language and Culture, Oxford University Press, Forth edition, 2003.

  • Maalouf, Amin, le naufrage des civilisations, Grasset, Paris, 2019.

  • Maalouf, Amin, Léon l’Africain, Paris, librairie générale française, coll.«Le livre de poche», 1987.

  • Maalouf, Amin, Les Désorientés, Grasset, paris, 2012.

  • Maalouf, Amin, Les Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998.

  • Solon, Pascale, «Écrire l’interculturalité; l’exemple de l’écrivain francophone Amin Maalouf», dans Hans-Jurgen LUSEBRINK et Katharina STADTLER (dir.), Les littératures africaines de langue française à l’époque de la postmodernité, État des lieu et perspective de la recherche, Oberhausen, Athena, 2004, p.163-177.

 
Notes

1 Goncourt 1993”, An-Nahar, Beyrouth, 11 novembre 1993.

2 Berthelier, Robert, “Langage(s) culture(s) personne(s)”, VST, 2005, p.44.

3 Maalouf, Amin, Les identités meurtrières, Paris, Grasset, p.9-10.

4 Huston, Nancy, Nord Perdu, Suivi de Douze France, Arles, Actes Sud 2002, P.51.

5 Cité par Berthelier, «langage(s) culture(s) Personne(s)», VST,2005/3, p.44.

6 Maalouf, Amin, Léon l’Africain, Paris, librairie générale française, coll.«Le livre de poche», 1987,p. 9.

7 Maalouf, Amin, Les Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998, p.10.

8 Ibid., p. 51.

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Jacqueline de ROMILLY

Présidente d'Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, éditions de Fallois, 1998, p. 93