Gustave Francq, pionnier de la défense du bilinguisme au Canada
Vicky BEAUDETTE, Université de Montréal (Canada).
Introduction
Ce texte s’inscrit dans le cadre d’une communication livrée lors de la XXVIIIe Biennale de la langue française qui a eu pour thème: Bilinguisme, multilinguisme, quels atouts pour la francophonie? Depuis quelques mois, nous nous penchons à l’étude des autotraductions de Gustave Francq, un syndicaliste canadien du début du XXe siècle. Ce dernier s’est prononcé ouvertement en faveur du bilinguisme dans ses textes et dans ses prises de paroles lors de rassemblements syndicaux. Nous avons pensé qu’il serait pertinent lors de la Biennale d’offrir un survol des prises de position de Gustave Francq autour de ce thème et de les présenter aux biennalistes en mariant des approches issues de l’histoire et de la traduction, des disciplines dans lesquels s’inscrivent nos travaux de doctorat. L’étude de cas proposée est donc celle de cet éditorialiste autotraducteur, c’est-à-dire qu’il produisait les versions française et anglaise de ses éditoriaux dans un journal ouvrier. Francq y faisait paraître des textes dans une langue comme dans l’autre. Il arrive parfois qu’il soit évident qu’il est l’auteur des deux versions. D’autres fois, l’identité auctoriale des versions n’est pas facilement identifiable.
Par ailleurs, Francq a été extrêmement prolifique au cours de sa carrière de journaliste et a publié dans de nombreux journaux. Toutefois, l’étude de cas proposée se concentre aux textes publiés dans la première décennie de parution du journal syndical Le Monde ouvrier/The Labor World. Nous reviendrons sur ce qui motive ce choix.
Le Canada, en raison de son histoire, représente un lieu géographique où différentes cultures et langues ont été en contact, notamment au cours de la Révolution industrielle au tournant du XXe siècle, période où l’immigration a été importante. La traduction occupe donc une place non négligeable dans l’histoire du Canada, ce qui donne lieu à une tradition canadienne de la traduction. Même encore de nos jours, il n’est pas rare de tomber sur un bitexte français-anglais au Canada, sur les produits commerciaux, dans les communications d’entreprises, dans les publications gouvernementales. Cette tradition traductive donne lieu à l’acte du traduire, et de ce fait, aux personnes qui effectuent cet acte. Cet article porte sur une de ces personnes.
Dans son livre Method in translation history, Anthony Pym (2016), historien de la traduction, partage sa vision de la personne traduisante (ou autotraduisante dans ce cas-ci) et lui distingue des caractéristiques propres. Selon lui, cette personne:
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peut faire plus que l’acte de traduction (Translators can do more than translate);
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a des intérêts personnels (Translators have personal interests);
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peut se déplacer (Translators can move);
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emprunte parfois plus d’un nom (Translators can go by several names). (Pym, 2016, p.161-174; notre traduction)
Par la démonstration de quelques éléments du discours de Francq autour du bilinguisme, il sera illustré de quelle manière Gustave Francq incarne ces caractéristiques.
Gustave Francq
Gustave Francq (1871-1952) est bien connu des historiens et historiennes du Québec (Francq, Leroux et Regroupement des chercheurs-chercheures en histoire des travailleurs et travailleuses du Québec, 2001; LeBlanc, 1971; Leroux, 2001) comme figure marquante du syndicalisme international. On lui attribue le rôle de précurseur de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ). De plus, Gustave Francq a embrassé de nombreuses carrières dans le milieu syndical, politique et journalistique. Il a d’ailleurs été désigné personnage historique national en 2008 par le Gouvernement du Canada. Une plaque commémorative a été installée depuis lors devant l’édifice du siège social de la FTQ, situé au 565, boulevard Crémazie Est, à Montréal, le long de l’autoroute transcanadienne. Cette plaque constitue un bon exemple du bilinguisme omniprésent dans les communications officielles du gouvernement fédéral du Canada. Voici un extrait de ce qui y figure:
Ce typographe et journaliste lutta au sein de syndicats, de partis politiques et de la fonction publique pour améliorer les conditions des travailleurs. Instruction gratuite et obligatoire, salaire minimum pour les femmes et réforme de la loi sur les accidents du travail comptaient parmi ses chevaux de bataille. (Parcs Canada, 2008)
Et voici la version anglaise du même extrait qui figure également sur la plaque:
A key figure in international unionism, this typographer and journalist dedicated his career to improving conditions for all workers. Working within unions, political parties, and the civil service, he championed a minimum wage for women, reform of workers’ compensation legislation, and free compulsory education. (Parcs Canada, 2008)
Parmi les chevaux de bataille les moins connus du syndicaliste se trouve la défense du bilinguisme. En effet, tout porte à croire que Francq, dans l’immense éventail de postes qu’il a occupé, a aussi agi comme traducteur et interprète dans les milieux où il a évolué. Parce que Francq a joué un rôle majeur dans l’histoire du travail au Canada, la place qu’occupe la traduction et le bilinguisme dans ses prises de paroles et ses écrits mérite étude.
Histoire de la traduction
Née de la linguistique comparative et de la littérature comparée, la traductologie est à la fois une discipline jeune et ancestrale. Le terme traduction, dans l’imaginaire collectif, se rapporte à l’acte du traduire. Il ne sera pas ici question de cet acte, mais bien de l’étude de cet acte et de son contexte, c’est-à-dire la traduction au centre de l’objet d’étude, ce à quoi se consacrent les traductologues. La traduction laisse dans l’histoire des traces tangibles d’interactions culturelles. L’étude de ces interactions, tout en tenant compte, d’une part, de l’agentivité des personnes qui les réalisent et, d’autre part, de leur aspect matériel, nous aide à mieux saisir la place de la traduction et du multilinguisme dans l’histoire et à mieux discerner les rapports qui s’installent entre les cultures en interaction.
L’histoire de la traduction a certes fait couler de l’encre au cours des dernières années. La monographie Les traducteurs dans l’histoire de Jean Delisle et de Judith Woodsworth (2014) en est à sa troisième édition, ou encore, les ouvrages Portraits de traducteurs (1999) et Portraits de traductrices (2002) sous la direction de Delisle, pour ne nommer que ces quelques exemples. Quoique fort riches, ces livres ont, bien entendu, omis certaines personnes traduisantes qui ont marqué l’histoire, comme dans le cas de Gustave Francq pour le Québec. Partant de ce constat, cet article propose de donner à Francq une attention traductologique autour du thème du bilinguisme au Canada. Cette courte introduction servira à terme à mieux contextualiser la place qu’il occupe dans l’histoire de la traduction au Canada.
Gustave Francq, Le Monde ouvrier/The Labor World et corpus
Belge d’origine arrivé en 1886 à Québec, l’apprenti-typographe Gustave Francq, tout juste âgé d’une quinzaine d’années, est vite mêlé aux grèves qui avaient cours à Québec dans le milieu des typographes. Cette profession était à cette époque réservée à l’élite de la classe ouvrière, car aux connaissances techniques et manuelles s’additionnent des connaissances linguistiques de haut niveau. Francq savait donc lire et écrire en français dès son arrivée à Québec. Comme le mentionne son biographe, ce serait en raison de la participation de Francq aux grèves de Québec qu’il se fait remarquer et cela lui vaut dès son tout jeune âge la réputation de militant. Tout ceci lui nuit à se trouver du travail auprès des imprimeries de Québec. Il n’a d’autres choix que de chercher ailleurs, ce qui le pousse à «s’exiler» entre 1892 et 1900 aux États-Unis, plus précisément à Lowell, au Massachusetts, et en Belgique. Il revient définitivement à Montréal dès 1900 où il sera enterré à sa mort en1952. Cosmopolite, il a beaucoup voyagé au cours de sa vie. Par exemple, il se rend à Seattle en 1913 pour assister au Congrès annuel de la Fédération américaine du travail (American Federation of Labor). Il voyage aussi en Suisse en 1919 pour participer aux Conférences de Berne: la Conférence socialiste et ouvrière internationale du 3 au 10 février et, simultanément, la Conférence syndicale internationale du 4 au 8 février.
En plus de ses implications dans les mouvements ouvriers, il a exercé, dans le domaine de l’imprimé, le métier de typographe, certes, mais il a également été plus tard propriétaire d’imprimerie, directeur de journal et éditorialiste. Cultivé et instruit, Francq traduisait, interprétait et rédigeait ses textes, puis les imprimait, en français et en anglais. Dans un hommage posthume, on dit de lui qu’il parlait «un français soigné ou un anglais teinté d’accent germanique» (LeBlanc, 1991, p. 5). De plus, dans une biographie qu’il consacre à la vie de cet éditorialiste bilingue, l’historien et professeur Éric Leroux souligne les liens qui unissent Francq à la traduction.
Au [Congrès des Métiers et du Travail du Canada], il est le premier à agir à titre de traducteur; de 1916 à 1925, il se fait même interprète pour les délégués francophones. [À] Ottawa en 1919, malgré la présence de nombreux représentants patronaux et ouvriers francophones, il est le seul délégué qui fasse délibérément une intervention en français. (Leroux, 2001, p. 86)
Proche des enjeux touchant la classe ouvrière en ce début de XXe siècle et en pleine révolution industrielle, à Montréal, Francq a contribué à la mise sur pied de trois journaux ouvriers dans lesquels il faisait paraître ses éditoriaux, souvent bilingues: Vox populi/La Voix du peuple/The People’s Voice (1905), L’Ouvrier (1908) et Le Monde ouvrier/The Labor World (1916-). Les deux premiers journaux n’ont eu qu’une courte existence. Ce n’est pas le cas du journal Le Monde ouvrier/The Labor World. Ce dernier est encore de nos jours l’organe officiel de la FTQ, ce qui en fait le plus vieil organe syndical canadien toujours en circulation. Par ailleurs, afin de souligner son centième anniversaire (Fournier, 2016, p. 7), Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) a mis à la disposition du public l’entièreté des numéros sur son outil en ligne au sein de sa collection patrimoniale.
Pour des raisons pratiques, ce journal constitue donc un point d’ancrage à l’étude du bilinguisme dans les écrits de Francq. D’abord, il est aisé d’avoir accès au journal sur le site de BAnQ. Ensuite, les travaux de l’historien étatsunien André LeBlanc (1971), bien qu’un peu vieillis, offrent, en plus d’une contextualisation du mouvement ouvrier montréalais entre 1916 et 1926, un glossaire thématique du contenu des dix premières années de parution du journal. Dans un texte introductif aux annexes de sa thèse en histoire, LeBlanc (1971, p. 121-130) explique comment il est arrivé à construire le glossaire comportant 9 767 entrées. Ce glossaire constitue un point de départ pour la préparation de cet article. L’analyse des thématiques effectuées par LeBlanc nous indique que le thème du bilinguisme a été abordé à sept reprises dans les éditoriaux du journal Le Monde ouvrier/The Labor Wolrd entre 1916 et 1926. Or, ce glossaire, saisi manuellement par LeBlanc dans une base de données informatisée, comporte quelques coquilles et des erreurs de saisie. Par exemple, une faute de frappe s’est glissée dans la base de données; une des entrées s’intitule Bilingualisim. De plus, LeBlanc a commis des oublis. L’éditorial Notre raison d’être, dont il sera question plus loin dans cet article, ne comportait-il pas une prise de position explicite au sujet du bilinguisme de la classe ouvrière au Canada. Pourtant, ce texte n’a pas été déterminé par l’historien comme un texte traitant de bilinguisme. LeBlanc n’est pas le seul à offrir un portrait des activités de ce journal dans le quotidien de la classe ouvrière de Montréal en ce début de XXe siècle. En effet, dans une biographie consacrée à Gustave Francq, l’historien Éric Leroux (2001) retrace lui aussi en détail les débuts du journal Le Monde ouvrier/The Labor World.
CMTM, CMTC, syndicalisme international et agentivité
C’est à l’occasion de l’assemblée du 18 novembre 1915 du Conseil des Métiers et du Travail de Montréal (CMTM), organisation syndicale affiliée au Congrès des Métiers et du Travail du Canada (CMTC), que Francq est nommé secrétaire-trésorier d’un comité visant la mise sur pied du journal. Le CMTC et le CMTM sont tous les deux affiliés au syndicalisme international, qui regroupe essentiellement deux pays, le Canada et les États-Unis. Ce sont les Chevaliers du Travail, une organisation originaire des États-Unis, qui ont jeté les bases de ce qu’on nomme le syndicalisme international. Un article de l’historien Jacques Rouillard, expert des questions d’histoire du syndicalisme au Canada, publié dans l’Encyclopédie canadienne, résume le rôle qu’ont joué les Chevaliers dans la formation de syndicats à Montréal. Notons au passage que l’Encyclopédie canadienne présente des versions françaises et anglaises des articles qu’elle publie.
Les Chevaliers du travail contribuent pour beaucoup à la formation des conseils centraux de Montréal (1886) et de Québec (1890). À partir de 1886, ils participent aux activités du [CMTC] qui joue un rôle de lobby auprès du gouvernement fédéral et du gouvernement du Québec afin de promouvoir des lois favorables aux travailleurs [et aux travailleuses] et à qui les syndicats québécois s’affilient […].
Pour la période qui va de 1886 à 1930, ces instances donnant une voix aux travailleurs [et aux travailleuses] sur le plan politique réclament, entre autres, des gouvernements des réformes électorales, l’enseignement gratuit et obligatoire, des programmes sociaux de même que la nationalisation des entreprises de services publics. Ces revendications témoignent d’un projet de société qu’on caractériserait de nos jours de social-démocrate, visant à réformer et non à abolir le système capitaliste. (Rouillard, Franck, Palmer et McCallum, 2018)
Ainsi, dès novembre 1915, à la suite de l’assemblée du CMTM, comme le souligne Leroux, la Labor Press Limited est constituée et son siège social est situé à la même adresse que l’imprimerie de Francq : la Mercantile Printing Co. Au départ, le CMTM sera l’actionnaire principal de l’hebdomadaire en détenant 80 % des parts (ou 400$), mais Francq en deviendra rapidement l’unique propriétaire par le rachat des parts dès l’été 1916, et ce, jusqu’en novembre 1941 quand le journal passera officiellement aux mains de la Fédération provinciale du travail du Québec (FPTQ) qui en fera son organe officiel, fédération aujourd’hui devenue la FTQ. Toujours comme l’explique Leroux, Francq en sera le directeur pendant ces quelques décennies. (Leroux, 2001, p. 142-150) Il y a donc lieu d’établir des liens indéniables entre les idéologies défendues par Francq, le syndicalisme international, le CMTM et Le Monde ouvrier/The Labor World.
Notre raison d’être, exemple d’autotraduction manifeste
Revenons au premier numéro du journal. La traduction y était omniprésente et manifeste. Dans ce numéro, nous retrouvons un éditorial en une, dans sa version anglaise, et en troisième page, dans sa version française ou encore «à l’intérieur» comme le souligne la mention «voir section française à l’intérieur» située dans le coin supérieur gauche de la première page du numéro. Autrement dit, ce numéro de tout juste quatre pages, comportait deux unes, la première en anglais en page 1 et la seconde en français en page 3. Le Monde ouvrier/The Labor World était réversible; par un simple tour de la page, la section anglaise ou française se retrouvait sur le dessus. Ces deux pages par ailleurs comportent chacune une en-tête. Chaque version de l’éditorial se situe au centre vers le bas de leur page respective. Aussi, le titre de chaque texte ne diffère qu’à un mot près et qu’au respect de conventions typographiques propres à chaque langue: Notre raison d’être, Our "Raison d'etre". Il est évident pour quiconque tourne les pages de ce premier numéro que ce texte est bel et bien une traduction, voire une autotraduction, c’est-à-dire que tout porte à croire que la rédaction des versions a été faite par la même personne. Des mots-repères permettent en outre au lectorat ayant une connaissance sommaire de chacune des langues d’évaluer rapidement que chaque version est le miroir de l’autre. Cet éditorial bilingue est donc un bitexte. Comme les deux versions ont été publiées simultanément, il est impossible hors de tout doute d’identifier une version source et une version cible. Il se peut que les versions aient été rédigées en parallèle ou une à la suite de l’autre.
Le bitexte de quelques centaines de mots paru en pages 1 et 3 de l’édition du 18 mars 1916 a pour objectif d’expliquer au lectorat les raisons derrière la création de ce nouveau journal et comporte une prise de position sur le bilinguisme. La politique adoptée par le comité de rédaction y est clairement exprimée dans chaque langue.
Voulant être conséquents avec les principes des Unions Ouvrières qui reconnaissent le français et l'anglais comme langues officielles et en usage courant dans toutes nos assemblées, Le Monde Ouvrier sera non seulement publié dans les deux langues, mais il fera une campagne active et soutenue pour démontrer qu'il est absolument nécessaire dans l'intérêt du pays et afin d’avoir réellement l'entente cordiale entre les deux grandes races peuplant le Dominion, que tous les Canadiens sachent lire et écrire les deux langues. («Notre raison d’être», 1916, p. 3)
La version en anglais, publiée en page 1, présente ce contenu:
Wishing to be consistent with the principles of the Labor unions, which recognize English and French as the official languages, which are both used at all the meetings of the Trades and Labor Council, The Labor World will not only be published in both languages but it will wage an active and sustained campaign to show that it is absolutely necessary, in the interests of the country and in order to have a real "entente cordiale" between the two great races which populate the Dominion, that all Canadians should read and write the two languages. («Our "Raison d’etre"», 1916, p. 1)
Pour récapituler, entre l’adoption de la proposition de création de ce journal à l’assemblée du CMTM de novembre 1916 et la parution, en mars, de l’éditorial bilingue expliquant les «raisons d’être» du journal Le Monde ouvrier/The Labor World, il s’est écoulé une période d’environ six mois. Ce qui signifie que la classe ouvrière, ou le lectorat visé, devra attendre six mois avant de mettre la main sur ce numéro et d’y lire cet éditorial. Cela signifie également que le contenu de cet éditorial a certainement été longuement réfléchi par la rédaction. Il est fortement probable que ce bitexte ait été rédigé et traduit à l’avance. Le quotidien La Presse n’a-t-il pas fait paraître sa critique le matin même de la création du nouvel organe? Il semble que des journalistes chez La Presse auraient eu vent de ce qui se tramait à la Labor Press Co. avant tout le monde. «Le Monde ouvrier déclare qu’il combattra en faveur du bi-linguisme en (sic) Canada» («Le monde ouvrier», 1916, p. 17).
Le Monde ouvrier/The Labor World paraît donc le 18 mars 1916, à l’occasion de la Saint-Patrick ou encore «the day of Ireland’s patron saint» («Our “Raison d’etre”», 1916, p. 1), probablement pour en faciliter la distribution au plus grand nombre. Cette célébration attirait foule dans la métropole montréalaise de l’époque tout comme encore de nos jours. Le journal syndical Le Monde ouvrier/The Labor World prenait d’abord la forme d’un tabloïd, qui peut rappeler le format d’un tract, soit un document d’information, à caractère politique, que l’on distribue en masse. Le journal contient de l’information diverse, on y relate des nouvelles des classes ouvrières ailleurs dans le monde, des nouvelles locales, des faits divers, des petites annonces, des adresses de syndicats, une liste d’entreprises où les travailleurs et travailleuses sont membres de syndicat. Le Monde ouvrier/The Labor World contient aussi de la presse d’opinion sur des sujets d’actualité.
Né en Angleterre au début du XXe siècle, le tabloïd s’adresse, tant par ses dimensions que son contenu, au lectorat urbain de la classe ouvrière alphabétisée, mais peu scolarisée. Plus petit et facile à lire dans le tramway que les grands formats de la presse d’information, le tabloïd mise surtout sur les faits divers, les divertissements, le sensationnalisme ainsi que les illustrations abondantes […]. (Couvrette, 2007, paragr. 11)
Au fil des époques, ce journal a connu différents formats. Par exemple aujourd’hui, il est publié essentiellement sous format numérique.
Également, Le Monde ouvrier laisse tomber son approche bilingue vers la fin septembre 1932 et présente depuis lors du contenu majoritairement en français. Mentionnons de surcroît que la une française en page 1 est adoptée dès le volume 1, numéro 2 avec la mention «See English Edition Inside» pour ne plus jamais céder sa place à une une anglaise dans les publications subséquentes. En d’autres mots, la page 1 n’a été dans la langue de Shakespeare que pour ce premier numéro. Depuis le 25 mars 1916, sept jours après la parution du premier numéro, et jusqu’à aujourd’hui, la première page a été (majoritairement) de langue française. Fait à noter: certaines publicités sont unilingues et peuvent être imprimées dans l’une ou l’autre des sections du journal, peu importe la langue majoritairement employée dans cette section. Les publicités, qui occupent de temps à autre une page entière, sont donc parfois en français, parfois en anglais et, quelques fois, bilingues, et ce, même après l’adoption d’une approche unilingue française en 1932. Ces résultats permettent l’hypothèse que la rédaction du journal estimait que son lectorat visé était majoritairement francophone, mais avait suffisamment de connaissance de l’anglais pour comprendre une publicité commerciale.
Sur un autre ordre d’idée, le lectorat n’est pas toujours informé de l’identité auctoriale du texte. De nos jours, les journalistes et les éditorialistes signent leurs textes dans les journaux où on les publie. Ce n’était pas systématiquement le cas au début du XXe siècle. Par exemple, l’éditorial Notre raison d’être de 1916 n’est pas signé. Il nous aura fallu effectuer des recherches croisées et des analyses sémantiques pour lier cette traduction manifeste à son autorité auctoriale dissimulée. Au cours de ces recherches, un second éditorial titré Notre raison d’être a été repéré. Il a été publié le 16 juin 1923 dans Le Monde ouvrier/The Labor World, et cette fois-ci, Gus. Francq le signe. Aucune version anglaise de cet éditorial de 1923 ne se retrouve dans la section anglaise du numéro.
Dans une lettre que Francq rédige de la Floride et qui a été publiée dans Le Monde ouvrier le 24 janvier 1948, le syndicaliste revient sur l’étendue de son rôle dans la production des trois journaux ouvriers qu’il a fondés. Il explique notamment quels étaient ses outils de travail et dans quelles conditions il exerçait son métier. Il revient encore sur sa position quant au bilinguisme:
En attendant, qu'il [Le Monde ouvrier/The Labor World] continue dans la voie que je lui ai tracée. Il a prêché d'exemple en étant bilingue, d'autres l'ont imité depuis, tans (sic) mieux, car je considère que c'est encore la meilleure manière de développer l'entente cordiale qui doit exister entre les deux grandes races qui ont chacune contribué au développement de notre pays, tout comme c'est la façon la plus efficace de tuer l'intolérance sous toutes ses formes. (Francq, 1948, p. 4)
Force est de constater que son opinion n’a pas beaucoup changé entre la publication du bitexte de 1916 et cette lettre rédigée alors qu’il est retraité et qu’il berce ses vieux jours en Floride. De plus, dans les éditoriaux de Francq, non seulement l’autotraduction se traduit-elle par la présence de différentes versions d’un même texte, elle est également en quelque sorte une autotraduction matérielle de sa pensée puisque Francq assurait à la fois la direction du journal, en déterminait la ligne éditoriale, sélectionnait les éléments du paratexte, les images, les publicités et la disposition générale de l’information contenue dans le journal.
En ce sens, nous invitons nos collègues à faire preuve d’une conception «large» de l’autotraduction qui tient compte de l’«agentivité» des personnes, comme le suggère la théoricienne Maria Tymoczko dans son livre au titre évocateur Enlarging Translations, Empowering Translators (2007).
Autotraduction, matérialité et langue traductionnelle
Il semble important ici de nous arrêter à certains éléments propres au journalisme en raison de la manière, au sens large, de lire un journal. Plus précisément, un journal ne se lit habituellement pas de façon linéaire, comme ce serait la convention dans le cas d’un roman. Plutôt, le regard consulte le journal, le parcourt, le navigue, le survole. Il erre sur ses colonnes, effectue le repérage d’informations, puis, quand quelque chose l’attire, débute une lecture plus ou moins attentive du texte, de l’image ou du titre. En ce sens, grâce à ces repères, la façon de lire un journal est assimilable à une lecture consultative, comme dans le cas de lectures que nous effectuons de nos jours sur le Web. L’organisation spatiale des informations textuelles et non textuelles n’a rien d’anodin. Elle est réfléchie, dirigée par le comité de rédaction du journal pour capter l’œil, être vue et lue. Elle est mercantile, idéologique et politique. Le but poursuivi par cette organisation spatiale est que le lectorat adopte le journal et que les numéros se vendent afin que les informations qu’ils contiennent circulent dans la société. Elle a certainement d’autres fins.
De nombreux procédés stylistiques visent donc cet objectif. Dans le journalisme, il existe un principe qui voudrait que le lectorat se sent interpellé et poursuit volontiers sa lecture lorsque le contenu du texte journalistique lui est «proche». On nomme ce principe la loi de la proximité.
Parfois formalisée dans des guides du journalisme, mais plus souvent transmise et véhiculée de façon informelle au sein des rédactions, la loi de proximité conditionne des choix éditoriaux et des pratiques de terrain […]. (Ringoot et Rochard, 2005, p. 73)
Puisque «les choix de l’imprimeur [ou de l’imprimeuse] accentuent ou effacent les éléments étrangers du texte» (Coldiron, 2015, p. 173, notre traduction), il vaut mieux tenir compte de l’agentivité de ces personnes en plus de celles qui s’occupent de la rédaction ou de la traduction des textes. De plus, une analyse approfondie d’un texte journalistique nécessite qu’on s’attarde à «la forme totale du document» (McKenzie, 2002; nous soulignons), ce qui signifie que les éléments non textuels comme l’aspect matériel mérite attention.
Conclusions
Pour faire écho au concept proposé par Juliane House sur les overt/covert translations (1981, 1997), les autotraductions aussi peuvent être manifestes ou dissimulées. Dans le cas de l’éditorial Notre raison d’être ou encore dans celui de la plaque commémorative située devant les bureaux de la FTQ, l’autotraduction est manifeste. Nous avançons l’idée des overt/covert selftranslations.
Cependant, bien que l’autotraduction survienne lorsque les versions d’une traduction sont rédigées par une même personne, il n’est pas toujours aisé de connaître hors de tout doute la personne derrière sa rédaction. Par personne, nous intégrons l’idée de «personne morale» au sens juridique, soit lorsque l’autotraduction est produite par une institution ou un groupe. Alors, parfois, même si la traduction est manifeste, cela ne signifie pas que la personne, ou l’identité auctoriale, soit, elle aussi, manifeste. Nous avançons aussi l’idée des overt/covert translators. Par exemple, Francq a eu recours à la dissimulation de son identité dans certains de ses éditoriaux. LeBlanc avance que «[l]e recours de Francq aux pseudonymes, comme Le Vieux Chercheur ou Socius, sert à dissimuler le très grand nombre d’éditoriaux et d’articles qu’il rédige. (1991, p. 18) Des recherches additionnelles seront requises pour bien comprendre les raisons qui le poussèrent à l’adoption de l’une ou l’autre de ces stratégies, soit la manifestation, par la présence d’une signature, ou la dissimulation, par l’usage de pseudonymes, de son identité.
Par ce bref survol de quelques composantes de la société montréalaise du début du XXe siècle et du parcours de Francq, nous soutenons que le cas du journal Le Monde ouvrier/The Labor World constitue un imprimé représentatif de l’époque qui l’a vue naître. Cette représentativité s’inscrit dans une longue tradition traductionnelle au Canada.
Bibliographie
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