La Francophonie institutionnelle et la promotion du plurilinguisme:

nécessité ou contingence?

 

Zinsou Cosme FANDY

Simon Fraser University

 

Introduction

 

En Afrique francophone, des initiatives bi-plurilingues sont introduites dans le système éducatif formel pour promouvoir une nouvelle forme d’apprentissage axée sur les langues africaines et le français notamment dans les écoles primaires. Cet article s’interroge principalement sur le rôle de la Francophonie institutionnelle dans la mise en œuvre de ces initiatives.

Pour mieux comprendre ce rôle, nous allons dans une première partie faire un état des lieux des politiques linguistiques en Afrique des indépendances à nos jours, ensuite analyser comment le plurilinguisme occupe de plus en plus une place dans les différentes politiques nationales et supranationales dans l’éducation. Dans un second temps, nous allons analyser le rôle joué par la Francophonie institutionnelle notamment en Afrique francophone et montrer à travers cette analyse les fondements idéologiques qui sous-tendent les différentes actions menées par cette institution.

Notre troisième partie tracera quelques pistes de solutions pour une approche plus inclusive des politiques linguistiques dans le système éducatif formel en Afrique Francophone.

 

Contexte et justification

 

À l'ère de la mondialisation, le plurilinguisme est de plus en plus perçu comme un atout au service de l'éducation populaire. Partout dans le monde, des initiatives sont prises en faveur du plurilinguisme et de la promotion des langues autochtones dans les systèmes éducatifs formels. L’Afrique ne reste pas en marge de ces initiatives. La Francophonie, institution qui regroupe la plupart des pays ayant en partage le français, multiplie de plus en plus des actions en faveur du plurilinguisme dans ses Etats membres.

Dans un travail récent (Fandy & Vigouroux, 2018), nous avions souligné la nécessité de repenser dans sa globalité la place des langues dans le système éducatif africain. Nous avions notamment fait une étude diagnostic de l’Initiative École et Langue Nationale (ELAN) mise en oeuvre par l’Organisation Internationale de la Francophonie (l’OIF) de commun accord avec 12 pays francophones d’Afrique. Nous avions pu montrer à travers nos analyses le caractère chimérique de ce projet qui pourtant relève d’une utilité capitale pour l’école en Afrique francophone. Le présent article a pour objectif de susciter les réflexions sur les idéologies et pratiques d’apprentissage bi-plurilingue en mettant l’accent principalement sur les conséquences de la complicité entre les États pourvoyeurs de fonds et institutions supranationales d’une part, et d’autres part les États bénéficiaires. Notre travail vise à démontrer que contrairement à la vision partenariale des langues souvent évoquée dans les discours officiels, les politiques linguistiques dans le système éducatif en Afrique francophone visent à poursuivre la mise en œuvre d’agendas politiques nationales et internationales au détriment de l’école africaine déjà très souffrante des maux qui empêchent son épanouissement.

L’inadéquation des politiques linguistiques en milieu scolaire africain est un phénomène qui trouve sa racine notamment dans la période post coloniale. Pour mieux comprendre cette situation, nous allons dans la partie suivante faire un bref état des lieux des politiques linguistiques africaines dans le système éducatif des indépendances à nos jours.

 

  1. État des lieux

 

Au lendemain des indépendances africaines, le système éducatif africain en Afrique Francophone était dominé par le français. Le français est ainsi utilisé comme principal medium d’apprentissage. Les élites africaines avaient reproduit le modèle hérité de la colonisation. Pour Calvet en ce moment, «On ne se pose pas la question de savoir si le français, langue officielle, est la meilleure façon d’assurer la promotion collective des peuples et leur développement.» (Calvet 1974).

Ce n'est qu'après plus d’une décennie que les langues africaines ont commencé timidement à intégrer le système éducatif africain.

De plus en plus de pays francophones d’Afrique initient des politiques éducatives axées sur les langues africaines

En général, pour la plupart des pays qui ont subi les affres de la colonisation, le système éducatif a été façonné par ceux qui dominaient, c’est-à-dire les colons. Le système éducatif actuel est donc la continuité de celui qui fut en vigueur pendant les périodes coloniales. A vrai dire, il n’y a pas encore eu une véritable rupture entre la période coloniale et celle actuelle car les programmes mis en œuvre dans le domaine de l’éducation actuellement prennent très peu – voire ne prennent pas – en compte les réalités linguistiques des populations bénéficiaires. L’enfant africain est de plus en plus déconnecté de ses réalités socioculturelles et linguistiques dès qu’il entame le cycle scolaire. Ce drame qui perdure donne l’impression que l’Afrique a encore de longue années devant elle pour rejoindre le concert des nations car les élites africaines actuelles semblent ne pas se préoccuper de cette situation qui pourtant s'avère d’une nécessité capitale pour aspirer à un développement futur du continent.

On comprend que pendant la période coloniale, l'éducation en Afrique Subsaharienne entrait dans le cadre d’une «mission civilisatrice» c’est-à-dire inculquer aux «sauvages, primitifs» les bonnes manières, la grandeur de la métropole. De l’ecole des otages à l'école des enfants de cadres, la situation de l’école en Afrique francophone montre que les langues africaines font piètre figure dans le système éducatif formel.

L'état des lieux permet cependant de comprendre que quelques langues sont présentes dans le système éducatif en Afrique.

Selon une étude de l’Unesco, 176 langues africaines sont présentes dans le système éducatif africain. Parmi ces langues, entre 70 et 75% se retrouvent dans l’enseignement de base, 25% dans l'éducation secondaire et seulement 5% au niveau de l’enseignement supérieur (Gadeli, 2004).

 

Ces langues entretiennent pour la plupart des relations soit conflictuelles, soit amicales avec les langues héritées de la colonisation. Les relations qu'entretiennent les langues africaines avec les langues héritées de la colonisation tiennent leurs fondements d’une part des besoins des locuteurs et d’autre part des politiques linguistiques mises en place par chaque pays.

 

2- Les politiques linguistiques africaines

 

La politique linguistique selon Pare-Kabore et Ouedraogo joue un rôle important dans la promotion et la valorisation socioculturelle d’une langue qu’elle soit dite autochtone ou étrangère, première ou seconde (2018 p.341). Selon ces auteurs, c’est la politique linguistique qui détermine la langue de scolarisation, la langue officielle de l’administration publique.

L’histoire du système éducatif africain permet de constater que les langues africaines sont intervenues à différentes périodes dans l'éducation sur le continent

 

2.1- Langues africaines dans le système éducatif

 

L’observation du paysage linguistique en Afrique francophone des indépendances à nos jours permet de noter trois périodes clé dans l’évolution des politiques linguistiques africaines (Nyembé, 1997) .

Il s'agit:

  • du temps de rattrapage de la décennie 1960,

  • du temps de la révolution linguistique des années 1970

  • du temps de la conciliation linguistique de 1980 à nos jours.

 

2.1.1- Le temps de rattrapage des années 1960

 

Après les indépendances obtenues en 1960, la plupart des pays francophones d’Afrique subsaharienne avait reconduit le mode de fonctionnement laissé par l’administration coloniale. Comme le note Prah (2008), les élites africaines n’ont fait que reproduire le modèle laissé par leurs anciens maîtres. Dans le domaine de l’éducation, cette situation se caractérise par la prédominance des langues héritées de la colonisation comme médium d’enseignement. Pour Abolou (2008), ce choix se justifie par la prise de conscience en cette période du retard économique des pays africains par rapport aux pays occidentaux. Nyembé (2008, p.44) abonde dans le même sens et note que « la suppression des langues nationales de l'école signifiait que pour nos dirigeants de l'époque nos langues n'étaient pas considérées comme facteurs de développement ». Selon lui, l’idéologie du «rattrapage» se caractérise par la consécration et la généralisation du français comme unique langue de l’enseignement et par la négation des langues nationales comme facteurs de développement. Ainsi, le français comme d’autres langues héritées de la colonisation est associé au succès et a un pouvoir économique. Cette situation loin d'être l'apanage des pays francophones d'Afrique se remarque aussi du côté des pays anglophones dont le cas le plus extrême est l'adoption par le Malawi en 2014 d’une politique de l’anglais uniquement «English-only policy» dans les quatre premières années de scolarisation. On comprend alors pourquoi de nombreux projets d’apprentissage bi-plurilingue sont initiés pour accompagner ces langues dans le système éducatif en Afrique Subsaharienne. Dans une analyse critique des langues dans le système éducatif africain, Graham et McGlynn (2015, p.13) notent que «The belief that African languages are unsuited to education, and only knowledge of a European language can lead to higher education or socio-economic success, has produced a situation which hinders implementation of mother tongue-based multilingual education».

Dans les pays francophones d'Afrique subsaharienne le français est principalement choisi comme langue de l’école et de l’administration. Ce choix arbitraire effectué dans des régimes dites démocratiques n’a pas tenu compte du nombre de personnes pouvant s’exprimer dans cette langue très inférieur à ceux qui maîtrisent les langues africaines. Les conséquences immédiates de ce choix sont l’incapacité des nouveaux États à compétir sur le plan économique et à s'insérer dans le concert des nations. Cette situation a entraîné comme problème: la déperdition scolaire, les faibles taux de réussite scolaire, l'inadéquation des programmes scolaires vis-à-vis des besoins des populations etc…

Ces difficultés ont tôt fait de susciter des remous au sein de l’opinion publique africaine ou les langues héritées de la colonisation sont de plus en plus indexées par une catégorie d’intellectuel.l.es africain.e.s comme l’une des causes du sous développement. Tout ceci a conduit à une prise de conscience de l’importance des langues africaines qui a conduit à la révolution linguistique des années 1970.

 

2.1.2- Le temps de révolution linguistique des années 1970

 

La période de révolution linguistique correspond à une période de prise de conscience de l’importance des langues africaines et du rejet de l’influence des langues héritées de la colonisation. Cela s’est notamment manifesté par l’introduction dans les programmes scolaires des langues africaines comme médium d’apprentissage.

La période de révolution linguistique correspond également à une période de changement de paradigme politique où, la plupart des pays non seulement d’Afrique mais aussi d’Amérique, d’Asie et d’Océanie ont opté pour des régimes socialistes. Ces régimes se caractérisent par une lutte pour la réduction des inégalités sociales. On comprend bien que le report du système colonial a engendré également des inégalités entre les personnes ayant fréquentés les écoles et ceux qui sont restés en marge de la scolarisation. L'impact du socialisme dans ce sens est d’oeuvrer à ce que tous les citoyens puissent contribuer à la création et au partage des richesses quelle que soit la langue parlée par ceux, celles-ci.

Le choix de redonner aux langues africaines leur place dans l’appareil de décision étatique n’a pas cependant su combler les attentes des précurseurs de ce mouvement qui se sont rendus compte très tôt qu’il serait difficile d’effacer plus d’une décennie d’existence du français en Afrique Subsaharienne.

La période de conciliation linguistique qui a commencé dans les années 1980 vient recentrer le débat d’une collaboration langues africaines et français.

 

2.1.3- Le temps de la conciliation linguistique de 1980 à nos jours.

 

La période de conciliation linguistique correspond à une période où les langues héritées de la colonisation sont appelées langues partenaires des langues africaines. Ce partenariat se caractérise par des programmes visant à promouvoir l'usage concomitant de ces langues dans l'apprentissage scolaire. La promotion du plurilinguisme dans le système éducatif africain s’inscrit dans cette logique de conciliation français-langues africaines.

Ces différentes périodes qui ont marqué le paysage linguistique africain ont permis de distinguer 2 types de politiques linguistiques en Afrique.

 

2.2- Type de politiques linguistiques africaines

 

L'évolution des politiques linguistiques africaines a permis de distinguer deux principaux types de politiques. Selon les travaux effectués par Abolou (2000), on peut distinguer les politiques linguistiques verticales et les politiques linguistiques horizontales.

 

2.2.1- La politique linguistique verticale

 

La politiques linguistique verticale est celle qui favorise la valorisation d’une ou de plusieurs langues comme langue.s officielle.s. On distingue 4 types d'États pratiquant la politique linguistique verticale. Il s’agit:

  • des Etats pratiquant le monolinguisme d’État,

  • des Etats pratiquant le bilinguisme d'État

  • des Etats pratiquant le Trilinguisme d’État

  • et des Etats pratiquant le multilinguisme d’État.

Les Etats pratiquant le monolinguisme d’Etat sont ceux dont le mode de fonctionnement est basé sur une langue officielle et des langues nationales (les langues africaines).

Les États qui pratiquent le bilinguisme d'État sont ceux qui possèdent deux langues héritées de la colonisation comme langues officielles et une langue africaine.

Ceux qui pratiquent le trilinguisme d’État ont comme les précédents deux langues héritées de la colonisation et une langue africaine comme langues officielles.

Les Etats qui pratiquent le multilinguisme d’Etat sont ceux qui disposent d’une langue coloniale et des langues africaines comme langues officielles.

Les exemples des pays pratiquants ces différents types de politiques verticales figurent dans le tableau suivant :

 

Cosme FANDY 1

 

On voit bien sur la base de ce tableau que les États africains pratiquent divers types de politiques linguistiques verticales. Ces politiques globalement se distinguent de la politique linguistique horizontale qui se positionne plus sur le plan idéologique.

 

2.2.2 La politique linguistique horizontale

 

La politique linguistique horizontale est le fruit des différentes actions menées en vue de redonner aux langues africaines leur place dans le fonctionnement des Etats.

Cette politique se caractérise notamment par le panafricanisme linguistique et le partenariat linguistique.

Le panafricanisme linguistique rejette toute idéologie de la domination des langues héritées de la colonisation sur les langues africaines. Elle revendique la reconnaissance des langues africaines comme des langues pouvant véhiculer le savoir comme toute autre langue. On peut aussi affirmer que le panafricanisme linguistique est une forme de nationalisme linguistique car il oeuvre pour la promotion des langues nationales africaines.

Le partenariat linguistique est la forme de politique linguistique la plus répandue actuellement en Afrique francophone subsaharienne. Elle consiste à mettre en oeuvre des actions en vue d’une collaboration ou de l'existence des langues héritées de la colonisation aux côtés des langues africaines notamment dans le système éducatif.

Les actions de la Francophonie s’inscrivent dans la logique du partenariat linguistique où le français est appelé «langue partenaire» des langues africaines.

 

Cosme FANDY 2

 

Les politiques linguistiques africaines permettent également de mieux comprendre la place du français en Afrique

 

3- Présence du français en Afrique

 

La présence du français en Afrique se manifeste sous différentes formes et tient sa justification des liens historiques qui ont jadis existé entre les États africains et la France.

L’observation du paysage linguistique africain permet de noter que cette présence se remarque à deux principaux niveaux: il s'agit des pays où le français est une langue officielle et des pays où le français est couramment utilisé aux côtés d’autres langues africaines ou d’autres langues de grande ampleur.

 

3.1- Les Etats africains où le français est une langue

 

Plusieurs pays francophones d’Afrique ont opté pour l’usage du français dans le mode du fonctionnement étatique. Le français occupe dans ces pays une place prépondérante dans le fonctionnement de l'appareil étatique. Il constitue à cet effet, le principal moyen de communication de l'école et de l'administration. Les États d’Afrique ayant pour langue officielle le français sont: Bénin, Burkina Faso, Burundi, Cameroun, Comores, Cote d’Ivoire, Djibouti, Gabon, Guinée, Guinée équatoriale, Madagascar, Mali, Niger, République centrafricaine, République démocratique du Congo, République du Congo, Sénégal, Seychelles, Tchad, Togo et Rwanda.

A l’opposé de ces États, nous avons les États où le français est couramment utilisé

 

3.2- Les Etats où le français est couramment utilisé

 

Les Etats où le français est couramment utilisé représentent la catégorie d’États ayant d’autres langues officielles telles que l’arabe pour les pays d’Afrique du nord. Cette catégorie d’État est inférieure en nombre à celle où le français est une langue officielle. Elle comprend: l'Algérie, le Maroc, l’ile Maurice, la Mauritanie et la Tunisie.

La Francophonie mène de nombreuses actions pour la promotion du bi-plurilinguisme dans ces différentes catégories d'États.

Dans la partie suivante nous verrons les différentes actions que mène l’institution et leurs impacts sur le français et les langues africaines.

 

4- La Francophonie et le plurilinguisme en Afrique

 

L’Organisation Internationale de la Francophonie, parfois abrégée en Francophonie est une organisation internationale représentant les pays et régions où le français est une langue d’usage ou une langue officielle, où une part importante de la population est francophone ou présente une affiliation notable avec la culture française. Dans son fonctionnement, la Francophonie a pour première mission de renforcer l’usage du français comme langue de communication, de coopération et d’enseignement au sein de son espace. Elle a dans le même temps choisi de s’inscrire dans un combat plus vaste : celui de la diversité culturelle et linguistique (Observatoire de la langue française 2014, p.12).

L’accomplissement de cette mission se manifeste principalement par l’appui à la mise en oeuvre des initiatives de promotion du plurilinguisme.

En réalité, la présence du français sur le continent africain est renforcé par les différentes actions que mène l’OIF structure faîtière représentant les Etats francophones et francophiles du monde. Ces actions se remarquent à travers les contrats de partenariat dans les domaines politique, éducatif et socioculturel que noue l’organisation avec ses Etats membres.

Ainsi, dans le domaine de l'éducation, hormis l’initiative de formation des enseignants (IFADEM), les projets d’apprentissage bi-plurilingues constituent l’un des domaines principaux dans lequel s’investit l’institution. Ces actions ont pour but de promouvoir le plurilinguisme (français et langues africaines) notamment dans le système éducatif. L’Initiative Ecole et langues nationales (ELAN) constitue l'une des actions phares menées par l'institution dans ce cadre. Le but de l'initiative ELAN est de promouvoir l’usage du français aux côtés des langues africaines. Elle consiste à introduire dans les écoles, les langues africaines dans l'enseignement au niveau du cycle primaire. Ce programme est à sa deuxième phase et s'exécute actuellement dans douze pays d’Afrique à savoir: le Bénin, le Burkina Faso, le Burundi, le Cameroun, le Mali, le Niger, la République Démocratique du Congo et le Sénégal, la Côte d’Ivoire, la Guinée, le Madagascar et le Togo.

Malgré la pertinence de ces actions de l’institution qui s’inscrivent parfaitement dans l'ère du temps et qui répondent à satisfecit aux besoins de l'école africaine, des problèmes majeurs entravent sa réussite. Nos constats sur la mise oeuvre particulièrement de l’initiative ELAN ont permis de noter quelques insuffisances qu’il est important de soulever pour garantir un succès pour le bien de l’ecole africaine.

Mais avant d’aborder ces constats il nous plaît de faire un diagnostic idéologique des différentes actions fondées sur la promotion du plurilinguisme.

 

4.1- Diagnostic idéologique: Éducation et plurilinguisme

 

Selon l’ONU, la prise en compte de la diversité linguistique dans le développement de l’éducation et de l’alphabétisation est essentielle pour :

  • relever les défis dans le monde d’aujourd’hui, où le multilinguisme est de plus en plus répandu avec une mobilité humaine accrue.

  • le développement de sociétés inclusives qui permettent à de multiples cultures, visions du monde et systèmes de connaissances de coexister et d’évoluer.

  • l'existence unilatérale du français dans le système éducatif formel constitue la cause principale des déperditions scolaire ;

  • le niveau des apprenants en français baisse de plus en plus.

 

Ces arguments contribuent beaucoup à la dissémination de programmes de promotion du plurilinguisme en Afrique Subsaharienne.

En Afrique francophone, des initiatives bi-plurilingues sont introduites dans le système éducatif pour promouvoir le plurilinguisme.

Ce choix se remarque dans les actions de plusieurs institutions supra nationales dont notamment l'Unesco et la Banque Mondiale. Le choix de « l'introduction des langues Nationales dans le système éducatif formel» trouve son fondement dans plusieurs postulats.

Plusieurs arguments militent en faveur des programmes bi-plurilingues dans le système éducatif formel. Selon des études, les langues vernaculaires seraient un puissant atout dans l'apprentissage scolaire car elles constituent un lien entre les acquis communautaires, familiaux et l'école. Elle permet d'éviter des problèmes tels que les difficultés d'apprentissage, le faible taux de réussite scolaire, la déperdition scolaire etc..

Ces arguments bien qu’ils soient fondés et solides, ne sont pas bien perçus par certains auteurs qui trouvent en l’action de ces institutions une nouvelle forme de domination politique.

Pour ces auteur.e.s, les politiques linguistiques des institutions supranationales servent seulement aux intérêts des pays qui appuient financièrement la plupart des programmes initiés dans les pays du nord.

Pour Abolou, «la visée partenariale des langues africaines semble être une recolonisation linguistique “en douce” des pays africains utilisant les langues coloniales» (2008, p.68). Selon l’auteur, bien que l’utilisation des langues africaines à l'école soit un facteur important du rendement scolaire, les stratégies de promotion de ces langues sont détournées au profit d’autres financées par l’Agence Internationale de la Francophonie (langues partenaires) qui ont pour but de décrypter et de traquer les langues africaines pour une intervention urgente de l’Etat et des organisations de la francophonie sur le corpus francophone «africain». Il va plus loin dans son argumentaire en soutenant que «cette intervention permet d’assurer la vitalité du français et de garantir la pérennité linguistique, politique, économique et culturelle de l’espace francophone africain». Il est clair suivant cette assertion de l’auteur que de nombreuses intentions se cachent derrière les nombreuses actions de soutien à l'éducation que mènent les institutions supranationales dans les pays en développement.

 

Aitken abonde dans le même sens en notant: «il existe des arguments qui démontrent que la Banque mondiale a toujours favorisé l’enseignement des langues européennes en Afrique francophone» (Aitken, 2000, p.7). On comprend de cette observation de l’auteur que, l’institution est souvent influencée dans ses actions par les États pourvoyeurs de fonds qui lui imposent leurs aspirations c’est-à-dire oeuvrer au maintien du statu quo linguistique qui arrange les langues coloniales. Selon l’auteure, «certains ouvrages soutiennent même que la Banque mondiale poursuivait intentionnellement la colonisation de l’éducation» (2000, p.7). Elle note aussi que cette influence est notamment due aux importantes contributions financières apportées par l'institution dans le domaine de l'éducation. A travers ses travaux, elle démontre que des recherches ont précédemment critiqué l'agence française de développement pour avoir ignoré les langues africaines dans l'éducation en Afrique Francophone. Les mêmes critiques s'observent à l'endroit de la Banque mondiale qui selon Mazrui «détruit l’avenir des langues africaines dans l’éducation» en favorisant les langues européennes». En effet, Mazrui note que l'un des principaux moyens utilisés par les donateurs, tels que la Banque mondiale, pour l'éducation consiste en prêts ou dons pour la fabrication et la distribution de manuels scolaires. Par exemple, la France produit plus de 80% de tous les manuels utilisés dans les pays africains francophones (Aitken, 2000, p.105).

 

Pour Seriot et Tabouret-Keller, «dans la multiplication des relations à l’univers politique, les langues constituent des enjeux de promotion, de pouvoir et de contrôle» (2004).

 

À l’instar de ces auteurs, des voix ne cessent depuis des décennies de dénoncer les diktats que subit l'école en Afrique Francophone. Cependant, ces efforts n’ont malheureusement pu emousser l’ardeur des pays du sud à toujours imposer à travers l’aide au développement leur vision aux pays du Nord. Tout ceci est renforcé par la corruption et le manque de vision des dirigeants africains qui pour la plupart se soucient très peu de l’avenir de leur concitoyen.

 

C’est certainement avec pessimisme que Abolou fait remarquer qu’en Afrique Subsaharienne, le multilinguisme est une situation complexe que les politiques d’intervention cherchent à simplifier. Il explique leurs échecs par le manque de prise en charge des facteurs qui cristalisent les aspirations sociales et qui ont un impact sur la stabilité sociale, la justice sociale, l’expression démocratique et sur une société plus égalitaire.

Au vue des problèmes relevés par ces auteurs, il nous importe dans le cadre de ce travail d’analyser ces arguments à l'instar des constats fait notamment dans le cadre des programmes bi-plurilingues mis en oeuvre par la Francophonie en Afrique.

 

4.2- Constats de la mise en oeuvre des programmes bi-plurilingues

 

L'observation de la mise en oeuvre des programmes bi-plurilingues en Afrique Subsaharienne permet de faire les constats suivant:

  • le français demeure toujours au yeux des enseignants et des parents la langue de prestige, du savoir qui garantit l’ascension sociale;

  • le français occupe une place prépondérante dans les salles de classe comparativement aux langues africaines

  • il existe encore très peu de documents pour accompagner l’apprentissage dans certaines langues africaines

  • il existe très peu ou pratiquement pas de mécanisme de suivi-évaluation des programmes mis en oeuvre;

  • les zones d’apprentissage ne cadrent pas parfois avec les besoins des populations.

  • il n’existe quasiment pas de dialogue entre décideurs, éducateurs et les parents des apprenants.

 

On note également une réticence des parents à inscrire leurs enfants dans les classes bi-plurilingues (Fandy et Vigouroux, 2019). Selon ces auteurs, la réticence des parents est liée à l'idéologie suivant laquelle les langues africaines ne peuvent pas être des langues d'émancipation socio-économique pour leur locuteurs - locutrices. En plus de cette crainte, on peut noter également le manque de confiance des parents en cette initiative car paradoxalement les élites qui sont chargés de promouvoir ces projets préfèrent envoyer leurs enfants soit dans des écoles où ils n’existe pas ce mode d’apprentissage, ou soit les envoyer dans d’autres pays poursuivre leur cursus ce qui amène à se demander si eux-même croient en ces genres d’initiative.

Face à cette situation, on est en droit de se demander si le plurilinguisme dans le système éducatif en Afrique aux yeux des acteurs est une nécessité ou une contingence

 

5- Le plurilinguisme: nécessité ou contingence

 

La promotion du plurilinguisme en Afrique se justifie à plusieurs niveaux. Les différentes actions menées et les méthodes employées dans la mise en oeuvre de ces actions permettent de comprendre si elles le sont par nécessité ou par contingence.

 

5.1- Contingence

 

La mise en oeuvre des actions bi-plurilingues au niveau de la Francophonie se présente souvent comme une contingence. L’analyse des discours officiels et la manière dont les actions sont menées, nous ont permis de relever plusieurs anomalies. On constate que ces actions ont principalement pour but d'amener les locuteurs africains à acquérir un Seuil Minimal Individuel de Compétence en français (SMIC francophone). Amener les locuteurs à acquérir le SMIC francophone consiste à relever le niveau de compétence en français des apprenants face à l’ascendance des langues vernaculaires d’une part et d’autre part, à lutter contre une probable hégémonie de l’anglais sur le français. Ces raisons entraînent souvent le manque de patience et d'objectivité dans la mise en œuvre des programmes d'apprentissage. Les populations bénéficiaires subissent souvent le diktat des décideurs politiques ou des gouvernements qui à leur tour subissent le diktat des institutions pourvoyeurs de fonds et eux aussi à leur tour subissent le diktat des pays qui financent leurs activités. Ce cercle vicieux qu’entretiennent les différents acteurs ne permet pas d’atteindre de bons résultats car il ne tient pas compte des réels bénéficiaires. Toute initiative bi-plurilingue doit pourtant tenir compte des réalités des apprenants, des besoins du milieu et des attentes des sociétés.

 

La mise en oeuvre d’initiative bi-plurilingue relève d’une importance capitale pour tout Etat soucieux de l’avenir de ses filles et fils.

 

5.2- Nécessité

 

Les programmes bi-plurilingue présentent plusieurs atouts. Parmi ces atouts, on peut noter:

  • le lien permanent entre l’apprentissage à l'école et la maison;

  • l'élève n’est plus déconnecté de ses réalités socioculturelles;

  • les langues africaines sont valorisées;

  • les parents jouent mieux leur rôle d'accompagnateurs dans l’apprentissage;

  • l'école devient un espace d'échange et de partage des cultures;

  • l’apprentissage devient aisé dans plusieurs langues;

  • les relations conflictuelles entre les langues sont évitées.

 

La pratique d’une langue familière à l’apprenant.e comme le note Fandy et Vigouroux (2019), lui donne confiance pour prendre une part active à la classe en devenant acteur et actrice de son propre apprentissage .

 

Malgré les nombreux atouts que génèrent les programmes bi-plurilingues dans l'éducation en ASS, il est important de se demander à quoi cela sert de scolariser des enfants dans une langue vernaculaire si ces langues sont quasi inexistantes dans les sphères de décision ? Sachant que dans la plupart des pays francophones d’Afrique la langue officielle reste et demeure le français, comment envisager une cohabitation saine entre le français et les langues vernaculaires ?

Pour répondre à cette question, de nombreuses pistes de réflexion se présentent à nous.

 

6- Pistes de réflexion

 

Les programmes bi-plurilingues représentent une panacée pour l’ecole africaine car contrairement aux autres continents en Afrique, le plurilinguisme est de règle tandis que le monolinguisme d’exception. Dans un environnement où cohabitent plusieurs langues, il est important de disposer de politiques linguistiques efficientes pour placer les langues africaines au coeur des actions de développement. L'évocation de l'adjectif saine prouve à suffisance le manque de franchise entre les différents acteurs (politiques, scientifiques et organismes supranationaux, etc…). Il ne s'agit pas ici de chercher qui a raison ou qui a tord mais plutôt de s'engager dans une synergie d'actions pour mieux faire face aux nouveaux défis que nous présente le millénaire actuel. La place des apprenants et de leurs parents dans ces différentes actions ne doit pas être marchandée parce qu'il est important de les placer au cœur des différentes réformes.

Pour une meilleure approche bi-plurilingue en Afrique, il faut:

  • que les langues africaines cessent d'être instrumentalisées pour atteindre des objectifs inavoués;

  • favoriser une meilleure cohabitation entre le français et les langues africaines;

  • trouver des mécanisme afin de lever les doutes des parents qui trouvent en cette initiative un moyen d’exclusion de leur progéniture;

  • les choix des langues d’apprentissage doivent tenir compte des besoins du milieu et des locuteurs, locutrices.

  • les locuteurs, locutrices doivent être impliqué.es dans le choix des langues.

 

Au delà des aspects liés aux politiques, il faut également encourager la recherche pour la production d'outils pédagogiques qui répondent aux aspirations des bénéficiaires. Il faut également assurer la formation des enseignants et envisager un retour d'expériences des pays qui ont déjà connu des avancées notables dans ce domaine.

 

Conclusion

 

Les initiatives en faveur du plurilinguisme en Afrique s’inscrivent parfaitement dans un contexte de mondialisation où les langues sont présentées comme solution aux problèmes de pauvreté.

Les initiatives bi-plurilingues de la Francophonie telles qu’elles sont mises en œuvre actuellement ne répondent pas encore aux attentes des locuteurs, locutrices africain.e.s.

Pour une réussite des programmes bi-plurilingues, il faut veiller à ce qu’il y ait un usage équitable des langues aussi bien dans le système éducatif que dans le fonctionnement de l’appareil étatique.

En Afrique francophone, après plus de 50 années d’indépendance politique, la plupart des États rencontre des difficultés à asseoir une politique linguistique bénéfique pour le système éducatif. Cette situation a de nombreuses conséquences sur l’école africaine qui peine à sortir de sa léthargie.

Les débats sur le plurilinguisme en Afrique méritent d'être menés de commun accord avec les locuteurs et en tenant compte des réalités du paysage sociolinguistique africain. La cohabitation français - langues africaines peut réussir à la condition que les différents acteurs oeuvrent pour un dialogue franc et bénéfique au développement du continent.

 

Références

 

Aboa Abia, A. L. (2008). La francophonie ivoirienne. Enjeux politiques et socioculturels. Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde, (40/41), 163-178.

Boutin, A. B. (2019). État des lieux de la recherche sur le français en Afrique. Langue française, (2), 11-26.

Calvet, L. J. (1974). Français go Home. Linguistique et Colonialisme, petit Traité de Glottophagie.

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Cahiers de l'ILSl no 17.

 

 

A la Une

 La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d'un épanouissement sans cesse en progrès. 

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d'Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, éditions de Fallois, 1998, p. 93