Être bilingue dans le système éducatif français:

un atout pour l’acquisition du français?

Anne Laure BIALES

Doctorante en sciences du langage.

 

Quand j’étais enfant, je voulais être bilingue dans toutes les langues. Être bilingue pour moi signifiait parler avec tout le monde et les comprendre. Alors, je me suis inscrite au concours pour rentrer en «classe européenne», première du genre. Dans cette classe, j’allais pouvoir faire de l’anglais dit «renforcé» en faisant 2 heures de plus par semaine, mais aussi de l’histoire géographie et des sciences en anglais. La classe européenne a fait beaucoup d’envieux. Une seule section pour toute une ville qui possède 5 collèges. Il a fallu donc réviser, travailler et j’ai réussi. Je garde un merveilleux souvenir de ces années en section européenne. J’ai eu ensuite la possibilité de passer mon baccalauréat avec mention section européenne. Mais je restais frustrée: étaient les autres langues?

Si le bilinguisme précoce est aujourd’hui reconnu comme un facteur favorable au développement de l’enfant, en particulier dans le domaine de la flexibilité mentale, des capacités attentionnelles et du développement de ses compétences métalinguistiques, il reste néanmoins perçu de façon contrastée. Sa complexité peut être vécue comme un désavantage comportant des risques de confusion et de difficultés pour l’enfant. De ce fait, les enfants grandissant au contact de plusieurs langues ne sont pas toujours encouragés dans leur bilinguisme.

Notre système éducatif est globalement et historiquement centré sur la maîtrise de la langue française. Au travers des divers programmes de l’École, le français, son fonctionnement linguistique et sa culture, est un des piliers dans le parcours scolaire des élèves français. Mais, nos élèves, parlent-ils uniquement français ? Certes, les langues vivantes sont introduites de plus en plus tôt dans la scolarité de nos élèves, mais les langues parlées par les élèves ne se limitent pas à celles que nous leur enseignons. Or, une fois que nous savons quelles langues et donc quelles cultures nos élèves possèdent, qu’en faisons-nous, nous enseignants? Comment les valoriser? Comment aider les élèves à se construire avec? Avec les leurs et celles de l’Autre?

Je commencerai cette communication par clarifier rapidement «bilinguisme», «plurilinguisme» et multilinguisme. Puis, je reviendrai sur l’histoire de l’enseignement bilingue dans le système éducatif français pour arriver à un état des lieux de l’enseignement bilingue de nos jours. Enfin, à travers notre expérience sur le terrain et les travaux de, entre autres, Nathalie Auger, Véronique Castellotti, qui apportent des pistes pédagogiques sur l’utilisation des langues des élèves comme support d’apprentissage du français et inversement, je vous proposerai une séance autour de la négation dans les langues parlées par les élèves présents et sur la manière de faire le pont entre les langues.

 

  1. Bilinguisme, plurilinguisme, multilinguisme: clarification conceptuelle.

Les tentatives de définitions se sont enchaînées ces dernières années, des définitions qui ne vont pas pour autant mettre en opposition multilinguisme, plurilinguisme et bilinguisme. Car si, le bilinguisme a été le point de départ, «plurilinguisme» et «multilinguisme» se sont enrichis et ces trois notions ne vont pas l’une sans l’autre.

En 1976, Galisson et Coste le définissent comme "une situation qui caractérise les communautés linguistiques et les individus installés dans des régions, des pays où deux langues (bilinguisme) et plus (multilinguisme=plurilinguisme) sont utilisées concurremment".1 Être bilingue a été longtemps le but à atteindre en langue, que ce soit de la part des enseignants comme des apprenants. La compétence bilingue reste un mythe parfois inatteignable: à quel moment peut-on dire que l’on est bilingue? Existe-t-il des niveaux de bilinguisme? Jusqu'en 2003, la définition évolue encore. Elle ne s'arrête pas à la location géographique mais inclut la dimension psycho sociale de chacun. La définition de bilinguisme de langues tend vers un bilinguisme aux variétés. Le retour des langues dites minoritaires, de régions étend la compétence bilingue à toutes les langues, sans distinction. Être bilingue en patois ou en occitan à autant de légitimité qu’être bilingue en portugais, du moins pour les locuteurs. Selon une étude de 2014," 60% de la population est bi/plurilingue, vit dans des sociétés multilingues" 2

Certains linguistes plaident pour une "définition maximale" du bilinguisme: les "vrais’" bilingues sont aussi bien capables de s’exprimer dans une langue que dans l’autre. Ainsi, ils ont une connaissance identique des deux langues. D’autres sont plus favorables à une "définition minimale" du bilinguisme, basée sur l’utilisation correcte de phrases, d'expressions dans les deux langues pour permettre une communication courante. Les locuteurs qui sont capables de communiquer et faire passer leurs idées en utilisant une langue qu’ils ne parlent pas couramment peuvent de ce fait être considérés comme bilingues.

Le multilinguisme:

"État d'un individu ou d'une communauté linguistique qui utilise concurremment trois langues différentes ou davantage.3 Le multilinguisme se définit par son caractère géographique. Les langues cohabitent, coexistent sur un même territoire. Certains ont une reconnaissance nationale comme au Québec par exemple ou en Val d’Aoste.

 

La distinction entre multilinguisme et plurilinguisme ne se fait qu'à partir de 1976. Le «multilinguisme» désigne la présence, sur un même territoire, de plusieurs langues. Pour ce qui est du « plurilinguisme », nous rejoindrons l’acception qui se généralise aujourd’hui dans les écrits francophones, sous l’influence des travaux du Conseil de l’Europe. Le Guide pour l’élaboration des politiques linguistiques éducatives en Europe appelle également « à distinguer le plurilinguisme comme compétence des locuteurs (capables d’employer plus d’une langue) du multilinguisme comme présence des langues sur un territoire donné »4 en soulignant que, dans la lignée de ces orientations européennes, il ne s’agit pas de prendre en compte l’addition de capacités dans des langues séparées, mais bien une compétence plurielle intégrée. Le plurilinguisme est de ce fait: "La capacité d'un individu d'employer à bon escient plusieurs variétés linguistiques."5 Cette définition fait écho à la dimension psychologique de la définition bilinguisme. La langue est calquée sur un modèle social et varie en fonctions de nombreux facteurs situationnels. Coste explique qu'il ne faut "pas penser le plurilinguisme comme une extension/ complexification du bilinguisme, lui-même considéré comme résultant d'une adjonction à la langue première, mais bien voir le «bi» et le «mono» comme des cas particuliers du «pluri»6

Très longtemps, le fait de parler plusieurs langues a été considéré comme négatif. Parler une "autre" langue que sa langue maternelle entraînait soit disant un retard dans l'acquisition du langage et dans le développement de l'enfant. "Souvent, les situations de bilinguisme impliquent des langues aux statuts inégaux (majoritaire/ minoritaire, dominant/ dominé»7 L’alternance codique, totalement normale dans le cadre de l’apprentissage de deux langues en même temps, était perçu comme un retard dans l’acquisition du français, l’autre langue n’étant pas prise en compte. L’ultra focalisation sur le français au détriment des autres langues a freiné certains enfants qui devaient parler français en classe, uniquement le français et qui allaient donc être évalués sur leurs compétences en français. Si aujourd'hui, les études ont démontré les bénéfices de mettre les enfants dès le plus jeune âge dans un bain de langue diversifié, certaines langues sont privilégiées au détriment d'autres. «Si l'on admet que toutes les langues et leurs locuteurs ne sont pas logés à la même enseigne, mais affectés de coefficients de valeurs très différenciés, qui paralysent l'expression des plus nombreux et officialisent la circulation marchande et communicante de quelques-uns(e)s, alors il faut poser que toute pratique plurilingue s'enlève nécessairement sur fond de rapport de force»8 Pour certains didacticiens, (Beacco, Byram) le plurilinguisme est perçu comme étant une valeur. Les langues que parlent les élèves leur apportent une spécificité, quelque chose qui les démarquent vis-à-vis des autres, un «plus » sur le marché du travail.

 

  1. Des élèves allophones et des élèves plurilingues

J'ai accueilli des EANA pris en charge par des enseignantes d'UPE2A et des élèves allophones qui ne faisaient pas partie du dispositif. (Arrivés en France depuis trop longtemps, difficultés spécifiques prises en charge par le RASED...) Ces élèves à besoins spécifiques sont inclus dans les classes dites "ordinaires" et doivent recevoir un enseignement spécifique à leurs besoins. (Circulaire 2012-141 du 02-10-2012) En effet, les langues, les contextes socioculturels, les cultures éducatives sont différentes selon les élèves. L'individualisation est donc nécessaire. L'hypothèse de travail consistera à considérer l'espace classe comme un espace multilingue et pluriculturel. Les élèves allophones nouvellement arrivés (EANA) sont testés sur leur niveau en langue première et en français à leur arrivée dans le système scolaire français. (60 700 élèves allophones en France, dont 29 700 en écoles élémentaires, 24 600 en collèges et 6 400 en lycées).9 Au bout d'un an ou deux ans, les EANA ne sont plus pris en charge par une UPE2A. De plus, nous avons dans nos classes des élèves qui parlent d'autres langues et du fait qu'ils ne soient pas passés par l'UPE2A, ne sont pas considérés comme des locuteurs plurilingues. Il y a un manque de clarification conceptuelle mais également de formation des enseignants. En effet, une fois que les EANA sortent du dispositif pour intégrer la classe ordinaire «à plein temps», que savent les enseignants sur leurs compétences linguistiques et culturelles? Nous savons que deux ans au sein du dispositif, malgré la professionnalisation des enseignants de FLE/FLS ne garantissent en rien la réussite dans l'acquisition de la langue médium aux apprentissages qu'est le français.

Ce répertoire langagier et culturel est-il connu par les enseignants? On assiste parfois à un cloisonnement entre les UPE2A et les classes ordinaires et les représentations sur les langues "autres" que le français ont un impact sur les conduites d'apprentissage. Pourtant, ces langues familiales font partie de la construction identitaire des élèves et donc doivent être prises en compte au quotidien dans les pratiques mais également dans le suivi des élèves. Le fait de ne pas prendre en compte l'ensemble des répertoires langagiers et, par corrélation, culturels, peut mettre les élèves en insécurité linguistique mais avoir un impact sur leur identité sociale

 

  1. Le bilinguisme à l’École.

En France, les classes bilingues ont vu le jour pour la première fois dans les années 70, ce qui a créé des classes supplémentaires dans les collèges. En 1992, les sections européennes voient le jour: deux heures supplémentaires de langues vivantes par semaine. Si, au début de leur création, l’anglais a été privilégié, les sections européennes sont en langue espagnole ou allemand, selon où se situent les établissements scolaires. On en comptait 105. En 1996, elles étaient 769, soit 617 en collèges et 152 en lycées. Après de nombreuses réformes autour de l’enseignement bilingue, qui, selon certains professionnels de l’éducation, creusait les inégalités (les parents choisissaient la classe bilingue car ils pensaient que c’étaient les meilleures classes, et nous retrouvons ce genre de discours dans les classes bilingues en occitan par exemple dans le sud de la France). La classe bilangue a vu le jour en 2005. A la base de sa création, ce dispositif visait à promouvoir l’enseignement de l’allemand au collège. Petit à petit, ce dispositif s’est étendu à d’autres langues. De ce fait, au lieu d’attendre la 5e pour commencer une autre langue vivante comme l’a proposé la réforme du collège en 2016, les élèves pouvaient en commencer une dès la 6ème en lui rajoutant 2h de cours de langues par semaine. Mais ces dispositifs sont en voie de disparition. En cause: le fait qu’elles ne favorisent pas la mixité sociale et que certains ont réussi à contourner les règles d’affectation pour obtenir une place dans un soit disant meilleur établissement. De ce fait, si des élèves ont appris une autre langue étrangère que l’anglais en Cm1 et en Cm2, ils pourront la poursuivre dans ce qui sera aujourd’hui les classes bilangues de continuité. Encore plus de 3 000 collèges proposent la classe bilangue, dont 2 500 classes «anglais/allemand».

On retrouve les sections européennes ou section langues orientales uniquement au lycée. On notera qu’au lycée général et technologique, se trouvent les sections européennes en allemand, en anglais, en espagnol, en italien, en portugais et russe et des sections en langues orientales en arabe, en chinois, en japonais et en vietnamien. On voit une véritable évolution dans les idées reçues et dans le lycée professionnel en général car les élèves du lycée professionnel peuvent accéder aux sections européennes. Si nous analysons les instructions officielles, il n’est pas question de faire de nos élèves des élèves bilingues mais de leur proposer des enseignements de disciplines non linguistiques en langues étrangères. Mais, tous ne peuvent ou ne veulent pas rentrer en classe bilangue. Quand on cherche l’occurrence bilingue dans les instructions officielles au cycle 3 et au cycle 4, voici ce que nous trouvons:

Au cycle 3: «Comprendre, s'exprimer en utilisant une langue étrangère ou régionale. «… En littérature, la lecture d'albums ou de courts récits en édition bilingue est également à encourager.»10

Au cycle 4: «EPI possibles (tout niveau du cycle) en lien avec les langues étrangères ou régionales et les enseignements artistiques. Thématique «langues et cultures étrangères ou régionales:

-Préparation d'une exposition bilingue ou montage vidéo sur la comparaison et la diversité des habitudes et coutumes de la vie quotidienne.»11

Il n’apparaît plus au lycée (bulletin officiel spécial n°1 du 22 janvier 2019 «programme d’enseignement commun et optionnel de langues vivantes de la classe de seconde générale et technologique et des classes de première et terminales des voies générale et technologique. Il est question de faire développer des compétences en langues, selon le CECR, sans prétendre atteindre le bilinguisme.

 

  1. Faire le pont entre les langues en contact en classe: vers une approche réflexive de l’enseignement des langues.

En 2005, Auger propose des séances intitulées «comparons nos langues» pour l’enseignement des langues. Cette approche comparative des langues et des cultures utilise les compétences langagières des élèves ainsi que leurs diverses expériences comme étant des ressources utiles pour acquisition d’une langue nouvelle. Les élèves mettent à jour les points communs et des différences entre les langues en contact dans la classe : on les invite à retrouver les mots transparents d’une langue à l’autre par exemple, les emprunts, les racines communes... Les alphabets sont-ils les mêmes ? Les élèves sont engagés dans une action, une action réflexive et décentrée. Ils s’appuient sur les savoirs antérieurs, ce qui entraînera une meilleure appropriation des langues apprises à l’école et celles apprises en dehors. Cette approche de l’enseignement des langues favorise l’intercompréhension («approches plurielles», Candelier, 2010). Dans la séance que nous proposons pour cette communication, les élèves rencontrent «J'aime» et «je n'aime pas» dans un texte. L'enseignant les invite à traduire ces phrases dans leurs langues. Au tableau, il note les réponses des élèves, experts dans leurs langues. Puis, ils remarquent, sans l'aide de l'enseignant, que la négation se construit selon le même modèle grammatical: «On rajoute quelque chose.» L’acquisition du français se fait via une «démarche cognitive de co-construction bien visible à la fois pour les élèves et l’enseignant.»12 Selon un principe d’analogies et de différences, tous, élèves et enseignants comprennent davantage les erreurs commises en langue cible: « Chacun arrive ainsi à comprendre pourquoi certaines erreurs émergent (procédés d’analogie avec les systèmes maternels par exemple) »13

Ce type d’activités est réalisé en classe d’UPE2A, donc avec des élèves qui sont identifiés comme locuteurs plurilingues, avec des enseignants sensibilisés aux questions du plurilinguisme et pluriculturalisme. Quand les sections européennes ont vu le jour, les premiers problèmes rencontrés venaient de la formation des enseignants qui prenaient en charge les cours d’histoire géographie et de sciences en langues vivantes. Tout cela ne s’improvise pas et demande des temps réflexifs de formation. Du fait du cloisonnement des disciplines, et du caractère sacré de la maîtrise de la langue française, il est difficile voir inimaginable de faire le pont entre les langues en cours de français par exemple. Où est le principe de transdisciplinarité? Pourtant, le simple fait de solliciter les expériences diversifiées des élèves, leurs savoirs et leurs savoir- faire, de ne pas stigmatiser leurs productions mélangées ou approximatives, de valoriser au quotidien leurs ressources plurilingues et pluriculturelles est très important pour leur intégration scolaire et sociale.

 

Conclusion

L'enseignement bilingue et l’éducation plurilingue permettent de prendre en compte l’évolution et la multiplicité des répertoires plurilingues et pluriculturels sur l’ensemble des continents. Ce va-et-vient cognitif, linguistique et socioculturel permet aux apprenants d’acquérir le français, tout en conservant leurs identités linguistiques. Valoriser la compétence plurilingue et pluriculturelle à l'École, c’est valoriser les différentes langues des élèves, au même titre que le français.

 

NOTES

1 1976, Galisson et Coste D

2 https://www.ciep.fr/sites/default/files/atoms/files/focus-bi-plurilinguisme-enseignement-bilingue.pdf

3 https://www.lalanguefrancaise.com/dictionnaire/definition-multilinguisme/

4 Beacco et Byram, 2007, p. 10

5 Cuq, 2003, p 195

6 Coste, 2008

7 Blanchet, Chardenet, 2011, p49

8 Dahlet, 2011, p.45

9 http://www.education.gouv.fr/cid58968/60-700-eleves-allophones-en-2016-2017-90-beneficient-d-un-soutien-linguistique.html

10 https://cache.media.eduscol.education.fr/file/programmes_2018/20/2/Cycle_3_programme_consolide_1038202.pdf

11 https://cache.media.eduscol.education.fr/file/programmes_2018/20/4/Cycle_4_programme_consolide_1038204.pdf

12 http://asl.univ-montp3.fr/masterFLE/n.auer/Livret_Comparons.pdf

13 http://asl.univ-montp3.fr/masterFLE/n.auer/Livret_Comparons.pdf

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 La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d'un épanouissement sans cesse en progrès. 

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d'Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, éditions de Fallois, 1998, p. 93