XXVIIe BIENNALE DE LA LANGUE FRANÇAISE
PARIS 14-16 SEPTEMBRE 2017
Ecrire en Français et en Musique : « La langue butin de guerre » (Kateb Yacine)
Evelyne Accad, Université Américaine de Beyrouth et Université d’Illinois à Urbana-Champaign
J’ai commencé à composer des chants en 1975 quand la guerre a éclaté au Liban. Mon chagrin était si fort que je ne pouvais plus dormir ou mener une vie normale; je pensais à ce qu’enduraient les êtres que j’aimais et le pays que je chérissais.
Les sons, musique et mots, sortaient de mon corps comme une longue plainte. Ils m'aidaient à soigner ma peine, ma colère, mes frustrations et à communiquer mes sentiments aux autres. Plus récemment, je me suis rendue compte que le mélange de chants à mes présentations est un instrument puissant pour mieux exprimer ce que je veux dire et que la musique me permet de mieux toucher l'attention de mon auditoire. Je souhaite analyser ici le développement de mon écriture et ma musique et leurs différentes étapes.
Quand ai-je commencé à écrire ? Dois-je d'ailleurs chercher à retrouver dans ma mémoire ce moment? Rechercher les débuts de mon expérience de l'écriture peut m'aider à comprendre comment et pourquoi elle a évolué comme elle l'a fait dans la conscience que j'en avais et dans ma pratique, et saisir le sens qu'elle a pris pour moi avec le temps. C'est comme retourner en soi-même et creuser, creuser, rechercher dans mon esprit, dans mon corps ce point d'éclatement lointain, le dénouement des nœuds, la rupture des barrières, l'écroulement des murs, l'ouverture des fenêtres, le libre cours donné à mon imagination, la découverte d'une liberté infinie, l'avancée sans fin dans une Méditerranée bleue, parfois étale et douce comme huile brillante, parfois agitée par la fureur des vents de la découverte, courant vers un horizon plein d'attentes et de rêves.
A quatre ans - ma mère me l'a raconté et j'ai aussi de brefs souvenirs sur cette époque - vive, aimant communiquer et amuser, je tenais mon public, j'inventais des histoires et des chansons. Audacieuse et pas timide pour un sou, j'aimais raconter et chanter pour la famille et les amis. Qu'a-t-il pu donc arriver pour que je me retire en moi-même et me confie à la page blanche alors que j'avais l'habitude de m'exprimer publiquement sans retenue ? Est-ce le moment où j'ai commencé à écrire?
Quand ai-je vraiment commencé à écrire--quand est-ce que je me suis assise régulièrement, méthodiquement, et consciemment face à des pages blanches avec la volonté de les remplir, le désir de marquer mon temps et mon entourage, et la confiance d'avoir des problèmes pressants et importants à communiquer? Quand ai-je "pris pour but l'éternité" dans mon écriture, pour utiliser une expression d'Annie Dillard?1
Adolescente, j'ai perdu la spontanéité, fraîcheur, vivacité, et enthousiasme que j'avais dans mon enfance. L'école--spécialement et malheureusement le système français et peut-être encore plus dans les ex-colonies--tue souvent la créativité chez l'enfant, et la société se charge de l'enterrer. Pourtant, je me souviens des heures de composition du lycée français où j'allais à Beyrouth. C'était mes classes préférées. Le sujet ayant été donné et devant être traité en quelques heures, un sentiment d'excitation, de nervosité, de joie et d'angoisse s'emparait de moi, et je laissais mon stylo voyager sur le papier guidé par le vagabondage de mes pensées, mais avec aussi une certaine discipline et le besoin de communiquer des messages que mes lectures m'avaient données. J'étais entraînée vers des régions inconnues que j'imaginais colorées de mes rêves. C'est là que je retrouvais les moments magiques de mon enfance quand j’inventais des histoires et des chants.
Ecrire ce fut exprimer mon expérience unique: naître femme arabe à Beyrouth, de mère suisse et de père libanais né en Egypte, recevoir une éducation protestante rigide, à Beyrouth, la ville la plus cosmopolite du Moyen-Orient à l'époque. Mon sens d'identité n'était pas aussi clair à ce moment-là, car l'éducation que je recevais à l'école française de Beyrouth m'affirmait que mes ancêtres étaient les Gaulois (aussi incroyable qu'une telle idée puisse paraître à certains, ou répétitif à d'autres, c'est une réalité que j'ai vécue et avec laquelle les jeunes de ma génération ont eu à faire face). Comment affirmer son identité dans un tel contexte? En traversant l'océan pour aller étudier aux Etats-Unis, en commençant à lire des livres de littérature, de politique, et d'histoire sur le Mashrek, le Maghreb et l'Afrique, en lisant sur l'oppression, le racisme, le colonialisme, et douloureusement, avec l'éclatement de la guerre au Liban, j'ai commencé à saisir l'importance de l'identité lié à la langue de manière plus aiguë, plus nette et avec un sentiment d'intensité et d'urgence.
"Une écriture fluide n'est certainement pas une écriture facile. Le mot juste est une réussite intellectuelle."2 Choisir le mot le plus juste n'est pas toujours facile pour moi étant donné que je m'exprime dans des langues différentes (Français, Anglais, Arabe) dépendant du genre (thèse, article, nouvelle, lettre, poème, ou chant). On me demande souvent, et c'est aussi une question que je me pose, s'il est possible d'utiliser différents genres et différentes langues sérieusement. En d'autres termes, peut-on travailler sérieusement plusieurs formes d'écriture dans plusieurs langues à la fois? Ne vaut-il pas mieux en développer une et la perfectionner? N'y a-t-il pas une différence fondamentale entre l'écriture-réflexion-analytique d'une thèse et l'écriture-imagination-créatrice d'un roman? Et est-ce que la première façon d'écrire n'entrave pas le développement de la seconde et vice versa? Est-ce que l'utilisation de plusieurs langues ne porte pas à confusion, une tour de Babel?
Ces questions me ramènent à la signification de mon passé, à mes racines. A la différence de nombreux écrivains Nord-Africains, tels Driss Chraïbi, Albert Memmi, Abdel-Kebir Khatibi et Marguerite Taos-Amrouche, pour ne nommer que ceux qui ont dit leur écartèlement entre deux cultures, leur déchirement et finalement leur malheur - ils utilisent des expressions comme "bâtard historique", "aliénation culturelle", "être entre deux chaises", "malaise"3- Je partage la vision d'Andrée Chedid qui insiste sur ce qu'il y a de positif dans le mélange, qu'elle appelle hybridation, soulignant le cosmopolitisme, l'enrichissement, la tolérance et l'ouverture d'esprit qu'elle apporte.
Ces valeurs sont ce que le Liban a autrefois représenté : "Un pays où des voix opposées, qui s'affrontent font de leur mieux pour rester en harmonie. Durant des siècles, il a été marqué par des signes inaltérables, et pourtant rien de fixe, de déterminé, de platement éternel ne l'emporte ici. De très anciennes terres de rêve ne cessent jamais de puiser la vie en elles-mêmes".4 Un jour que j'exprimais à Andrée Chedid mon angoisse d'utiliser des anglicismes quand j'écris en Français, elle me fit cette remarque surprenante "Mais c'est très bien. Tu aères la langue!"
Khatibi décrit le bilinguisme comme: "Amour imprenable. A chaque instant, la langue étrangère peut--pouvoir sans limite--se retirer en elle, au-delà de toute traduction. Je suis, se disait-il, un milieu entre deux langues: plus je vais au milieu, plus je m'en éloigne."5 Il le décrit comme une folie:
Soit le français et l'arabe. Il faudrait imaginer ce désir insensé d'une écriture bilingue. Bilingue? Autant dire une écriture folle ... Deux langues en position hétérogène travaillant l'une sur l'autre, se chevauchant, se refoulant, se croisant selon un soubassement différent de structure, de métaphysique, de civilisation. ...Le bilinguisme intégral est--hélas--impossible. ... il serait l'agencement d'un palimpseste, d'un double palimpseste perpétuel--proche de la musique. ... Lorsque j'écris en français, je ne peux prétendre détruire cette langue, ni la couper de son identité. Tout au mieux y vivre comme un fantôme d'un palimpseste en décomposition ... le pidgin, l'écriture pidgine, hybridisation de deux langues, ici l'hétérogénéité éclate: je suis partagé entre les deux rives de la méditerranée. ... Quand j'écris en français, ma langue 'maternelle' se met en retrait: elle s'écrase. Et entre au harem. Qui parle alors? Qui écrit? ... En me relisant je découvre que ma phrase (française) la plus achevée est un rappel. Le rappel d'un corps imprononçable, ni arabe, ni français, ni mort, ni vivant, ni homme, ni femme: génération du texte ... rêve androgyne, perte de l'identité--au seuil de la folie.6
Il est clair, dans ses lignes, que le rapport de Khatibi à la langue, est un rapport sexué. Il utilise des mots tels que: androgyne, corps, homme, femme, entrer au harem, amour, désir, se retirer, aller au milieu, se chevaucher, se refouler en elle, être en position hétérogène. Le rapport de l'homme arabe face à la langue se complique d'autant plus que son rapport à la femme est malheureux. Ainsi l'on peut lire, chez un autre homme écrivain maghrébin, ces paroles effrayantes qui expriment un besoin de posséder la langue comme on possède la femme, en la violant, en l'assujettissant, plutôt qu'en l'aimant, et en l'aidant à s'épanouir : "Une langue appartient à celui qui la viole. Pas à celui qui la caresse. ... la langue française est très belle. ... mais tous les jugements que l'on portera sur moi en ce qui concerne la langue française risquent d'être faux si on oublie que j'exprime en français quelque chose qui n'est pas français."7 Ces paroles sont d'autant plus désolantes qu'elles proviennent de Kateb Yacine, l'un des meilleurs écrivains algériens, un homme engagé pour la reconstruction de son pays et de son peuple, et qui, pour mieux se faire entendre de lui, renonça à la gloire d'une carrière d'écrivain en France pour retourner en Algérie, se replonger dans ses racines, et écrire des pièces de théâtre en arabe populaire.
Certains pourtant, plus tard dans leur vie, ne voient plus le déchirement avec la même acuité. Ainsi, Driss Chraïbi, romancier marocain, qui avait crié son écartèlement avec douleur dans Le Passé simple, voit maintenant l'enrichissement du mélange de deux langues, de deux cultures:
Pour moi, il ne s'est jamais agi d'identité culturelle, il ne s'est jamais posé pour moi ce qu'on appelle la crise de l'identité. Il y a des errements de l'Histoire, c'est vrai, mais quand même, le Maghreb a été occupé par les Français ... Les Français m'ont apporté quelque chose de merveilleux, c'est-à-dire l'Humanisme. ... Nous bénéficions de deux cultures. ... Je n'ai jamais renoncé à mon origine. ... J'ai la fierté de réussir là où les politiques se sont cassé les dents--c'est-à-dire à établir un pont entre deux cultures. Pour moi, il y a eu au départ, et il y a toujours le fleuve culturel de mon pays, mais il y a eu des affluents et parmi ces affluents, la culture française.8
Nous sommes loin du Chraïbi qui, au début de sa carrière, déclarait qu'il fallait se servir de la langue française "comme d'un bâton,"9 et dont la violence face à la langue se rapprochait de celle de Yacine, de Khatibi, et d'autres qui voient la langue comme: "une terre étrangère où l'on s'aventure à ses risques et périls, un empire hostile dont tout écrivain veut, par la force des choses s'emparer en lui faisant violence."10 Même Mourad Bourboune qui pense que "la langue, c'est quelque chose d'universel":
... Je m'exprime dans une langue que je maîtrise pour atteindre l'universel. Cette fameuse question de la langue est le pont-aux-ânes de la littérature maghrébine. Je suis un écrivain arabe qui s'exprime en français. Qu'y a-t-il d'insolite? Toute œuvre est traduisible. La littérature maghrébine d'expression française est partie intégrante de la littérature arabe.11
Même lui utilise des mots violents et machistes, et déclare ailleurs qu' "une langue appartient à qui sait la manier, la briser et la plier aux exigences de la création, la forcer à exprimer son émoi profond."12
Les écrivains femmes n'expriment pas ce rapport de violence face à la langue. Assia Djebar, qui voit le bilinguisme aussi comme un déchirement: "Il enrichit uniquement celui qui possède vraiment deux cultures. Or c'est rarement le cas en Algérie,"13 a un rapport plus tendre avec la langue:
J'ai commencé par écrire un jour sur une première page de cahier une règle de conduite à moi-même: "Retrouver la tradition arabe de l'amour à travers la langue de Giraudoux." Ensuite, après quelques approches, j'ai choisi, comme un défi à moi-même (une sorte de: "bien qu'écrivant en français, pourras-tu être la plus arabe possible?")... A chaque fois, je me trouve des justifications différentes dont la moins mauvaise me semble être le fait de recréer en français une vie vécue ou sentie en arabe. Ce passage d'une langue à l'autre a sans doute favorisé chez les écrivains nord-africains d'expression française le lyrisme pour certains, un ton d'agressivité ou au contraire de nostalgie poétique pour d'autres. Mon désir, quant à moi, est de retrouver, malgré ce passage, une fluidité, une intimité profondes--ce qui paraît plus difficile.14
Pour Andrée Chedid, l'exil, le mélange des cultures, est une force innovatrice. C'est ce qu'elle exprime à travers Kalya dans La maison sans racines: "Kalya n'a-t-elle pas choisi au contraire de se déraciner? N'a-t-elle pas souhaité greffer les unes aux autres diverses racines et sensibilités? Hybride, pourquoi pas? Elle se réjouissait de ces croisements, de ces regards composites qui ne bloquent pas l'avenir, ni n'écartent d'autres univers".15 Dans ces lignes, nous sommes au cœur des sentiments d'Andrée Chedid poétesse, romancière, dramaturge et essayiste libanaise, née en Egypte, et vivant à Paris.
Pour Andrée Chedid, l'écriture, la poésie balaie "les guet-apens de l'événement et du temps, qui tentent d'enserrer chacun entre les parois de l'âge, des frontières, du milieu social; de limiter l'être, la personne, l'identité première... Insoumise, elle décape les apparences, culbute les vérités du moment... La Poésie n'est pas refus ou survol de la vie; mais plutôt une manière de la multiplier, de rendre compte de sa largesse."16
L'écriture comme refuge, comme quête, et comme expression de la division de l'être, c'est aussi ce qu'elle est pour moi, Libanaise enseignant aux Etats-Unis, sans y vivre vraiment, mon cœur étant toujours dans le pays que j'ai quitté et où je retourne quand je peux. Je me sens encore plus attachée à ce pays depuis la guerre, consciente qu'il souffre et qu'il faut l'aider. Grâce à l'écriture, la poésie, le chant, la création en général, j'ai trouvé un baume à ma souffrance, l'ouverture d'un horizon qui chante:
J'écris dans la langue de l'amour
Je l'accompagne du rythme des cordes du luth
de la guitare et du tambour
Ma voix est un chant traversant les barrières
un son doux de flûte allant de l'Orient à l'Occident
aucune frontière dans les mots ramassés
sur les routes des pays qui m'appellent
Je les découvre dans les signes symboles
déchiffrés sur des pages ouvertes
à mon espoir de comprendre
de communiquer
de trouver les sens qui éclatent au soleil
ou à la lumière d'une bougie
J'invente une mélodie pour chaque nom
Je trace un dessin pour chaque blessure
Je donne une couleur à chaque mot
milliers d'arc-en-ciel flottant autour de la terre17
1Dillard, Living by Fiction. New York: Harper Colophon, 1982, p. 65.
2Ibid., p. 116.
3Voir en particulier, l'analyse incisive d'Isaac Yétiv dans le thème de l'aliénation dans le roman maghrébin d'expression française.
4Chedid, Liban, p. 6.
5Khatibi, Abdelkebir. Amour bilingue. Montpellier: Fata Morgana, 1983, p. 10.
6Khatibi, "Repères," pp. 48-49. Cité dans Celfan VIII: 3, voir l'excellent article de Marie Wégimont, "Morocco: Multilingualism, bilingualism, and literature," pp. 23-28.
7Kateb, Yacine, "Les intellectuels, la révolution et le pouvoir," Jeune Afrique no. 324, mars 1967, p. 28.
8Extraits d'une interview accordée à Lionel Dubois à l'Ile d'Yeu le 23 juin 1983. Cité dans Celfan Review, V. 2, fev. 1986, pp. 20-21.
9Confluent, nouvelle série, no 15, septembre-octobre 1961, pp. 582-583.
10Khatibi, Abdelkebir, Le maghreb pluriel. Paris: Denoël, 1983, p. 48.
11Interview, Témoignage chrétien, 14 décembre 1962.
12Le Nouvel Observateur, 4 mars 1965, courrier, repris dans Révolution africaine, no 111, 13 mars 1965.
13Interview, L'Afrique littéraire et artistique, no 3, février 1969.
14Europe, no 474, octobre 1968, pp. 114-120.
15Chedid, La maison sans racines, p. 79.
16Chedid, Textes pour un poème, p. 12.
17Accad, Blessures des mots, .
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