XXVIIe BIENNALE DE LA LANGUE FRANÇAISE

PARIS 14-16 SEPTEMBRE 2017

GUY MENGA, TCHICAYA U TAMSI, SYLVAIN BEMBA, MAXIME NDEBEKA, SONY LABOU TANSI.

UN THEÂTRE DE LA TRANGRESSION

Yves MBAMA NGANKOUA

 

Le théâtre congolais du siècle dernier est dominé par ce que Guy Bocquet nomme « la théologie de rébellion » 1laquelle se caractérise par sa capacité à détruire l’ordre imposé. Dans un pays où le pouvoir politique étouffe toutes les libertés, les artistes et les hommes de plume ne doivent pas se détourner de la mission qui est la leur : montrer la société dans toute sa laideur. Ce que nous appelons « théâtre de la transgression » est un théâtre agressif, un art critique, un théâtre anticonformiste dans la mesure où il détourne le sujet pour dire sa colère, sa nausée pour revendiquer son humanité niée.

Ce travail se déploie sur deux axes majeurs : les sujets subvertis d’une part et la langue capricieuse que les écrivains utilisent pour s’exprimer d’autre part. Qu’est-ce qui put unir ces quatre dramaturges à la poétique pourtant différente ? La révolte contre le cataclysme qu’est la tyrannie enracinée dans « ce petit lopin de terre » (pour reprendre les mots de Césaire) qu’est le Congo Brazzaville, la surdétermination des textes qui convoque les écrivains de tous les continents sans exclure la littérature orale congolaise. Cette surdétermination fait de ces textes une « anthologie » polyphonique. Gaston Guy Bikouta Menga alias Guy Menga, Gérald Félix Tchicaya dit Tchicaya U Tamsi, Sylvain Ntari Bemba, Maxime Ndébeka et Marcel Sony alias Sony Labou Tansi ont, pour condamner la tyrannie qui obstrue tout espoir, puisé dans l’histoire de la Rome antique, dans les Ecritures. Ils ont lu Shakespeare ainsi que chez Alfred Jarry, Boris Vian, Gabriel Garcia Marquez…qui leur ont fourni le modèle des personnages du tyran et du révolté.

I)-Un palimpseste transgressé.

a)-Certains écrivains comme Tchicaya U Tamsi et Sony Labou Tansi, écrivent leurs textes la Bible ouverte. Chez Tchicaya, la Bible fournit la symbolique et la révolte. Il reste attaché au message du Christ, se rebeller contre toute forme d’injustice. Le Christ associé à Lumumba renvoient à la libération de l’Afrique : « …je proclame cela : ordre essentiel ! Loi principale de la partition. Je prends à témoin cette colline et ce trône que j’y ai posé sur l’herbe qui est moire quand elle frétille sous la caresse de mon regard. Je proclame : cette herbe rend lascif quiconque désire, quiconque ceindra ses reins pour assouvir son plaisir de vivre homme libre ! Le bois de tout trône au contact de cette herbe reverdira. Après que j’ai dit cela sonnera la trompe, battra le tam-tam du ralliement, toujours. »2 Quelquefois c’est la reprise des paroles bibliques3 Dans un passage, il y est question de Marie-Madeleine qualifiée de « …La pétroleuse de Judée »4 Le théâtre de la transgression est traversé par les figures des rebelles sorties de «Henry VII », de « Jules César »et de Macbeth de Shakespeare : Brutus, le fantôme de Lady Macbeth. A certains endroits, dans « Le Zulu », on a les échos, du « Goûter des généraux » de Vian, de « La Tragédie du roi Christophe » et d’ « Une saison au Congo » d’Aimé Césaire. Sur cette question de la fable, on peut citer « Ubu roi » de Jarry qui offre entre autre la trame à Maxime N’Debeka dans « Le Président » (1982).Outre Jarry, il y a un clin d’œil à la pièce « Amédée ou Comment s’en débarrasser» d’Eugène Ionesco dans ce qu’elle a d’insolite, de mal. Comme le jeune Jarry, N’Debeka a écrit une farce sur le pouvoir comme moyen abject de s’accaparer les finances du pays. Tous ceux qui gravitent autour du président veulent des postes pour paraître. Seul le fils du président s’oppose à toutes les décisions de son père. Dans «Un foutu monde pour un blanchisseur trop honnête» (1979), Sylvain Bemba met en scène un blanchisseur qui s’oppose par son honnêteté à la corruption qui gangrène dans son pays. Dans « Le M’Bulu N’Konko ne chante qu’une fois »(1981), le couple Mabika et Makita a transgressé le pacte communautaire qui veut que le bonheur doit être commun la communauté. De plus Makita, la femme a transgressé de nombreux interdits parmi les quels celui qui interdit aux femmes d’assister à la danse du cadavre5 Guy Menga montre la rébellion des jeunes symbolisés par Bitala, contre la « marmite » et contre le « Conseil des Anciens », deux « organes » qui les excluent de la vie de la cité et qui les condamnent à mort.6Les pièces de théâtre de Sony Labou Tansi sont de véritables palimpsestes. IL y a des échos de « La Jeune fille et la mort » de Schubert et la hargne des écrivains latino-américains notamment Garcia Marquez… dans « La Parenthèse de sang »(1981), la bible, des allusions à Descartes dans « Je Soussigné cardiaque »(1981), la bible, Shakespeare, Flaubert et Wilde dans « Moi, veuve de l’empire »(1987). En effet, Brutus sort des « Vies des hommes illustres » de Plutarque qui ont inspiré la pièce « Jules César » de Shakespeare, de l’ancien testament. Quant à Cléopâtre, elle a été l’objet de plusieurs pièces de théâtre dont « Antoine et Cléopâtre » de Shakespeare, des ballets et opéras. Le personnage de Cléopâtre de « Moi, Veuve de l’Empire » n’est pas amoureux de ses poursuivants Oko-Navès et Oko- dont elle n’a cessé de repousser les avances. Enfin, on entend les échos des Ecritures dans « Monologue d’or et noces d’argent » (1998) ainsi que dans « Qu’ils le disent, qu’elles le beuglent »(2014)7.

Ce sont donc tous ces auteurs convoqués qui font des textes choisis, un hymne à la résistance. La transgression dont il est question est un cri de révolte pour dire l’humanité humiliée. Pour compléter cette transgression, ces dramaturges recourent à une langue trop colorée.

b)-« Quel français! » s’exclamait un personnage de Samuel Beckett. Excepté Guy Menga et Maxime Ndebeka, les trois autres auteurs retenus multiplient des « caprices syntaxiques » pour reprendre les mots de Cécile Lignereux8.Pour dire la colère et revendiquer la justice face à l’arbitraire, S. Bemba, Tchicaya U tamsi et Sony Labou tansi rejettent un langage codifié et optent pour un langage subversif, violent voire ordurier. "rien à faire le langage, c'est toujours de la puissance; parler c'est exercer une volonté de pouvoir: dans l'espace de la parole, aucune innocence, aucune sécurité" écrit Roland Barthes9.Ce langage violent s'indigne de l'état de la servitude dans lequel se trouve les Congolais d'où cette charge émotionnelle, pulsionnelle contenue. Ces auteurs ont fait un constat simple : la langue trop policée ne saurait dire la colère, la situation intolérable dans laquelle se débattent les africains. En parcourant certains textes du théâtre de la transgression, le lecteur est frappé par la diversité "variationnelle"10 ce qui signifie que la transgression est avant tout un refus de la standardisation. Dans "Un foutu monde pour un blanchisseur trop honnête" S. Bemba a fait le pari difficile de consigner toutes les interventions de Paul et Raphaël, du Tailleur en une langue qui se rapproche de manière asymptomatique de la parole orale. Ces "hommes du peuple" parlent comme on parle dans les rues de Brazzaville11, "...une langue qui a ses règles propres".12Dès l'ouverture de la pièce, le lecteur-spectateur assiste à l'entretien entre Paul, Raphaël et leur geôlier, désigné par sa profession "Gardien de prison" s'entretenir. Paul vient d'être libéré, le gardien lui demande ses deux assiettes:

"Voix du Gardien de prison: Tu veux nous laisser tes deux assiettes? Elles ont fait leur temps de prison comme toi. Comme tu es libre, tes deux assiettes le sont aussi.

Paul:(lui tendant les bras) Monsieur Gentil! Ah! vraiment, lé bon Dié il dort pas. Après la souffrance, il t'a pensé au jour dé aujourd'hui.

Raphaël: Oui, mon cher Paulin(…). J'ai tiré deux ans pour rien. Pour à rien, mon cher! Est-ce que ti m'as déjà vi le motif? Vingt ans de services chez les colons. Partout les bons certificats. Jamais le motif. Jamais le prison. Même si je vois le chose qui se traîne par terre, je ramasse pas. Les Blancs, il est content de moi. J'ai pas i le tache chez les colons. Pas un tache. Et de maintenant je suis fouti. Je peux plis laver le motif-là jisque le mort. Le savon de loi, il lave seulement le tache pour les prisonniers espécial.13"Outre le vocabulaire, cette langue se caractérise par des "caprices syntaxiques". La négation est incomplète dans les interventions de Paul et de Raphaël. Autre élément à relever, la présence du pronom personnel réfléchi là où on n'en a pas besoin. Par exemple dans l'expression "se traîne". De même la duplication du nom sujet est superflue: "Les Blancs, il est content de moi". La langue parlée se caractérise par un foisonnement d'images. Paul et Raphaël multiplient des métaphores pour accentuer la dénonciation, "j'ai pas i le tache chez les colons". Le mot "tache" a pour synonyme "infraction, délit...".Ailleurs, le Tailleur, s'entretenant avec un Client irascible, dit:

"Le Client irascible: J'ai assez marre de toi. Chaque jour, demain. Tous les jours, demain. De maintenant, moi je te dis: demain c'est le jour de aujourd'hui. Je viens prendre ma costime.

Le Tailleur: Ti passes demain, vraiment. Sans manquable demain. Ti vois que j'ai trop beaucoup le travail"14.

Le Client irascible: Si ti sais que ti as beaucoup le travail car ti dois manger l'argent des clients l'avance. Ti as mangé mon l'argent. Ti donnes ma costime". Dans le français congolais "manger l'argent" veut dire "dépenser l'argent. Il s'agit du " congolisme" comme l'expression "le mauvais coeur" employée par le Tailleur ce qui veut dire "être méchant". Plus loin, on voit le même Tailleur s'entretenir avec Raphaël:

"Raphaël: Bonjour à vous. Mais qui se passe? Je vois vos figuires le malheureux.() Moi, je te porte le travail. Ti vas me coutirer deux pantalons. Voici le tissis.

Le Tailleur: Je vais te prendre le mesirer."15 Dans la langue populaire, le vocabulaire s'enrichit en créant des mots pour vu que la phrase traduise le message. Ainsi le verbe "coutirer" veut dire "coudre". Dans "L'Etrange crime de Monsieur Pancrace Amadeus", a recours à un africanisme: "cabiner" pour dire "aller aux W.C":

L'Agent: ...Pancrace Amadeus a fait mettre partout des calicots avec cette phrase tirée de notre constitution: "Le Bas Citoyen sait qu'il est interdit de cabiner sur place publique"16 c’est comme si la langue normée est incapable de dire la révolte ou dire simplement le monde. Pour palier ce manque, le dramaturge recourt au néologisme. De même, les Congolais disent d'une prostituée qu’elle est "femme bordel"17. Ce nom est créé à partir d’une métonymie: le lieu de travail devient le mot par lequel les travailleuses du sexe sont désignées. C’est comme si la langue acceptée par tous était incapable de dire le monde, de dire la colère ; aussi pour palier ce manque, le dramaturge multiplie les registres. La langue de la révolte est comme le caméléon : elle prend la couleur de ce qui l’entourent.18. La langue de la transgression se caractérise par les jeux de mots ou par le détournement de sens. L’Etrange crime…  se termine par le discours du speaker, Le narrateur qui crie sa colère : « …La mort d’Amédée Pankarassé e figure pas dans la rubrique des chiens écrasés.()Il s’agit d’un anté-crime… Le commissaire-briseur de vies a fait monter les enchères contre le malheureux…Malheur à toi, Zazoubar, ville alcoolique, merdeuse et mercedeuse, ville qui se paie des coliques de champagne quand pétille dans le bûcher des espoirs flambés, de l’avenir flambé, des rêves flambés »19 Cette fin traduit toute la révolte contenue dans ces textes de la transgression. Les néologismes « merdeuse et mercedeuse » ainsi que « des coliques de champagne » revoient à la condamnation de « l’embourgeoisement » de ceux qui pour mission rendre le peuple heureux. Cette révolte est celle qui traverse toute la création poétique et dramatique de Tchicaya Utamsi. Lheki et Nniyra sont grossiers parce qu’ils sont tout habités par la colère. « Le destin glorieux du Maréchal Nnikon Nniku » est une farce tragique où le sexe et l’alcool occupent une place de choix. La révolution a lieu dans un lieu de joie : un débit de boisson :

« Tu déposeras le fusil pour baiser mais tu ne le reprendras

Nniyra : «  Combien de soldats, combien de capitaines.»Merde, ça ne l’intéresse pas la bagatelle, ce con ! Mais voyons celui-ci. Ca le démange ! »20Plus loin, elle dit : « … Ca sent la vie à gonfler les pubis les plus chastes »21 Ces mots grossiers volontairement orduriers peuvent choquer le lecteur-spectateur. Or, ils sont une écriture qui dénonce. Le dramaturge devient une sorte de photographe qui saisit un instant de la vie quotidienne qu’il immortalise. « Le récit, écrit R.Barthes, se moque de la bonne ou de la mauvaise littérature : international, transhistorique, transculturel, le récit est là comme la vie » 22 Le théâtre de la transgression n’est pas un « instrument de sécurité » mais une arme qui secoue l’histoire en mouvement. Pour Aristote, le théâtre raconte, évidemment, puisqu’il représente des actions humaines qui se déroulent dans le temps et dans un monde de la contingence. Le théâtre tire toute sa légitimité philosophique de ce fait qu’il raconte. Le théâtre de la transgression déstabilise le lecteur-spectateur, et le pouvoir politique qui ne peut que vaciller. Il est « le fruit de la réflexion sur nos actions et nos décisions, il est nécessaire à l’exercice ( ) de notre volonté et de notre liberté »23 La réflexion est supportée par un langage cru24 Dans Le destin glorieux, Une voix crie « Foutre, foutre, foutre vaillant, vivat, vivat ! »25 Nnikon Nniku vocifère en ces termes «… Saluez avant de sortir et sortez à reculons, votre derrière set le caca doux, ah, ah, ah !... Le premier spectacle qu’un chef doit donner à son peuple, c’est le spectacle de soi-même. Ce spectacle doit donner une sacrée syphilis à leur conscience pour qu’il y laisse des marques indélébiles »26

Le théâtre de la transgression partage la volonté de décrire les régimes autoritaires avec les romans dystopiques 1984, Le Meilleur, FarenheitL’auteur qui a problématisé la question des droits de l’homme, la place de l’Africain dans la société est conteste Sony Labou Tansi. Sa voix intempestive dont le pathos espère un futur débarrassé des tyrans. Ce poète remarquablement armé pour la caricature, pour la contestation s’est jeté au cœur de l’actualité en touchant quelques points que l’époque commençait à sentir comme douloureux. Ses écrits sont un acte politique parce qu’ils mettent en garde contre la catastrophe symbolisée par la politique liberticide incarnée par Perono. « Parenthèse de sang », « Je soussigné cardiaque », « Monologue d’or et noces d’argent »est le théâtre des assujettis qui se rebellent, un théâtre de la résistance « contre le cours du monde qui continue de menacer les hommes comme un pistolet appuyé contre leur poitrine »27. La relation que Sony entretient avec la langue française est particulière. Que dire ! Comment dire pour parodier Beckett ? Pour l’auteur de La Vie et demie, la langue française n’est qu’un outil qu’il faut posséder, qu’il faut (re)travailler, le malaxer avec les langues congolaises pour donner naissance un idiome nouveau qui véhicule la révolte et la transgression, crier « le drame de tous les peuples bâclés, dans une Histoire bâclée aussi grossièrement que possible. Je voudrais enfoncer en chaque mot la douleur de ces hommes vivant sous la griffe d’un siècle qui bâcle ses espérances et qui entretient avec l’avenir des relations de panique »28 Dans le théâtre de Sony comme dans celui de Maxime N’Debeka, la trangression est annoncée par l’intertextualité qui fait diffracter l’entité auctoriale. Lorsque l’on lit Le Président de Maxime N’Debeka on voit les textes du XIXe siècle tel qu’Ubu Roi de Jarry ou ceux du XXe siècle, Le Goûter des généraux de Vian. Le lecteur ne sera pas surpris de la violence contenue dans Le Président. En effet, on assiste à la préparation d’un coup d’Etat qui va renverse les « institutions légales ». Mais comme dans Ubu Roi les conjurés ne prennent pas le pouvoir pour affranchir le peuple mais pour s’enrichir à l’instar du Père Ubu. Dans un long monologue, le Président décline le rôle d’un chef :

« Dès ce jour, je vais apprendre aux hommes ce que devient le pouvoir quand il est en des mains fermes. J’en ai assez de constater que les choses n’apparaissent pas comme elles sont. On pensera que j’enfante le mal, non ; le mal est déjà là. Je ne ferai qu’en gratter le vernis pour qu’il soit plus léger à porter.(…)A quoi me servirait ce pouvoir si je ne peux en vivre heureux »29Cette philosophie du pouvoir déclinée par Le Président est celle des présidents qui prétendent présider aux destinées de leurs peuples. La transgression c’est l’attitude du Fils qui s’oppose à son père. Il interpelle les différents courtisans. N’espérant rien de lui le père décide de le tuer. Il est assassiné sur scène. Le théâtre de la transgression n’est pas un « instrument de sécurité mais une arme qui secoue l’histoire en mouvement. Ce théâtre déstabilise le lecteur-spectateur, et le pouvoir politique qui ne peut que vaciller. »30Pour les dramaturges congolais, le théâtre de la transgression est un acte politique dans la mesure où il mobilise l’opinion. Ceux qui sont allés voir Le Président, La Parenthèse de sang, Le Destin glorieux du Maréchal Nnikon Nniku… sortent de là édifiés. La Marmite de Koka-Mbala ou L’Oracle de Guy Menga montrent la société traditionnelle Kongo dans ce qu’elle a de plus réactionnaire : la gérontocratie. Dans cette société, les jeunes sont écrasés par des injustices au nom du respect des Anciens. Guy Menga donne la parole aux jeunes qui se rebellent31 . La transgression comme concept de poétique traduit la révolte contre une situation de blocage, une situation jugée invivable. Dire la révolte, Sony le fait en créant une langue nouvelle, une sorte de novlangue qui tel un fleuve en crue charrie les néologismes, les réécritures des proverbes, paraphrase des textes connus pour en faire un matériau nouveau... Dans La Parenthèse du sang, le lecteur voit les soldats, envoyés par le pouvoir à la recherche de Libertashio, un  « contre révolutionnaire », fouiller la villa du conjuré. L’un des soldats subjugué par la beauté de Ramana, la fille de Libertashio dit : « Vous êtes chaude. Vous avez des vraies lèvres de fille. Mais dans ce pays les lèvres ne font le moine ».La dernière partie de la réplique est une réécriture de l’expression proverbiale » l’habit ne fait pas le moine ».32

Plus loin, c’est la bible qui est parodiée : « Qu’est-ce que vous attendez pour donner à Libertashio ce qui est à Libertashio ? »33 Sony qui a lu la bible ne peut s’empêcher de la citer . Après avoir fait un clin d’œil à Montserrat d’Emmanuel Roblès, il convoque le texte sacré pour dire le sort des douze conjurés qui vont être suppliciés. C’est le personnage du Fou qui le fait : « Libertashio !Douze qui ne vont plus manger. Douze qu’on est dans ton corps. Libertashio ! Douze dans ton corps »34

La parodie est l’une des armes de la transgression. Le français de Sony Labou tansi se « tropicalise ». Dans les textes de Sony, la vie ou l’homme sont désignés par le mot « viande » pour dire le peu d’importance qu’on accorde à une enveloppe sans réel intérêt. Sony s’est imprégné des philosophies africaines qui pensent que l’homme est avant tout esprit et non enveloppe. Le mot « viande » contient de manière implicite la pourriture, la décomposition. Face au tout puissant Perono qui a » de longs bras, le faiseur des »rois », l’instituteur Mallot laisse éclater sa colère : « …La mort a capitulé devant ma délicieuse hantise de respirer.(Silence.)Est-ce que tu ne fais pas ‘amour, Mallot ? (Il crache.)Tu n’as pas existé. Tu meurs grossesse. Tu fêtes le néant. Tu te fais des phrases. Ah ! que je suis douloureux à moi-même !()Cette vie de chien. Mallot, cette vie de chien. Tu voulais boxer, cabosser, renvoyer, sentir la foudre.()J’écrase Perono, Ebara et les autres hommes à haute tension ; j’ai grillé l’univers, j’ai grillé mon siècle()Je réponds : présent. Oh ! J’accouche présent, j’ai accouché de ce moi métaphysique qui bouscule ma viande et mes os… J’électrise ma chair de cette fougue de respirer. J’aggrave tous les bruits de ma viande indocile, j’éla !rgis mon sang, j’élargis mes os. »35

Je Soussigné Cardiaque reste l’un des textes qui dit la transgression dans la mesure où l’instituteur Mallot ne supporte pas l’injustice dont il est l’objet. Comme un être possédé, il n’a plus peur. Il vide toute sa haine. Le français dans ce texte est une somme des mots et de phrases bruts. Certains textes sont dominés par la hargne « néologique ».

 

Le théâtre de la transgression est fait de mots grossiers, de cris de révolte qui choquent et réveillent les consciences endormies par la peur. Pour qu’il y ait transgression, la fable doit puiser ses racines dans la réalité contemporaine. La dramaturgie devient une sorte de photographie qui capte non seulement un instant mais une éternité qui étouffe, qui exproprie. Pour dire la transgression, l’outil de communication doit être forgé pour qu’il soit apte à dire l’impensable, l’indicible. Le français canonique semble être incapable de dire cette colère, de dire ces cris des premiers hommes qui revendiquent leur humanité.

 

1Bocquet, Guy (196), Théâtre et société : Shakespeare… « Questions d’histoire » Flammarion ; p.16.

2Tchicaya U Tamsi, Le Zulu suivi de Vwène le Fondateur, Nubia, 1977 ;p.145

3Idem ; p.146.

4Tchicaya U Tamsi, Le destin glorieux du Maréchal Nnikon Nniku Prince qu’on sort, Présence africaine. 1979. P.83. L’allusion aux femmes qui ont participé à la Révolution est évidente. En effet, Nniyra est très impliquée dans l’action qui mettra à bas le régime des militaires dans son pays.

5Bemba, Sylvain, Le M’Bulu N’Konko ne chante qu’une fois(1981). Makita qui n’a pas accepté l’injustice dont est l’objet son époux, s’est déguisée en homme pour assister la nuit en un lieu retiré du village au tribunal qui va condamner Mabika, son époux. La deuxième transgression est celle d’enfreindre à al loi traditionnelle qui interdit aux femmes et aux enfants d’assister à la « danse du cadavre ». Il s’agit de faire danser le cadavre pour qu’il puisse désigner le responsable de sa mort- assassinat ou en cas de mort subite-.

6Menga, Guy, La Marmite de Koka-Mbala suivi de L’Oracle, Clé, 2001.

7Labou Tansi, Sony, Qu’ils le disent, qu’elles le beuglent, Lansman Editeur, 1995, 2014 (notre édition).

8Lignereux, Cécile, « Les caprices syntaxiques de Mme de Sévigné »in RARE, juin 2012.

9Barthes, Roland, "Ecrivains, intellectuels, professeurs" in Textes 1971 , extraits de Roland Barthes, Oeuvres complètes TII 1966-1973, Seuil 1994; p.1195.

10Lignereux, Cécile; idem.

11Pour Sylvain Bemba, le recours à la langue parlée est une manière d'être proche des "lecteurs-spectateurs" Cf l'avant-propos de "Un foutou monde pour un blanchisseur trop honnête, Clé,1979 ";p.7.

12Ibid.

13Bemba, Sylvain, Un foutou monde... pp.10-11.

14Op ;cit.p.28.

15Op.cit. p.29.

16Bemba, Sylvain, "L'Etrange crime de Monsieur Pancrace Amadeus" in "Théâtre", Silex Editions; 1989; p.121.

17op.cit.p.135.

18Bangala dit : « Oui, votre père qui a enfliqué tout le pays, qui a constipé la constitution, qui enveloppe les droits de ‘homme dans du papier hygénique pour le jeter aux W.C »op.p.141.

19L’étrange crime de Monsieur Pancrace Amadeus, p.142.

20Tchicaya Utamsi,Le destin glorieux du Maréchal Nnikon Nniku Prince qu’on sort, Présence Africaine, 1979, p.48 ;

21Tchicaya Utamsi, op.cit.p.50.

22Barthes, Roland, « Introduction à l’analyse structurale du récit ». Communication n° 8, 1966, p.7.

23Chaperon, Daniel, « Le travail de la narration dramatique » in Fabula, 2012.

24Barthes, Roland, op.cit.

25Le destin glorieux ; p.51.

26Le destin glorieux, p.62.

27Adorno, Notes sur la littérature, Flammarion (Texte français de Sybille Muller), 1984,438 pages. p.289.

28Sony Labou Tansi, Postface à Antoine m’a vendu son destin, Equateur n° 1 p.67.

29N’Débéka, Maxime,Le Président, L’Harmattan, « Collection Encres noires » 1982. pp.26-27

30Chaperon, Daniel, Le travail de la narration dramatique in Fabula 2012.

31Menga, Guy, La Marmite de Koka-Mbala suivie de L’Oracle, Clé, 2001 : 

« Le Roi : Que dit le bandit

Le Danseur : Il ne cesse de répéter qu’il faut que les jeunes de Koka-Mbala arrivent à briser l’entrave dans laquelle les anciens de la tribu les ont emprisonnés. Il paraît que dans le pays où il a vécu en exil, les jeunes ne sont pas opprimés, brimés, maltraités et persécutés comme nous ». p. 31.

32Sony, Labou tansi, La Parenthèse de sang suivi de Je Soussigné cardiaque, Hatier, p.13.

33La Parenthèse, p.52.

34Ibid, p.67.

35Je Soussigné Cardiaque, pp.80-81.

UN THEÂTRE DE LA TRANGRESSION

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 La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d'un épanouissement sans cesse en progrès. 

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d'Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, éditions de Fallois, 1998, p. 93