XXVIIe BIENNALE DE LA LANGUE FRANÇAISE

PARIS 14-16 SEPTEMBRE 2017

La langue française, un pont entre les cultures : le cas de Nedim Gürsel.

Salima Khattari, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines d’El Jadida, Maroc

 

Si en Afrique la langue française rappelle le passé colonial de la France, en Turquie le français a toujours été considéré comme un pont qui permettrait l’accès au monde civilisé. En effet, un réel intérêt de la langue a déjà vu le jour dans l’empire ottoman étant donné que le français était synonyme d’occidentalisation et de progrès.

Par ailleurs, la langue devient une composante nécessaire pour l’homme cultivé, les débuts de la francisation de l’élite ottomane commencent déjà en 1827, une francisation qui se poursuivra dans la jeune république dans laquelle le français reste «Â la belle langue de la culture ».1 De même, les écoles de l’alliance contribuèrent à former une minorité francophone qui perpétua cette tradition dans la Turquie moderne. De plus, la fondation du lycée de Galatasaray à Istanbul permit d’accueillir des élèves sans distinction de religion et où l’enseignement est prodigué en partie en français et calqué sur le modèle français.

En parallèle, Péra, ancien quartier français de l’époque, fut réputé pour la présence de nombreuses enseignes françaises, mais également pour être une véritable vitrine de la culture où se retrouvent artistes, voyageurs et hommes de Lettres. Plus tard, l’affaiblissement de l’empire ottoman poussera toute une génération d’écrivains à devenir de véritables ponts entre l’Orient et l’Occident. Avec la naissance de la Littérature nouvelle (Edebiyet i Cedide) le français pénètre les romans turcs et en parallèle les textes français sont reçus dans l’espace littéraire turc par le biais de la traduction, l’adaptation, l’inspiration ou encore l’imitation. Dès lors la poésie française devient la source privilégiée des auteurs turcs pour ne citer que Tevfik Fikret qui cultiva une sensibilité particulière pour les poèmes de Lamartine.

C’est au contact de la langue française que les écrivains apprirent à s’affirmer comme des individus jouissant de libertés. Cette liberté est aussi celle à laquelle aspirait Nedim Gürsel avant son exil en France. Longtemps persécuté dans son pays, l’écrivain, après la censure de certaines de ses œuvres, décida de jeter l’ancre à Paris, dans le pays «Â où l’on ne met pas Sartre en prison ».2 Cet exil forcé cultivera le goût de l’aventure, qui s’exprime par le biais de nombreux voyages qui le mèneront à Venise, Berlin, Tunis, Marrakech, Moscou, Sarajevo, la liste est loin d’être exhaustive. Néanmoins, ces voyages ne resteront pas de l’ordre du vu et de l’entendu, mais donneront naissance à des écrits de voyage. En 1990, il publia Seyir Defteri (carnet de bord) dans lequel il raconte ses voyages entrepris en France et dans des villes méditerranéennes. Retour dans les balkans, Un turc en Amérique, Güneste Ölüm (l’Espagne est passée à la pelle), Derin Anadolu (Mystères de l’Anatolie), Berlin mise à nu sont autant de titres qui soulignent le nomadisme de l’auteur.

Mais encore, Belle, rebelle, ma France (paru en 2008 en Turquie, 2011 en France)3, qui fera l’objet de notre travail, relate les différents voyages effectués en France, mais se veut avant tout une réflexion sur les littératures du monde. Par ailleurs, Nedim Gürsel s’inspire de l’art, de la littérature, de l’architecture, de l’histoire et des paysages. Du nord au midi, l’aire géographique devient un prétexte pour pénétrer dans l’univers des poètes, des écrivains et des peintres français avec qui ce dernier s’est déjà familiarisé au lycée de Galatasary et qui ont longtemps alimenté son imagination poétique. Mais encore ces lieux déclenchent le travail de la mémoire, à l’image de la madeleine de Proust, et convoquent des tranches du passé en faisant jaillir des figures d’écrivains et de peintres turcs. C’est une manière de faire dialoguer l’Orient et l’Occident en démontrant, par le biais de l’intertextualité, que le métissage et le brassage ne sont pas impossibles. L’enjeu principal de ce récit de voyage réside dans la jonction de deux cultures et dans l’établissement de ponts entre la jeunesse et la maturité, une manière de raffermir les liens avec la langue française et de réchauffer les liens entre la France et la Sublime Porte. Le choix de la France et du français, l’exil et le pont œuvreront tous à la réussite de cette entreprise humaniste.

 

Choix du français, choix de la France

L’ouverture du livre se fait à partir de la carte postale envoyée par le père et qui représente la «Â Place de la Sorbonne » qui deviendra des années plus tard un lieu familier pour l’écrivain comme il s’accorde à le reconnaître dans le recueil de nouvelles Le dernier tramway :

Mais la curiosité éveillée en moi par la carte postale en couleurs qu’il envoya à Balikésir dure encore. Je venais juste d’apprendre à lire (…) Pourtant je n’avais que pu déchiffrer le nom de la ville où mon père était parti, mais, grâce à l’aide de ma mère, le texte écrit au dos de la carte avait pris tout son sens. La place de la Sorbonne, déjà à cette époque, était entrée dans ma vie. 4

De même, la littérature française est celle de Voltaire et de ses compagnons de route qui surent apporter, après une longue période d’obscurantisme, lumière et liberté à la France. Une valeur partagée et défendue par Nedim Gürsel comme les lignes suivantes l’attesteront : «Â Ce mot de liberté, je l’écris en français car je le dois à la France qui m’a accueilli quand à minuit, sur des tanks, les loups pénétraient dans ma ville bien-aimée. Je le dois aussi à mon père, professeur de français (…) et c’est à toi que je dédie ce gribouillage en français».5

D’autre part, nous constatons que l’exil donne naissance à un écrivain partagé entre deux langues comme le souligne ce dernier : «Â (…) la langue française, ce lieu de l’exil par excellence, commence à structurer mes phrases (…) elle bouleverse ma syntaxe alors que je continue d’écrire en turc ».6 Cet aveu corrobore d’une part, la volonté de l’écrivain d’établir des connexions entre les deux langues et d’autre part, montre que le français envahit et bouscule le turc bien que Nedim Gürsel se cramponne à sa langue maternelle : «Â le turc est ma cave où je suis dans l’écriture comme le noyau dans le fruit ».7 Ne reconnaît-il pas que  la langue de Descartes est un outil de travail adapté à la réflexion sur la littérature et le monde. D’ailleurs, l’auteur, sans vouloir le reconnaître, revient sur l’emprise du français notamment lors de l’évaluation de son parcours avec cette langue. La langue étrangère devient la langue de l’autre et finit par être assimilée et constituer ainsi un outil précieux de réflexion : « Au début, j’ai appris le français comme langue étrangère au lycée de Galatarasay, puis durant mes années d’exil à Paris, je l’ai vécue comme la langue de l’Autre et finalement j’ai fini par l’assimiler, en faire une seconde langue, un outil de travail ».8 Cette affirmation de l’écrivain articule trois grands moments, comme nous avons pu le lire, articulation opérée à l’aide de connecteurs logiques mais met également l’accent sur le verbe clé «Â assimiler » qui vérifie notre interprétation.

De même, l’écriture de Gürsel est parcourue par la dichotomie exil/enracinement, ce qui explique la présence continue de deux villes qui se côtoient sans se haïr : Paris devient le pendant d’Istanbul et vice versa. Qualifiée de «Â métissage urbain »9 (Gürsel), cette technique illustre le statut de l’auteur, ce «Â piéton de Paris et d’Istanbul »10 partagé entre deux espaces et deux langues.

Mais encore sa vocation relève de l’humanisme dans la mesure où il se propose d’établir des ponts entre les cultures. Le pont serait celui de Galata, du Bosphore ou celui qui enjambe la Seine. Il s’agirait encore «Â d’un pont sur la rivière »11 et au fil des lignes «Â les ponts se multiplient »12.

La littérature française : un pont entre les cultures

La puissance d’un pays ne se mesure pas en étendues, mais en forces psychologiques comme le souligne Georg Simmel. En l’occurrence la frontière n’est pas envisagée comme une séparation physique ou géographique, mais appréhendée comme l’expression d’une socialisation. Si «Â la porte devient l’image du point-frontière où l’homme, en permanence, se tient ou peut tenir », le pont, quant à lui, rassemble en un lieu ce qui était dispersé et fabrique par-là un univers. Aussi Nedim Gürsel se propose-t-il de briser la dualité en établissant des ponts entre les régions, les continents et les littératures du monde. Tel est l’objectif de ses récits de voyage Belle et rebelle, ma France. En effet, ces récits de voyage regroupent dix huit années de déplacements qui lui permirent de plonger dans les fins fonds de la France.

La littérature française : un pont entre les cultures

La puissance d’un pays ne se mesure pas en étendues, mais en forces psychologiques comme le souligne Georg Simmel. En l’occurrence la frontière n’est pas envisagée comme une séparation physique ou géographique, mais appréhendée comme l’expression d’une socialisation. Si «Â la porte devient l’image du point-frontière où l’homme, en permanence, se tient ou peut tenir », le pont, quant à lui, rassemble en un lieu ce qui était dispersé et fabrique par-là un univers. Aussi Nedim Gürsel se propose-t-il de briser la dualité en établissant des ponts entre les régions, les continents et les littératures du monde. Tel est l’objectif de ses récits de voyage Belle et rebelle, ma France. En effet, ces récits de voyage regroupent dix huit années de déplacements qui lui permirent de plonger dans les fins fonds de la France. Suggérer l’état d’esprit de l’auteur (heureux au contact de la nature) qui, de son côté, s’accorde à mettre en exergue «Â cet ordre et beauté » où

les ponts et les villes y étaient aussi ordonnés que les jardins des châteaux de la Loire ou la philosophie de Descartes et aussi majestueux que le palais du roi soleil. Les chansons d’Edith Piaf m’emportaient sur les trottoirs de Paris (…) (p.13).

Le vocabulaire appréciatif, mis en relief par les comparatifs d’égalité, connote l’euphorie dans laquelle se trouve l’écrivain emporté par les chansons d’Edith Piaf. De même, le complément d’objet «Â m’ » (désignant Gürsel) contribue à cette harmonie.

Cependant, la France belle et rebelle de l’auteur ne s’arrête pas là et se poursuit à Brest qui rappelle les vers de Jacques Prévert :

Il pleuvait sans cesse sur Brest

Et je t’ai croisé rue de Siam

Tu souriais de même

Rappelle-toi Barbara

Toi que je ne connaissais pas

Rappelle-toi

Rappelle-toi

Rappelle-toi quand même ce jour-là

N’oublie pas (Belle et rebelle, ma France, p.18).

L’aventure se poursuit à Besançon où l’auteur adoubé au pont Battant  « regarde la ville » (p.28) et brutalement surgissent à lui les vers de Nazim Hikmet : «Â La ville/ est au loin. / Le jeune homme/est debout. / Le fleuve, venant de la ville/ coule aux pieds du jeune homme. / Il regarde l’eau vive/Il pense à Héraclite (p.29). Les eaux du Doubs ne seraient-elles pas à l’origine de ce transfert, pense Gürsel : «Â C’est bizarre, les eaux du Doubs apportent jusqu’ici les vers de Nazim Hikmet, ses mots se dispersent au soleil matinal » (p.29). En effet, l’eau (métonymie du pont) relie non seulement prose et poésie mais encore deux littératures (française et turque). Dès lors, Nazim Hikmet siège au côté de Baudelaire et de Jacques Prévert. D’ailleurs, une des particularité de la poésie du poète turc est la souscription aussi bien à la tradition nationale (prend source en terre anatolienne) comme à la culture humaine. En effet, cette idée transparaît dans les propos suivants :

Les racines de ma poésie se trouvent sous la terre de mon pays (…) Mais elle s’oriente par ses branches et ses nombreuses ramifications vers tous les pays du monde en essayant de recouvrir, du sud au nord, de l’est à l’ouest, les civilisations de l’humanité tout entière ayant vu le jour sur cette planète.13

Besançon est connu pour le maître horloger Auguste Lucien Vérité et par association d’idée l’écrivain cite le poème «Â l’horloge » de Baudelaire : «Â Trois mille six cents fois par heure, la seconde/ Chuchote : souviens-toi !- Rapide, avec sa voix/D’insecte, Maintenant dit : je suis Autrefois ? » (p.41) L’évocation de ce vers mérite un commentaire. C’est un vers marqué aussi bien par un rejet interne que par des rejets externes. Cette particularité métrique confère au poème beaucoup de fluidité et ce afin de montrer la passage éclair du temps. Le temps est également au centre des préoccupations de Nedim Gürsel, qui n’hésite pas à superposer aussi deux espaces différents France/Istanbul comme deux temporalités différentes : l’exil en France et l’enfance à Istanbul. Mais convoquer Baudelaire revient à s’identifier à lui ; si Baudelaire s’inscrit dans le groupe des poètes maudits, Gürsel est frappé, à son tour, par la censure dans son pays. Certaines de ses œuvres connurent le même sort que celui des Fleurs du mal : offense à la morale.

De même, La Comédie humaine de Balzac est associée à la ville d’Angoulême qualifiée de ségrégationniste : «Â comme l’a écrit Balzac, elle a l’air sarcastique, jalouse, ségrégationniste. Les habitants serrent les rangs pour barrer la route aux étrangers » (p.74) C’est un prétexte pour Gürsel de rendre hommage dans un premier temps à l’auteur réaliste français et dans un second temps de revenir sur la dichotomie la province/Paris. Si la première est synonyme d’enfermement comme le souligna la gradation précédente, la seconde aspire au métissage et au cosmopolitisme : «Â Paris, capitale du monde intellectuel, est le théâtre de vos succès ! » (p.75) dit Balzac et «Â ne laissez pas vos idées se rancir en province (…) » (p.75) renchérit-il. La métaphore verbale «Â rancir » accentue l’idée de repli sur soi évoquée ci dessous. Une nouvelle fois, le lecteur relève l’engouement humaniste de l’écrivain turc : faire dialoguer l’humanité à travers le dialogue des textes.

L’intertextualité : un pont entre les textes, un pont entre les cultures

L’intertextualité, selon Gérard Genette, est «Â la présence d’un texte dans un autre »14 et ce sera au lecteur d’activer et de rendre possible ce «Â jeu de rapports et d’interactions »15entre les textes, de les comparer et d’établir des ponts entre les textes. Lecteur averti, Nedim Gürsel répond aux critères posés par Umberto Eco. Paraphrasons les propos de Eco qui postule que l’intertextualité a besoin d’être reconnue par un lecteur qui doit posséder un certain bagage culturel et des compétences encyclopédiques. Ainsi en est- il de Gürsel qui appose des noms face à chaque ville française. En effet, ce dernier s’inspire de l’art, de la littérature, de l’histoire et de l’architecture. De même, n’hésite-il pas à pénétrer l’univers non seulement des poètes et écrivains français mais encore des écrivains et poètes turcs. De même, il superpose réalité et réminiscences en fusionnant présent et passé, jeunesse et maturité.

Par ailleurs, afin de caractériser ce flux migratoire des textes provenant d’ici et de là -bas, l’écrivain turc utilisera le concept «Â d’invariant » qui est un outil fondamental en littérature générale et comparée. Ce concept, comme le souligne Gürsel, «Â n’implique pas nécessairement l’étude de prise de contacts ou d’influences réciproques des littératures appartenant aux zones de civilisations variées (mais est valable également) à l’intérieur d’une même littérature pour étudier des textes d’époques différentes et poser ainsi une problématique d’intertextualité dans la diachronie d’une seule littérature ».16

Par ailleurs, afin de caractériser ce flux migratoire des textes provenant d’ici et de là -bas, l’écrivain turc utilisera le concept «Â d’invariant » qui est un outil fondamental en littérature générale et comparée. Ce concept, comme le souligne Gürsel, «Â n’implique pas nécessairement l’étude de prise de contacts ou d’influences réciproques des littératures appartenant aux zones de civilisations variées (mais est valable également) à l’intérieur d’une même littérature pour étudier des textes d’époques différentes et poser ainsi une problématique d’intertextualité dans la diachronie d’une seule littérature ».17

Mais encore, Avignon fait penser aux Demoiselles d’Avignon de Picasso dont l’œuvre fut fortement contestée vu la charge érotique contenue et le thème proposé : des prostituées debout dans les rues où «Â la Prostitution s’allume dans les rues » (p.116) vient renchérir Baudelaire. Le poème Les Filles d’Avignon défraya la chronique et valut la censure à Aubanel «Â le plus illustre des poètes défenseurs de la langue et de la littérature provençales » (p.116). Les connections établies par Gürsel entre Picasso, Aubanel et Baudelaire mettent en exergue un point commun : transgression des règles de la création et éclaboussement des mœurs de part et d’autre. Une nouvelle fois, l’écrivain turc se reconnaît dans ses écritures car son premier roman La Première femme connut le même sort : censuré par le régime militaire d’antan pour offense à la morale. Cette coïncidence, ce pont jeté entre le paysage de Göksu accroché au mur de la villa Oberthür et la ville de Rennes, est un effet de l’art. Le génie de l’artiste a triomphé du temps et de l’espace et je me suis perdu dans les couleurs de Ziem qui réveillaient et faisaient brûlaient en moi la nostalgie du Bosphore (p.177).

Le pont jeté entre Rennes et Istanbul se fait, cette fois, grâce au peintre Félix Ziem qui se rendit à Constantinople à partir de 1856. Ce séjour alimentera sa peinture jusqu’à sa mort. Les lignes suivantes puisées dans son journal rendent sensible la magie de l’Orient : « M’y voici donc et mes aspirations ne me trompaient point, car c’est ici la chaleur, l’harmonie colorée et enveloppée sur les formes les plus variées, les plus pittoresques, celles qui réjouissent l’œil, l’amusent, le principe des beaux jours de Venise. Tout y est ennobli par la couleur et la forme du Mendiant ou monarque y sont également beaux en peinture ». Par ailleurs, Nedim Gürsel suspend le récit de son voyage (en l’occurrence la page 177) à Rennes pour laisser place à une pause correspondant à la description du tableau de Ziem intitulé Constantinople au soleil couchant.

 

Les réminiscences sont à l’ordre du jour lorsque l’auteur arrive à Saint Malo, une fois de plus le travail de la mémoire est déclenché grâce à l’image du port qui rappelle les années passées à l’internat du lycée Galatasary où Gürsel-adolescent «Â rêvai (t) de voyages lointains et la nuit, dans le dortoir, (il se) voyait franchir les océans » (p.181). Cette rêverie poétique est alimentée, quant à elle, par les vers de Baudelaire que le jeune adolescent ne cessa de scander «Â Mon enfant, ma sœur /Songe à la douceur/D’aller là-bas vivre ensemble ! » (p.182), mais aussi par les pages des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand : «Â c’est sur la grève de la pleine mer, entre le château et le Fort Royal, que se rassemblaient les enfants ; c’est là que j’ai été élevé, compagnon des flots et des vents » (p.183). En effet, Nedim Gürsel se retrouve dans Chateaubriand : une sensibilité palpable développée à proximité des eaux et un nomadisme incontestable de par et d’autre.

Par conséquent, la Corse est avant tout associée à la «Â vendetta » qui convoque Colomba de Prosper Mérimée, que Gürsel compare au grand écrivain turc YaSar Kemal : «Â (…) j’ai établi un parallèle entre les vengeances de sang et les complaintes sur les morts que l’on trouve dans son œuvre et celles qui reviennent fréquemment dans les romans de notre écrivain YaSar Kemal » (p.232). La mise en parallèle est justifiée car les deux écrivains ont su préserver et perpétrer dans leurs écrits la tradition orale. A titre d’information, Yaşar Kemal est l’un des maîtres de la littérature turque, qui s’enracine dans la tradition épique turque dans laquelle l’épopée est un récit structuré par l’alternance du vers et de la prose, le vers, lui, est chanté avec l’accompagnement du saz. Le livre se termine en superposant deux horizons différents géographiquement à savoir la Corse/çukurova (région naturelle de la province d’Adana), mais qui «Â partagent la même sensibilité et ont une histoire commune » (p.232) parce que «Â l’homme est l’être de liaison qui doit toujours séparer, et qui ne peut relier sans avoir séparé-il nous faut d’abord concevoir en esprit comme une séparation l’existence indifférente de deux rives, pour les relier par un pont ».18 L’homme est cet «Â être frontière » qui n’a pas de frontière. En effet, chaque individu porte en lui même ses propres frontières (les habitus) qu’il cherche à dépasser en modifiant sa situation en fonction de ses relations, ce qui fait de lui un passe murailles qu’il a lui même érigées. Tel est le portrait de Nedim Gürsel : un passeur de cultures.

 

Au terme de cette étude, il apparaît clairement que la langue et la littérature françaises alimentent les écrits de Nedim Gürsel même s’ils sont traduits du turc au français. La présence de la littérature française ne peut que nous interpeller et nous pousser à essayer de comprendre le lien qui l’unit à Nedim Gürsel. Comme nous l’avons donc montré, le récit de voyage est jalonné par un ensemble de citations voire d’allusions puisées dans la littérature française et c’est ainsi que Baudelaire, Prévert, Mérimée, Chateaubriand et bien d’autres sont assis à la même table. Ces traces ou bribes de phrases établissent un parallèle entre texte et intertexte. Mais encore ce parallèle convoque la littérature turque avec des grandes figures comme Nazim Hikmet, Yaşar Kemal et Sait Faik. Il en est de même pour la peinture où les univers chromatiques de Félix Ziem, Picasso et Mualla Fikret fusionnent.

Les villes, à leur tour, se succèdent et se superposent sans se haïr : Paris, Poitiers, Rennes et bien d’autres appellent Istanbul et çukorova. Comme le passé vient éclairer le présent et souligner le travail de maturité de l’écrivain qui a su dessiner des frontières perméables et décloisonner l’espace en construisant des ponts. Echos, correspondances et synesthésies traversent le récit et lui confèrent harmonie et osmose.

Mais le français est aussi une vieille histoire d’amour comme le corrobore Nedim Gürsel dans le dernier chapitre intitulé «Â quand je dis la France »Â : «Â La France est entrée dans ma vie quand j’étais tout petit, parce que j’avais un papa à Paris (…)» (p.235). Autant de métonymies traversent le texte («Â les quais de la Seine », «Â ses rivières », « ses châteaux », «Â ses vins ») afin de mettre en exergue cette relation de proximité et d’intimité. C’est ainsi que la France devient «Â cette femme aimée » (p.236) que tout le monde «Â idolâtraient » et dont les vers des poètes peignaient la magie de la langue de Molière face à laquelle l’indifférence n’a pas de place. «Â  Les vers des poètes français, (renchérit Gürsel), et le monde merveilleux de ces magiciens de la langue ont pris place dans ma mémoire » (p.236) et ont nourri depuis des années sa rêverie poétique qui finit par se concrétiser, idée que le passé composé des dernières lignes du récit corrobore : «Â (…) ces mansardes, ces villes, ces rivières et ces ponts, vieux ponts de pierre jetés entre deux rives, (…) » (p.236) ont pris forme car, dit-il «Â j’ai traversé ces ponts. J’ai fait tous ces voyages. Je suis allé d’un bout à l’autre de la France, j’ai sillonné ‘l’Hexagone’ en tous sens. J’ai même eu une petite amie qui s’appelait France » (p.237). Nedim Gürsel aura réussi donc à établir les ponts entre les cultures et à les faire dialoguer, par là il aura pallié aux turbulences qui traversent notre monde.

 

Biographie de Nedim Gürsel sur le site Les éditions Empreinte

1 Gül Meye-Yuva, La littérature turque et ses sources françaises, Paris, l’Harmattan, 2006.

2 Nedim Gürsel fascination nomade, textes réunis et présentés par S. Seza Yilancioglu, Paris, l’Harmattan, 2012, p.63.

3 Nedim Gürsel, Belle et rebelle, ma France, Paris, Ed. Empreinte, 2011.

4 Nedim Gürsel, Le dernier tramway, nouvelles de l’exil et de l’amour, Paris, Seuil, 1996, p.189, traduit du turc par Anne-Marie Toscan du Plantier.

5 Ibid, p.198.

6 Nedim Gürsel fascination nomade, textes réunis et présentés par S. Seza Yilancioglu, Paris, l’Harmattan, 2012, p.214.

7 Ibid, p.169.

8 Nedim Gürsel fascination nomade, textes réunis et présentés par S. Seza Yilancioglu, Op.ct., p.170.

9 Ibid, p.190.

10 Ibid

11 Nedim Gürsel, Belle et rebelle, ma France, Récits de voyages (1992-2010), traduit du turc par Jean Descat, Paris, Edition Empreinte, 2011, p.27.

12 Ibid

13 Nazim Hikmet cité par Nedim Gürsel, in Nazim Hikmet et la littérature populaire turque, Paris, l’Harmattan, 1987, p.18.

14 Genette cité par Kareen Martel, «Â les notions d’intertextualité et d’intratexte dans les théories de la réception », in Protée, n°331, 2005, p.93.

15 Kareen Martel, Ibid., p.98.

16 Nedim Gürsel, Nazim Hikmet et la littérature populaire turque, Paris, L’Harmattan, 1987, p. 16.

17 Nedim Gürsel, Nazim Hikmet et la littérature populaire turque, Paris, L’Harmattan, 1987, p. 16.

18 Georg Gimmel, «Â Pont et porte », La Tragédie de la culture, Paris, Rivages, 1988, pp.24-25.

A la Une

 La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d'un épanouissement sans cesse en progrès. 

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d'Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, éditions de Fallois, 1998, p. 93