Agir ensemble pour la langue française dans les milieux professionnels
Michèle CARTIER LE GUERINEL
Expert-comptable, commissaire aux comptes
Déléguée générale de la FIDEF (Fédération internationale des experts comptables francophones)
Présidente du bureau du RAPF (Réseau des associations professionnelles francophones)
La question récurrente que l’on est amené à évoquer lorsqu’on traite ce type de sujet est finalement celle de la place de la Francophonie dans le monde, et ceci dans ses différentes facettes.
C’est également s’inquiéter de quelle dynamique trouver pour préserver et développer un espace, une culture, une pratique linguistique (et ce qu’elle véhicule d’histoire et de spécificités).
Ou, autrement dit : peut-on exister et conserver une personnalité dans un monde qui s’internationalise ?
Le 1er forum mondial de la langue française, cité à plusieurs reprises, a été une aventure dont la conduite préparatoire a fait peur à plus d’un, mais où l’enthousiasme, le choix d’utiliser le mot « mondial », la diversité des thèmes retenus (puisqu’ils ont été suggérés par les militants), la volonté des jeunes qui se sont exprimés … ont contribué à en faire une belle réussite
Peut-on dire qu’une nouvelle francophonie est née à cette occasion ?
C’est en tout cas le sentiment avec lequel on en est sorti.
Qu’est-ce que la Francophonie professionnelle ? Pourquoi et comment ce sujet a semblé à plusieurs d’entre nous, une vraie préoccupation à exprimer et défendre.
Plusieurs constats ont mené à cette question :
- tout d’abord parce que chacun de nous vit d’abord dans un environnement de travail, c’est donc là en tout premier lieu, dans cet espace quotidien, que la défense de la francophonie doit intervenir : le domaine professionnel,
- mais aussi, hors cette pratique quotidienne, il faut bien relever que de très nombreux secteurs (pour ne pas dire tous) vivent à l’heure de la normalisation, conséquence évidente de l’internationalisation : sous le mobile de faciliter les échanges et donc d’harmoniser les pratiques, la normalisation est là pour sécuriser les consommateurs dans un espace d’échange international,
- sauf qu’aujourd’hui, cette normalisation est un produit anglo-saxon … voire même, un « marché » anglo-saxon.
Que constate-t-on donc ?
- en premier lieu, que ce marché commence par l’émission de textes dont la complexité (technique et de langage), qui s’élaborent entre quelques sachants, une sorte d’élite qui pense en culture anglo-saxonne et écrit en anglais,
- en second lieu, que le processus de normalisation, notamment la fréquence de parution et d’évolution des textes, complique la démarche d’appropriation par les utilisateurs et génèrent un coût et un décalage de mise en œuvre, dont l’effet secondaire pervers est de retarder ainsi l’accès au marché mondial des non-anglophones.
C’est donc une vraie stratégie qu’il faut mettre en place pour que nous, francophones, mais plus largement, tous les non anglo-saxons, ne subissions pas une culture et des modalités de pratique qui ne nous conviennent pas nécessairement et pour que nous conservions une place dans le marché international.
Aujourd’hui, l’économie appartient à tout le monde : Etats, organismes publics, entreprises privées mais aussi tous les utilisateurs et consommateurs de plus en plus éduqués à ces matières, et attentifs à la sécurité, à la transparence.
Or, si l’on souhaite que tout le monde participe au grand jeu économique et scientifique mondial, il faut trouver un modus vivendi.
Comment vivons-nous, nous les professionnels, nos métiers, nos pratiques ?
Nous recevons la normalisation par des voies diverses, selon que l’on est sur le continent européen (par la voie des Directives émises par l’Union Européenne) ou africain (par les réformes suggérées des actes uniformes de l’OHADA) par exemple ; mais nous avons tous le souhait de partager la connaissance dans une langue familière.
C’est pourquoi, au sein de l’espace francophone, nous retrouvant assez isolés, sur des sujets aussi concrets qu’une pratique professionnelle courante et la difficulté d’exister au milieu d’un environnement aussi envahissant, nous avons ressenti le besoin de réaffirmer la diversité culturelle comme valeur d’enrichissement mutuel.
D’ailleurs, avant l’OIF, n’y a-t-il pas eu l’agence de coopération culturelle et « technique » : ce mot n’est pas insane et méritait d’être remis à l’honneur.
Certes le volet culturel est plus attirant et a plus de charme mais il n’est qu’une partie de la vie et le quotidien n’est pas toujours aussi léger et plaisant.
Le rapprochement d’organisations professionnelles et la constitution du réseau des associations professionnelles devenaient alors une nécessité, quand plusieurs d’entre elles frappaient à la porte de l’OIF avec un discours similaire.
Les thèmes de rassemblement sont apparus très vite être : des priorités à gérer comme la traduction, la formation et accessoirement comment répondre à ces besoins (donc notamment comment les financer).
Une reconnaissance obtenue par des mentions dans les déclarations consécutives des Sommets des chefs d’Etat de la Francophonie en 2010 puis en 2012, et la création d’un réseau (qui se structure peu à peu avec des actions, des projets, des manifestations) marquaient l’écoute obtenue de nos messages répétés.
Des membres d’horizons divers (santé, chiffre et droit, technique, ingénieur, fonctionnaires internationaux, normalisation …) ont su trouver des points communs pour se rassembler. Certes l’exercice de style consistant à habiller d’un message fédérateur, ce qui nous réunit et nous caractérise, n’est pas facile mais nous constituons une force en réserve qui peut mettre ses compétences au service de situations et qui peut mener quelques initiatives communes pour rendre visibles nos prétentions et actions.
Comme il l’a été évoqué précédemment, nous vivons dans un cadre de normalisation totalement en anglais mais surtout selon un mode de pensée très anglo-saxon.
En effet, derrière la langue, il y a une culture, un modèle, des valeurs.
Il ne s’agit pas de dire qu’une culture est meilleure que l’autre mais de multiples exemples montrent que les systèmes de pensée, d’analyse ou de législation notamment sont différents.
Et pourquoi sont-ils différents ?
Il faut peut-être évoquer la colonisation (même si l’intelligence humaine voudrait qu’aujourd’hui on l’oublie) ; pourquoi le monde anglo-saxon saurait-il et assumerait-il une homogénéisation de ses pratiques nées de l’histoire et pas notre espace ?
L’uniformisation appauvrit mais en revanche on doit constater que la variété enrichit la réflexion : la normalisation telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui pourrait s’assimiler à l’uniformisation et le processus évoqué précédemment laisse entrevoir un risque d’appauvrissement que le mélange des visions et des cultures devraient au contraire conduire à améliorer ; la richesse du partage de valeurs, de savoirs, d’expériences est indéniable et elle présente l’intérêt de mettre tout le monde à égalité en obligeant chacun à faire l’effort d’écouter et respecter l’autre (et rien que cela est très important).
La francophonie est un énorme espace économique également ; or, des pratiques professionnelles proches facilitent le développement d’un tel réseau ; la langue facilite les échanges, la culture commune facilite la contractualisation, faisons-en des atouts.
Quand on parle de langue, l’insuffisance de l’enseignement des langues très tôt n’est-elle pas un handicap qui nous donne mauvaise conscience pour affirmer nos valeurs plus fortement sur la scène internationale. Et ce n’est pas renier notre propre langue qu’apprendre la langue la plus largement partagée ; ce peut être un atout de stratégie d’ « envahissement » ou à tout le moins de présence.
Un autre argument doit également être évoqué, précisément quand on parle des enseignements :
Et à quel moment constitue-t-on un réseau c’est tout d’abord dans le cadre des études supérieures (le réseau économique vient après mais naît aussi naturellement de ces contacts).
Tous les jeunes que nous excluons de nos enseignements pour des raisons administratives notamment sont perdus pour la francophonie et gagnés par l’espace anglo-saxon qui a une vraie stratégie d’invite en matière de formation.
Or, les deux modes d’enseignement sont exclusifs et ne permettent pas les passerelles : c’est donc bien un choix de culture qui intervient derrière cela.
Donc une présence forte et un effort majeur à consacrer à l’enseignement initial puis ensuite par la formation continue (en ne cédant pas à la facilité de la tentation anglo-saxonne qui a une approche souvent mercantile en ces domaines).
Un exemple aussi de culture : le monde francophone tend à privilégier la diplomation en monde académique sous tutelle d’Etat (diplôme d’Etat) contre la diplomation professionnelle. De nombreux secteurs professionnels du modèle anglo-saxon se renforcent par le partage d’un diplôme professionnel accessible et présent dans de nombreux Etats. Ceci, quand nous peinons, par les lenteurs des services ministériels, à trouver des accords d’équivalence pour nos diplômes nationaux.
Rien dans nos schémas actuels ne favorise l’ouverture.
Nombreuses sont les actions que nous avons à mener et peu nombreux nous sommes à être mobilisés sur ces ambitions et convaincus que des solutions simples existent, pour peu que la volonté d’une stratégie propre internationale qui ne repose pas sur le reniement.
En conclusion, notre souhait n’est pas d’agir contre mais d’agir pour … la prise en considération de la diversité culturelle.