S’engager pour la francophonie. Jalons pour une analyse du rôle des « francophonistes » dans la construction politique des francophonies.

Christophe TRAISNEL

 

Professeur à l’université de Moncton, département des Sciences politiques, Nouveau-Brunswick, Canada.

 

 

1 – « La francophonie existe ! »

 

S’il est une notion dotée à la fois d’un « grand dessein » mais également d’une « grande ambiguïté », c’est bien la francophonie (Léger, 1987). Concept éminemment polysémique, il apparait que le travail de définition de son sens passe d’abord, comme c’est souvent le cas, par une meilleure connaissance des raisons de son usage, mais aussi des références socioculturelles, politico-institutionnelles et identitaires de ses usagers. Car « on » ne parle pas de francophonie tous les jours et tout le monde ne parle pas de francophonie, ni de la même manière.

Nous souhaitons ici contribuer à une meilleure connaissance de la notion en nous intéressant aux « faiseurs de francophonie », à ceux qui en parlent, la promeuvent, la défendent, et également à la manière dont ils en parlent. Nous chercherons à rompre avec cette prémisse de l’existence « en soi » d’une communauté pour tenter de comprendre comment (et pourquoi) elle est construite, imaginée à travers le processus des interactions politiques qui l’animent. Nous défendrons une idée assez simple : avant d’être « une » communauté, la francophonie est avant tout un ensemble de causes, diversement définies, en fonction des acteurs qui la prennent en charge et en fonction des contextes dans lesquels ces acteurs interviennent. L’hypothèse sous-tendue est la suivante : si une communauté francophone existe, c’est surtout à travers l’action et la réflexion de « francophonistes » aux causes multiples et l’existence d’une forme plus ou moins voulue de « convergence » de ces causes autour d’une langue « partagée ». Nous montrerons ainsi que « la » francophonie ressemble plus à un carrefour de causes singulières conférant au français un statut bien particulier, qu’à un projet collectif clairement défini, ce qui en constitue tout à la fois la richesse et le défi.

Nous illustrerons cette thèse à travers l’évocation de plusieurs francophonies militantes et notamment « les » francophonies militantes canadiennes et françaises, chacune ayant développé une « certaine idée » de la francophonie en tant que communauté, dans des contextes sociopolitiques contrastés.

 

2 - Quels discours ? Variété et foisonnement.

 

Faire un inventaire sur ce qui est dit et écrit sur la langue française et la francophonie pour en proposer une synthèse relève de la gageure, tant le travail est ardu et le domaine vaste (de Bouttemont, 2009). L’exhaustivité n’existe plus. En ce sens, le « paysage » discursif de cette francophonie est non seulement très étendu, mais également marqué par une grande variété.

Variété d’espaces, d’abord, allant de questionnements très globaux et très contemporains autour du binôme « francophonie et mondialisation » (Wolton, 2004 ; Guillou, 2005), ou à l’inverse, très locaux, autour par exemple des « francopolyphonies » (Farandjis, 2004) ou de la singularité de chaque francophonie nord-américaine ou acadienne (Thériault, 2007, Gilbert, 2010).

Variété d’objets, ensuite, à travers l’évocation cette fois d’un grand nombre de « dossiers » se rapportant à la langue et à l’idée de son « partage » à travers des liens plus ou moins communautaires : l’éducation, la culture, les arts, le droit, l’économie, la santé, à l’image de cette francophonie canadienne où la quête de vitalité linguistique des minorités se solde par l’investissement de tous les secteurs jugés essentiel au plein épanouissement de ces communautés fragilisées (Traisnel, 2012).

Variété d’approches, aussi, avec l’évocation de plusieurs pistes d’exploration plus ou moins empruntées : la piste géopolitique (Barrat et Moisei, 2004), la piste des relations internationales (Guillou, 2005), mais également les pistes sociolinguistiques (Klinkenberg, 2001), sociodémographiques, culturelles (ethnique, nationalitaire), institutionnelle ou historique (Roy, 1989).

 

Une telle diversité illustre si besoin était les débats sur la francophonie, et partant l’intérêt qu’elle peut susciter. En somme, à défaut de pouvoir s’accorder sur la définition de la francophonie (terrain sur lequel nous ne nous hasarderons pas), il est à tout le moins possible de reconnaitre que le débat a au moins le mérite de la faire exister. Anne-Marie Thiesse, prolongeant sur un autre terrain les constats de Benedict Anderson sur le caractère « imaginé » (et donc bien réel) des communautés nationales, affirmait à propos de la nation que « la véritable naissance d’une nation, c’est le moment où une poignée d’individus déclare qu’elle existe et entreprend de le prouver" (Thiesse, 1999). Bien loin d’illustrer une quelconque artificialité des communautés nationales ainsi débattues, ce travail de démonstration par certains acteurs de l’existence d’un lien dépassant les simples réseaux d’interconnaissance (le village, la famille, les amis), pour postuler un rapport entre individus qui pour la plupart ne se rencontreront jamais constitue une entreprise politique bien réelle. C’est également le cas de la francophonie qui, comme d’autres types de communautés évoquées, répond au même genre de processus politique.

Dès lors, plutôt que de choisir une définition par rapport à une autre, il convient de prendre acte de l’existence de cette francophonie au regard des débats qu’elle génère, et de tenter de cerner le sens d’une telle entreprise politique. Il en va ainsi de toutes les identités en somme : elles existent précisément parce qu’on en discute, et qu’on se dispute sur leur réalité (ou leur artificialité). Choisir une telle approche, c’est délaisser les débats définitoires sur les fondements de la communauté, sur ce qui en constituerait son essence. Non que ces débats ne soient pas pertinents. Bien au contraire : il s’avère qu’ils constituent un indice crucial de l’existence d’une telle communauté, par le fait même que leur présence, et leur vivacité illustre les conflits d’interprétation que l’on retrouve autour du français et du statut, de la place à donner au français dans la définition d’un possible « nous » communautaire. Que la francophonie « fasse débat » est plutôt heureux; l’inverse serait inquiétant. Cependant, il semble plus pertinent, d’un point de vue analytique, de chercher à comprendre les dynamiques discursives notamment dans leurs dimensions politiques, plutôt que de s’intéresser aux réponses que ces débats génèrent. Après tout, le fait de savoir si la francophonie est un projet altermondialiste, une forme de néocolonialisme ou un « humanisme pour demain » dépend beaucoup plus de postures militantes au sein même d’une arène de débat traversée d’idéologies, que d’un travail d’analyse cherchant précisément à s’extraire de toute prise de position. La posture la plus intéressante face à ces définitions possibles s’avère donc, en définitive, de « choisir de ne pas choisir » et de considérer d’abord la francophonie comme une entreprise politique visant à définir une communauté d’individus à travers l’entretien d’un débat sur la place et le statut d’une langue : le français.

En « choisissant de ne pas choisir », on finit par négliger d’une certaine manière l’objectif final de la démarche politique (définir de la manière la plus juste possible la notion, travail laissé aux militants) pour se concentrer sur l’analyse (à mon sens beaucoup plus intéressante) des processus par lesquels on discute de la francophonie, ou on se dispute sur son sens. C’est là s’intéresser non à la francophonie en tant qu’objet de recherche, à la francophonie « dont on parle », pour concentrer l’attention du chercheur sur les acteurs eux-mêmes de la francophonie, à cette francophonie « qui parle », qui n’est plus celle évoquée dans les discours, mais le « francophonisme » de ces intellectuels, acteurs, militants qu’on retrouve au sein de ces réseaux, de ces centaines d’associations, écoles, centres culturels, consulats ou ambassades, ministères, administration, syndicats qui ont en commun le souci de vouloir définir, promouvoir, entretenir, défendre, faire rayonner, contester, dénoncer « la » francophonie, et qui, de ce fait la font bel et bien exister. Un intellectuel acadien, Joseph-Yvon Thériault [ancien vice-président de la Biennale de la langue française], parle à propos des acteurs de l’Acadie des « faiseurs d’identité » (Thériault, 1995). Non pas qu’ils la fabriquent artificiellement, mais simplement en la disant, ils la révèlent, ils la dévoilent, ils l’offrent à la pensée. En la disant, ils mettent en lien divers facteurs susceptibles de la définir. De la même manière, les critiques parfois très sévères produites à l’encontre de la francophonie institutionnelle, ou du rôle et de la place de la France dans cette francophonie internationale nourrissent une réinterprétation constante de l’espace francophone et de sa pertinence. Les débats ayant opposé par exemple le Secrétaire général Abdou Diouf et les pétitionnaires de la « littérature monde » en 2007 n’ont pas mis en cause la francophonie; ils l’ont au contraire nourrie d’un débat sans concessions qui contraint thuriféraires comme contempteurs de la francophonie à retravailler leurs approches, dans un espace de débat où d’ailleurs les nouvelles technologies contribuent à mettre en lien beaucoup plus facilement des réseaux partie prenantes dudit débat.

 

Une double question reste alors en suspens : d’une part, de quelle communauté s’agit-il ? D’autre part, si la francophonie existe à travers les débats qu’elle suscite, qui sont les acteurs principaux de ces débats, les « faiseurs de francophonie » et quel est leur rôle dans l’existence de cette communauté ?

 

3 - Quelles communautés ? Reconnaissances, revendications, représentations.

 

Comme toute communauté, la francophonie dépend de l’étroite interaction de trois espaces (et de trois types d’acteurs) qu’il s’agit (pour les besoins de l’analyse) de distinguer sans les dissocier artificiellement : l’espace de la reconnaissance, celui des revendications, et enfin celui de la représentation.

 

Le premier de ces espaces, c’est celui de la société, ou plus généralement du contexte institutionnel, politique, culturel, économique dans lequel se situe cette communauté. Chaque contexte se trouve marqué par des clivages, des cadres de référence, une codification institutionnelle qui va profondément marquer, pour la communauté en question, l’échelle des possibles et des contraintes. Dans une certaine mesure, cette communauté se trouve en effet étroitement tributaire de la reconnaissance que cette société sera à même de lui offrir. Une telle reconnaissance est aléatoire, et s’inscrit dans un continuum de possibles allant des pires formes de « reconnaissance » (oppressions, discriminations) aux meilleures (multiculturalisme, célébrations de la diversité), des plus intégratrices (politiques d’assimilation, aménagements visant à réduire les inégalités économiques et statutaires entre la minorité et la majorité) aux plus généreuses en terme de droits collectifs (droits collectifs, autonomies, ou même indépendances).

Rapportée à la francophonie, la double question de la reconnaissance et du contexte est éminemment problématique : quel contexte, pour quelle reconnaissance ? La francophonie en tant que communauté est en effet caractérisée par une multiplicité de contextes, ou de types de contextes qui, chacun, proposent une forme bien différente de reconnaissance. La France, par exemple, propose une reconnaissance de la francophonie à travers ses politiques linguistiques, le statut particulier historiquement conféré au français, langue de la République, et son rôle revendiqué au sein d’institutions internationales dont les mandats sont définis autour de l’enjeu de la « francophonie ». En instaurant jadis un ministère de la francophonie, en prévoyant également au sein de l’appareil gouvernemental des services consacrés à la francophonie ou à la langue française, la France s’est dotée de politiques de reconnaissance tout à la fois de la langue française et de la francophonie en tant que communauté humaine. De son côté, la « francophonie internationale » institutionnellement constituée à travers les sommets, va elle aussi proposer une politique de reconnaissance de cette communauté francophone à travers la mise sur pied de programmes d’actions sur la scène internationale qui génèreront une forme bien distincte de « francophonie », notamment à travers l’activité d’opérateurs spécialisés (AUF, TV5, etc.). Le Canada quant à lui, avec ses propres enjeux, définira bien à sa manière sa propre politique de reconnaissance de la francophonie : une francophonie locale, marquée par l’américanité, la résilience d’une minorité canadienne-française, le bilinguisme et le multiculturalisme, visant à faire du français, toujours très minoritaire, une langue officielle à l’instar de l’anglais. Enfin, le Québec, au sein du Canada, reconnaitra différemment le français, faisant de cette dernière sa seule langue officielle, et dotant le Québec de normes linguistiques contraignantes, renforçant la distinction de cette nation francophone d’Amérique, mais au sein d’un fédéralisme canadien lui aussi contraignant.

Les politiques de reconnaissance sont donc plurielles et répondent à des réalités politiques locales faisant de la langue un instrument de rayonnement culturel international, ou l’élément d’un patrimoine identitaire local à préserver de l’assimilation.

 

Le second de ces espaces, c’est celui des acteurs et des revendications. C’est ce que Dominique Wolton qualifie de « troisième cercle » de la francophonie (Wolton, 2006). Une communauté ne peut exister sans ce « groupe d’individus » dont parle A-M Thiesse, organisé et engagé de multiples manières dans ce patient travail de revendications au nom de la communauté. La communauté, pour exister, a en effet besoin de cette dimension politique, qui peut d’ailleurs prendre des formes extrêmement diverses (du vaste mouvement social à la petite association culturelle spécialisée dans un secteur d’action bien particulier), mais qui génère d’une certaine manière une « mise en mots » et une « mise en pensée » bien spécifique d’une communauté donnée. A travers l’organisation d’actions collectives, la mobilisation des ressources, l’entretien d’une réflexion permanente sur le sens de l’affirmation communautaire, faisant de simples différences les éléments distinctifs bien campés d’un « nous » par rapport à un ou plusieurs « eux », c’est un « imaginaire communautaire » qui se construit et s’entretient. Ces « faiseurs d’identité » dont parle Joseph-Yvon Thériault à propos de l’Acadie, rassemblant les militants des organismes, les intellectuels, journalistes engagés, participants de journées de réflexions, colloques, conférences et congrès « communautaires » permettent, à travers les débats dont ils se font les animateurs, le développement d’agendas communautaires, l’entretien de commémorations, la proposition de programmes indispensables à l’entretien et à la pérennisation de ces communautés. En la matière, les institutions et les politiques de reconnaissance peuvent jouer utilement le rôle de cristallisation du produit de ces débats; un parlement, le système politique, en un sens, joue ce rôle au sein d’une communauté nationale disposant d’un État. Mais certaines communautés n’ont pas cette possibilité de cristalliser en institutions représentatives le produit de ces débats. C’est notamment le cas des communautés linguistiques minoritaires (Breton, 1983). Dans ce cas, la seule manière de pérenniser cette approche engagée de la communauté passe par l’entretien de ces débats, et donc le dynamisme politique, indispensable, de ces activistes. De ce point de vue, cette activité militante s’est vue renforcée par les progrès technologiques. Les nouveaux médias sociaux ont en effet profondément renouvelé le monde du militantisme, multipliant les tribunes, accélérant la vitesse de circulation de l’information, donnant parfois à certaines « micro-causes » un écho sans commune mesure avec l’extrême confidentialité qui caractérise parfois les groupes concernés.

 

Là aussi, « la » francophonie est diversement pourvue. Nous l’avons constaté plus haut s’agissant des discours tenus sur la francophonie : ils sont très nombreux, éclectiques, et générés par un grand nombre d’individus attachés, pour des raisons fort diverses à la « cause » de la francophonie, parfois jointe à d’autres causes connexes (identitaires, culturelles, géographiques). Il fut un temps, la Délégation générale à la langue française et aux langues de France, à l’initiative de Josseline Bruchet, avait entrepris un difficile mais très instructif inventaire des associations de francophonie et de langue française (Bruchet, 1996). Ce répertoire rassemblait plusieurs centaines d’organismes aux mandats et aux objectifs fort différents, allant de préoccupations très ciblées, sectorielles ou locales, aux ambitions universalistes assumées. Ce véritable inventaire des causes de la francophonie proposait ainsi le portrait d’un militantisme linguistique assez exhaustif, mais à travers lequel il était possible de repérer certaines lignes de force caractérisant notamment deux francophonies militantes assez liées l’une à l’autre : la francophonie française et la francophonie internationale (Traisnel, 1998)

Mais ce répertoire, français, qui avait l’avantage de proposer aux côtés d’un inventaire des institutions nationales et internationales de la francophonie un portrait le plus complet possible de son monde associatif, ne couvrait en fait que très peu d’autres « mondes » associatifs ou institutionnels francophones (ce n’était d’ailleurs pas là son mandat), éloignés de cette francophonie française ou internationale, mais qui s’insérait dans les réalités très locales de francophonies ultramarines. Il peinait également (c’est un peu la loi du genre) à prendre en compte les dynamiques de création (ou de disparition) des associations, c’est-à-dire le renouvellement et les transformations de ce monde associatif changeant.

 

Avec les nouveaux médias sociaux, il est possible d’avoir, en quelques clics, un panorama assez impressionnant de l’extrême diversité d’un militantisme linguistique francophone foisonnant : derrière le déclin, parfois, de certaines formes anciennes de « défense et illustration » de la langue française, ce qui prévaut, c’est la diversité régionale (le contexte imprime sa marque sur cette francophonie militante), mais également la diversité en terme de secteurs couverts (éducation, culture, politique, économie) ou en terme d’échelle de causes (de la cause humaniste, universaliste, nationaliste, aux causes beaucoup plus locales et « concrètes », comme l’entretien d’une bibliothèque, ou la collecte de fonds dans le cadre d’une activité culturelle en français dans le cadre de la journée du 20 mars). Cet ensemble d’ « agir pour » mais aussi d’ « agir avec » s’accompagne de prises de position, d’échanges sur la francophonie, et de débats parfois très conflictuels sur la francophonie, nourrissant ainsi une multiplicité d’imaginaires francophones d’ailleurs très constellaires. Face à un tel panorama des organismes de francophonie, il s’avère bien difficile de définir « un » militantisme francophone, même si « la » francophonie est évoquée comme cause commune.

 

À ces deux espaces contribuant à la définition d’une communauté (contexte et reconnaissance; acteurs et revendications), il faut en ajouter un troisième, qui se trouve à l’interface des deux précédents : c’est l’ensemble des individus désignés par ces politiques de reconnaissance et ces revendications exprimées, et susceptibles de composer cette communauté.

Or, ce groupe d’individus reste lui aussi très étroitement tributaire du discours identitaire porté par les revendications des acteurs communautaires, de même que par les politiques de reconnaissance proposées par les différents contextes au sein desquels évolue cette communauté, et qui contribueront à faire d’un certain nombre de pratiques sociales ou culturelles partagées, les traits distinctifs propres à cette communauté. A travers ce lent travail politique et social se construit en effet une distinction basée sur certains facteurs considérés comme distinctifs, et représentés parfois comme tels au sein de ce groupe ainsi désigné.

Cette dépendance au travail des acteurs comme aux politiques proposées par le contexte est un élément très important dans la définition de la communauté. Elle permet de saisir l’extrême porosité des frontières postulées de ces communautés, et de mieux comprendre le caractère très aléatoire des sentiments d’appartenances qui s’y expriment, ou de cette dimension « plébiscitaire » souvent accolée aux individus membres de ces communautés. En effet, ces « membres » de la communauté ne sont pas tous égaux face à cette appartenance postulée, malgré la tendance à englober de manière systématique et parfois malgré eux des « membres » sans se poser la question de savoir s’ils ont ou non un sentiment d’appartenance communautaire. C’est par exemple le cas de nombre d’études sur la francophonie qui dépeignent cette « communauté » à travers plusieurs portraits statistiques ou comptables en ne s’intéressant ainsi tout au plus qu’aux pratiques linguistiques elles-mêmes (parfois très sommairement évaluées, réelles ou supposées, effectives ou putatives) sans trop se poser la question de savoir quels sens ces groupes mobilisés statistiquement, ces individus même, qualifiés de « francophones » donnaient à la notion même de francophonie, conférant ainsi à ces portraits une dimension quelque peu artificielle, sinon complètement fausse, d’une telle « communauté ».

Rapporté à la francophonie, politiques de représentations et revendications communautaires contribuent ainsi à faire de la langue française un facteur de distinction. Mais une telle distinction, on le comprend bien, reste tributaire des pratiques et des représentations des groupes d’individus ainsi désignés, c’est-à-dire tout à la fois du sens accordé à leurs actions concrètes, comme de la manière dont ils vont présenter leur propre appartenance à la communauté ainsi désignée. D’une certaine manière, il ne suffit pas de parler le français pour être francophone. Encore faut-il donner à cette aptitude linguistique et à cette pratique plus ou moins effective un sens communautaire, et faire de cette langue, pour soi et pour les autres, un instrument de distinction et d’appartenance, au regard de la manière dont est présentée notamment par les acteurs communautaires cette dimensions linguistique. Par ailleurs, l’élément linguistique ne sera pas mobilisé de la même manière, ni agencé de la même manière d’un contexte à un autre. Il ne sera également pas revêtu de la même dimension politique par ces acteurs ou groupes d’acteurs que nous avons précédemment repérés.

Nous sommes donc là aussi en présence de pratiques et de représentations linguistiques fort diverses, nourrissant elles-mêmes des pratiques et des représentations communautaires fort diverses. La francophonie française insistera sur l’appartenance à une communauté internationale dépassant les frontières, et partageant une langue bel et bien commune, malgré la variété de ses usages. De son côté, la francophonie canadienne en situation minoritaire se définira essentiellement à travers cette situation minoritaire, à travers l’image d’une langue marquée par la résilience et une communauté francophone canadienne fière de cette résilience. Dans cette optique, le français sera moins perçu comme une langue internationale, que comme une langue d’abord locale. Enfin, la francophonie québécoise se définira plutôt à travers les principaux marqueurs d’un nationalisme linguistique faisant de la langue un élément patrimonial majeur susceptible de justifier l’accession de la nation québécoise à l’autonomie politique sinon à l’indépendance pleine et entière. Dans une telle perspective, la francophonie internationale et institutionnalisée sera perçue comme l’un des meilleurs vecteurs, pour le peuple québécois, d’accès à la société des nations.

 

4 - Quel acteur? La francophonie militante comme mouvement social.

 

Dès lors, est-il encore possible de parler d’ « une » communauté francophone? Autrement dit, « une » définition de la francophonie est-elle acceptable ? Oui, à condition de tenir compte de cette dimension profondément « multiscalaire » et processuelle, de la francophonie, comme de toute communauté, et d’intégrer au cœur d’une telle définition la dimension politique de cette communauté à travers une analyse systématique de ses acteurs, et des actions et réflexions qu’ils apportent.

Or, lorsqu’on fait l’inventaire, non pas cette fois de l’ensemble hétéroclite de ce qui est dit et pensé sur la francophonie, mais des analyses sur cette dernière, il s’avère que la part consacrée à ces acteurs se trouve réduite à la portion congrue.

 

Cinq grandes approches organisent en effet les recherches sur la francophonie : une approche historique, visant à resituer dans le temps la constitution progressive d’un espace linguistique aux frontières poreuses sinon indéfinies mais qui trouve dans l’institutionnalisation récente de cet espace une forme d’aboutissement contemporain (Deniau, 1995 ; Tétu 1997 ; Le Scouarnec, 1997). Une seconde approche, plus spécifiquement institutionnelle et juridique, souhaite quant à elle insister plutôt sur le statut de la langue française et l’institutionnalisation de celle-ci, tant au sein de multiples contextes sociaux, qu’au niveau international. Cette approche intègre d’ailleurs une dimension souvent comparative, en proposant parfois une typologie des espaces francophones (Roy, 1989) en fonction, notamment, des droits linguistiques reconnus ou plus généralement aux politiques de reconnaissance dont bénéficient les francophones (de Bouttemont, 2009). Une troisième approche, cette fois démolinguistique vise surtout à évaluer de manière comptable le nombre et la répartition géographique des francophones, tout en soulignant les enjeux et les défis qui se posent diversement quant à la « vitalité » linguistique de la langue (Haut conseil de la francophonie, 2004-2005 ; Michel Tétu, 1997 ; Rossillon, 1995). Une quatrième approche, politique, consiste à comprendre dans quelle mesure la francophonie peut devenir un enjeu ou plus généralement encore l’objet d’un désaccord dans un contexte donné. Cette approche rassemble des thèses très variées, parfois très normatives sur les avantages et les inconvénients d’un « projet » francophone tout autant analysé que proposé, à travers une « géopolitique des langues » ou une étude des diverses dynamiques politiques qui président à leur reconnaissance (Guillou 2006 ; Arnaud, Guillou, Salon, 2005 ; Revue Hérodote, 2007). Enfin, une approche plus sociolinguistique et critique cherche, surtout à travers l’analyse des discours, à mieux comprendre le sens de la notion de francophonie. Il s’agit en particulier de comprendre la dimension proprement « communautaire » que sous-tend souvent l’idée du « partage » d’une langue (Jones, Miguet et alii, 1996 ; Cerquiglini, Corbeil et Klinkenberg, 2002).

 

Face à cette littérature, un constat s’impose : d’une part, nous l’avons dit plus haut, beaucoup d’analyses constituent d’abord des essais sur les défis et enjeux de la francophonie; d’autre part il y a une certaine économie de personnages pratiquée par ces analyses, exception faite des travaux faisant la part belle à certains acteurs, ou leaders de la francophonie (pères fondateurs, hommes de l’ombre, administrateurs, précurseurs etc.). Il n’existe pas à proprement parler (et c’est regrettable) une approche sociopolitique de la francophonie permettant de mieux comprendre le rôle des acteurs (publics ou privés) et en particulier la fonction exercée par l’engagement politique et social en faveur du français dans la construction de cette communauté singulière, et dans la manière dont on lui attribue un sens politique. Tout au plus, la dimension politique de la francophonie se trouve couverte soit par une littérature plus politique que politologique, soit par des recherches sur la fonction politique de la langue. Plusieurs pistes avaient pourtant été suivies (Traisnel, 1998 ; Guillaume, 2006) notamment sur le rôle des associations dans la francophonie. Mais en tant que projet communautaire, la francophonie est d’abord très majoritairement approchée à travers le prisme des États, perçus soit comme cadres d’élaboration des politiques publiques (pour ce qui est des recherches sur les francophonies locales) ou en tant qu’acteur institutionnel (pour ce qui est des recherches sur la francophonie internationale).

Pourtant, une littérature spécialisée nous permettrait d’approfondir cet aspect sociopolitique de la francophonie, qui en a grand besoin. C’est la littérature consacrée de manière très générale aux groupes, et plus particulièrement à l’action collective, aux mouvements sociaux et à la sociologie du militantisme.

 

On a souvent en tête une définition du mouvement social (surtout en France) désignant de vastes mobilisations de masse envahissant les rues, provoquant des troubles, perturbant, d’une manière ou d’une autre, l’ordre social. Ce n’est pas le cas du « francophonisme », qui pratique un engagement politique et social plus feutré, et c’est mal définir le mouvement social (Neveu, 1999 ; Agricoliansky et alii, 2010).

Ce dernier désigne en fait un ensemble d’individus et d’organisations liés entre eux par le partage d’une cause, et susceptibles d’agir collectivement, en vue de faire triompher cette cause commune. Pas nécessairement de manifestations de masses, ni de démonstrations de rues, donc. Par contre, la littérature sur les mouvements sociaux a repéré 4 grands aspects caractérisant ces mouvements et permettant du même coup de mieux comprendre leur dimension politique.

 

Un mouvement social est ainsi

1 - Une organisation à même de mobiliser des ressources en vue d’assurer la promotion, le rayonnement ou la vitalité d’une cause commune, la notion de ressource étant conçue de manière large (soutiens populaires, entretien de réseaux, ressources pécuniaires ou humaines : expertise, savoir-faire). Ce travail de mobilisation est permanent et vise tout à la fois à entretenir l’action et faire la démonstration du caractère légitime de la cause défendue.

2 – Cette organisation suscite de la part de l’espace politique une réaction soit positive, en terme de possibilités offertes au mouvement, soit négative, cette fois en terme de contraintes. À son tour, le mouvement devra adapter sa posture contestataire à ces opportunités ou contraintes, soit en renforçant sa contestation, soit au contraire en adoptant une approche plus collaborative avec le pouvoir politique.

3 – Le 3e élément du mouvement social est lié au précédent : chaque mouvement est caractérisé par un « répertoire d’action », dit autrement, un ensemble cohérent de « savoir-faire » qui confère aux actions une cohérence et, partant, une dimension collective. Ce « répertoire d’action » est essentiel dans la mesure où le mouvement se met en quelque sorte « en scène » à travers ses actions, plus ou moins contestataires, plus ou moins radicales, plus ou moins collaboratives : « Savoir-faire », c’est également « savoir-dire » une cause. C’est inscrire celle-ci dans l’action, et ce rapport entre action et cause est loin d’être neutre.

4 – Il existe, enfin, à travers les actions collectives entreprises, des cadres de référence contribuant à la définition de cette cause : un système d’idées, de croyances, une forme particulière d’ « enchantement du monde » justifiant la cause défendue, la légitimant. Ces cadres de référence constituent tout à la fois une idéologie et une « culture militante » (représentations, valeurs, croyances) justifiant l’action collective et entretenant les mobilisations.

 

Ceci posé, la francophonie militante existe-t-elle en tant que mouvement « francophoniste »? Si on s’intéresse à la francophonie politique, à ses principaux acteurs, il faut tout de suite reconnaitre que dans un monde bien que globalisé, malgré tout, c’est encore (heureusement ou malheureusement) à travers les possibilités et les contraintes imposées par l’État et chaque système politique, en fonction de réalités souvent bien locales, qu’interviennent ces acteurs. Et leurs actions, comme leurs réflexions sur la francophonie s’en ressentent évidemment. Nous n’avons donc pas affaire à une francophonie militante unique, mais bien à des francophonies militantes, portées par des mouvements politiques ou sociaux bien différents, qui n’utilisent pas le même répertoire d’action, qui de mobilisent pas les mêmes ressources,… et qui ne définissent pas de la même manière leur cause. Pour illustrer cet aspect, nous ne pourrons évidemment nous arrêter sur l’ensemble des francophonies, mais sur certaines d’entre elles : « les » francophonies au Canada et en France.

 

5 - Quels acteurs pour quelles communautés ?

 

Une organisation et une mobilisation des ressources variées

Les institutions spécialisées en francophonie, les réseaux, les organismes, les associations, fondations, maisons, les programmes, offices, instituts, organisations internationales consacrées à la francophonie présentent le portrait d’une extrême variété. Ceci étant, cette variété reste traversée par plusieurs lignes de force à tel point qu’il n’est pas possible de parler d’un « mouvement francophoniste », mais peut-être d’une mouvance composée de réseaux locaux quant à eux structurés et organisés. L’écologisme, ou l’altermondialisme présentent un visage similaire; malgré leur caractère très constellaire, il existe des rapports, parfois étroits, parfois plus ténus entre ces multiples réseaux, rapports qui s’expriment à travers, par exemple, le partage d’agendas communs. C’est le cas du vaste rassemblement de Porto Allegre pour la mouvance altermondialiste, ou des grands rassemblements environnementalistes. La francophonie a elle aussi ses rendez-vous militants, dans une bien moindre mesure cependant. Ceux-ci sont plus modestes, et peut-être également moins globaux, plus spécialisés et plus locaux. Il existe par exemple le sommet des OING de la francophonie, avant chaque Sommet de Chefs d’État et de gouvernement, ou encore le Forum mondial de la langue française tel qu’il a été organisé en 2012 à Québec autour du thème de la jeunesse. De son côté, la francophonie canadienne s’est structurée pour donner naissance soit à des fédérations (Fédération des communautés francophones et acadiennes du Canada, la FCFA, rassemblant l’ensemble des organismes de la francophonie canadienne), soit à des événements consacrés à la « francophonie des Amériques » (Université d’été de la francophonie, organisée par le Centre de la francophonie des Amériques). De son côté, la francophonie française connait également certains rassemblements, à travers des associations telles que l’AFAL (Association francophone d’amitiés et de liaison), ou les événements (colloques, conférences, dîners-débats surtout) qu’organisent plusieurs associations telles que la Biennale de la langue française, le Cercle Richelieu-Senghor et d’autres. Plusieurs rassemblements sont également non plus locaux, mais sectoriels : les professeurs de français, les écrivains et artistes, les juristes, les universités de la francophonie. Certains secteurs d’activités ou secteurs professionnels ont ainsi leur rassemblement, avec en arrière-fond la cause de la langue française et de la francophonie. Cet agenda commun, ces événements contribuent à entretenir les liens entre les organisations, et à permettre une mobilisation de ressources certes difficile en temps de crise économique et en temps de crise du militantisme. Cette mobilisation des ressources est également fort diverse. Elle dépend en effet pour partie du contexte dans lequel s’inscrivent ces mouvements francophones, entre une francophonie canadienne confrontée directement à l’enjeu de l’assimilation, et une société française partagée entre un consensus sur la légitimité d’une protection et d’une promotion du français, et une relative indifférence quant aux modalités de cette protection et de cette promotion (Traisnel, 1996).

 

Des possibilités politiques très contrastées

Les diverses puissances publiques ou organisations internationales sont en effet de moins en moins généreuses, et cette situation altère quelque peu les capacités d’action de la francophonie militante, bien que des mouvements francophones gardent en la matière une grande capacité d’action. C’est par exemple le cas de la francophonie canadienne, qui, malgré les restrictions budgétaires, peut quand même compter sur le soutien actif du Gouvernement du Canada et de certains gouvernements provinciaux ou territoriaux via une législation linguistique quelque peu contraignante. En effet, la Partie VII de la Loi sur les langues officielles, adoptée en 1988 et renouvelée en 2005 prévoit, comme le rappelle le Commissariat aux langues officielles, que « toutes les institutions fédérales ont l’obligation juridique de prendre des mesures positives pour remplir leur engagement à veiller à ce que le français et l’anglais aient un statut égal dans la société canadienne (…). Le gouvernement fédéral s’engage à favoriser l’épanouissement des communautés francophones et anglophones en situation minoritaire au Canada et à appuyer leur développement. L’intention est de permettre aux communautés en situation minoritaire de partout au pays de s’épanouir et de profiter des mêmes avantages que le reste de la population » (Commissariat aux langues officielles du Canada, 2014). Cette possibilité a ouvert la voie au développement de plusieurs secteurs d’activités jugés cruciaux pour la vitalité linguistique des communautés francophones. Les secteurs de l’éducation, de la santé, de la culture, des médias, du développement économique et plus récemment de l’immigration ont ainsi été investis par les organismes de la francophonie canadienne, qui collaborent directement à la gestion et à la mise sur pied de programmes.

Cette opportunité peut cependant passer parfois pour une contrainte. C’est le cas au Québec, qui dispose de ses propres politiques linguistiques, politiques qui s’opposent parfois aux principes fondant la législation linguistique au Canada (un bilinguisme et une protection des communautés de langue officielle en situation minoritaire, c’est-à-dire les francophones à l’extérieur du Québec, et les anglophones du Québec reposant sur la promotion de droits linguistiques individuels, et non collectifs, comme au Québec).

Une telle obligation est sans commune mesure, bien sûr, avec les possibilités offertes aux associations de francophonie en France, même si plusieurs programmes d’aide aux activités existent, via l’OIF, la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF) ou certaines collectivités locales sensibles à l’enjeu de la francophonie. La France préfère investir ses ressources dans le rayonnement du français à l’extérieur de ses frontières, plutôt que de veiller à protéger une langue qui n’apparait pas menacée à l’intérieur de son territoire. Ceci étant, la loi Toubon a notamment permis à certaines associations accréditées (Avenir de la langue française, Défense de la langue française, AFAL, Droit de Comprendre) de participer directement au travail de veille quant au respect des dispositions consacrées à l’affichage en français. Il s’agit là d’une possibilité politique claire, dont se sont saisies les différentes associations concernées.

 

Des répertoires d’action contextualisés

Bien sûr, les répertoires d’action dépendent tout à la fois des contextes au sein desquels ces mouvements francophonistes interviennent, mais également des capacités mobilisatrices et organisationnelles de ces mouvements. D’une manière générale, les francophonies en France et au Canada ont adopté un répertoire d’action beaucoup plus proche de la collaboration que de la contestation.

C’est le cas des communautés francophones en situation minoritaire au Canada. Celles-ci se sont engagées depuis plusieurs dizaines d’années maintenant dans une collaboration tous azimuts avec le Gouvernement fédéral qui constitue vaille que vaille pour ces communautés un « champion » de leur cause linguistique, et un allié dans leurs négociations avec des provinces et territoires parfois peu enclins à s’investir dans la protection des droits linguistiques des francophones.

C’est également le cas pour la francophonie française, qui très tôt s’est construite sur un répertoire d’action plus proche des groupes d’aspiration et de pression que sur celui des mouvements de masse. Les centaines d’associations sont souvent de petite taille, parfois confidentielles, et il est bien difficile d’imaginer des mobilisations de masse ou de grande ampleur autour de l’enjeu du français. La stratégie des dirigeants a plutôt été d’influencer, de la manière la plus efficace possible, le cœur même de l’État, en pratiquant un réseautage assez efficace au sein du monde parlementaire et dans les arcanes des divers gouvernements.

Plusieurs « hommes de l’ombre » (tels Philippe Rossillon, Bernard Dorin) ont ainsi joué un rôle central dans la défense de l’enjeu linguistique au sein des principaux ministères concernés, tout en contribuant à faire avancer par les « Pères fondateurs » de la francophonie (Senghor, Bourgiba, Diori, Léger) la cause qui les animait (Traisnel, 1998). Un tel jeu d’influence se retrouve dans les actions collectives privilégiées : il est en effet plus fréquent en francophonie française d’assister à une remise de prix ou une conférence universitaire qu’à une action coup de poing ou un quelconque sit-in de protestation !

Ceci étant, la contestation n’est pas absente. Si l’influence et la collaboration apparaissent privilégiées, la contestation peut également s’exprimer : soit de manière ponctuelle et assez polie en France (à travers certaines actions, comme par exemple la remise du prix de la « Carpette anglaise »), soit de manière plus judiciaire en francophonie minoritaire canadienne (à travers le « programme de contestation judiciaire », mis en place en 1978 et qui permet aux organismes communautaires de réclamer devant les tribunaux le respect par les gouvernements de leurs obligations linguistiques). Notons également que de plus en plus, le monde syndical français se sensibilise à la question linguistique. Le processus de construction européenne et la mondialisation remettent parfois directement en question le statut du français comme (seule) langue de travail, et les exigences linguistiques constituent parfois un irritant relevé par certains syndicalistes de plus en plus sensibles à cet enjeu. Gageons que les syndicats n’hésiteront pas à mettre leur culture de protestation au service de cette nouvelle cause sociale.

 

On retrouve également cette contestation, cette fois de manière plus systématique au Québec. Portée par les revendications souverainistes, et une volonté collective de protection et de promotion du français sans concession, la société québécoise exprime beaucoup plus facilement son opposition à toute menace pesant sur sa propre législation linguistique. L’indépendantisme québécois a ainsi porté des revendications linguistiques clairement contestataires s’opposant de front à l’approche fédérale de bilinguisme et de multiculturalisme. Le tissu associatif constitué autour de l’enjeu linguistique (Mouvement national des Québécois et québécoises, Sociétés nationales, Sociétés Saint-Jean-Baptiste etc…) n’hésite pas à adopter un répertoire d’action très démonstratif (manifestations de rue, protestation, pétitions) et à exprimer également cette orthodoxie linguistique au sein des partis politiques provinciaux (Parti québécois, Québec solidaire, Coalition avenir Québec, et même Parti libéral du Québec) ou fédéraux (Bloc québécois).

 

6 – Une « certaine idée »… La francophonie des francophonistes

 

« Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l'inspire aussi bien que la raison. Ce qu'il y a en moi d'affectif imagine naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle. » Charles De Gaulle

 

Cette citation du Général De Gaulle sur la nation n’est pas que poétique. Elle n’est pas non plus que l’expression de la sensibilité et de l’affection du témoin à l’égard de sa patrie. Elle exprime également, et de manière peut-être plus analytique, le constat d’une France dite, pensée, vécue à travers cette « certaine idée », bien personnelle, bien singulière, mais qui a pourtant tellement marqué la manière dont « nous » pensons désormais la France.

Il en va de même pour toute communauté : chacune d’elle se trouve prise dans les lents processus de définition et de redéfinition d’acteurs, contribuant de manière parfois décisive, parfois confidentielle, par une interprétation nouvelle, à la construction d’une communauté repensée, en rupture mais également en continuité avec ce qui la constituait. Chaque interprétation est ainsi tout à la fois le produit de ce terroir contextuel mais également des intuitions et des idées nouvelles qui ne cessent de fertiliser ces sociétés changeantes.

La francophonie en tant que communauté suit cette double tendance de la rupture et de la continuité. Elle se trouve également nourrie d’une multiplicité d’interprétations de la part d’acteurs (institutionnels, militants) qui contribuent, chacun à leur manière, à lui donner un sens. Mais ces acteurs sont également les produits de leurs sociétés respectives. Alors ils dessinent en quelque sorte une « certaine idée » de la francophonie. Une francophonie qui leur ressemble, une francophonie à leur image, profondément ancrée dans leurs quotidiens respectifs et dans les enjeux politiques de ceux-ci. D’une certaine manière, il y aura toujours une francophonie française, une francophonie canadienne, une francophonie québécoise, comme il existe également une « francophonie des Amériques » ou des « francophonies africaines », de même qu’une « francophilie » que l’on retrouve dans cet immense réseau d’enseignants, d’élèves ou d’anciens élèves qui se retrouvent autour de l’apprentissage ou de la maîtrise du français, langue seconde. Une dissociation entre ces francophonies parait bien vaine : marquées par le caractère multisectoriel et multiscalaire, dans un continuum allant du très local au très universel, la francophonie cherche à sa manière à conjuguer le général avec le particulier, à travers une polysémie qui rend impossible toute tentative de définition « opérationnelle ». Pour s’en convaincre, il suffit d’observer (et de comparer) les multiples cartes produites sur la francophonie, de même que les statistiques sur l’usage du français, pour comprendre à quel point la francophonie ne se laisse pas enfermer dans les définitions trop strictes.

Malgré tout, il reste possible de cerner les grands traits de ces « certaines idées » de la francophonie. Le francophonisme français semble dessiner les contours d’une francophonie républicaine et universaliste, empreinte parfois de la nostalgie d’un passé prestigieux révolu, mais aussi à travers un idéalisme de la diversité qui tente de réinterpréter la situation d’un pays confronté comme les autres puissances à une mondialisation uniformisatrice mettant en danger son « exception culturelle ». La langue française devient une « unité dans la diversité » s’exprimant à travers le projet d’une francophonie délibérément ouverte aux cultures du monde. La francophonie des francophonistes québécois ressemble quant à elle au projet d’une minorité devenue majorité et désormais « maître chez elle », et qui a fait de sa langue l’un des principaux marqueurs identitaires de cette nouvelle nation en Amérique. Cet acquis de haute lutte, dans un environnement linguistique et culturel anglo-américain rend désormais possible l’investissement dans le projet d’une francophonie internationale au sein de laquelle le Québec, « pays pour le monde » a toute sa place. Pour leur part, les francophonies des francophonistes en situation minoritaire au Canada présentent l’image d’une minorité devenue, à travers la législation fédérale, une constellation de « communautés francophones en situation minoritaires » bien singulières, imaginant cependant ensemble une francophonie canadienne très locale, cultivant et promouvant ses spécificités, ses particularités, pour mieux lutter contre l’insécurité linguistique qui caractérise encore beaucoup ces minorités qui peinent encore à trouver l’assise institutionnelle susceptible de leur garantir une forme au moins satisfaisante de « vitalité » linguistique. La francophonie est un projet qui reste local, qui répond à des défis bien locaux (assimilation, incomplétude institutionnelle…) et qui peine à s’inscrire dans une conception plus universaliste de la langue.

 

Quels points communs entre ces approches si diverses ? En leurs temps, deux intellectuels très présents dans la francophonie avaient évoqué, à travers des images bien à eux, une « certaine idée » de la francophonie. Jean-Marc Léger avait ironisé sur une francophonie ressemblant à une auberge espagnole, chacun y trouvant en quelque sorte ce qu’il voulait bien y apporter. De son côté, Stélio Farandjis parle de « francopolyphonie » pour mieux saisir la vocation de la francophonie à assurer une forme satisfaisante de diversité linguistique (Farandjis, 2004). De manière distinctes mais pas si éloignées, ces intellectuels exprimaient une des caractéristiques de la francophonie : sa pluralité et son caractère profondément constellaire qui déborde très largement les frontières un peu trop formelles de la francophonie internationale telle qu’elle a été institutionnalisée.

Et si « la » francophonie, c’était avant tout cet espace dialogique original qui s’est constitué autour de l’idée (débattue, critiquée, vilipendée parfois) que le partage d’une langue implique quelque chose d’autre que la capacité (d’ailleurs toute relative) de se comprendre ? D’une certaine manière, la francophonie existe tout simplement parce qu’elle est encore discutée, débattue comme une idée bien contemporaine. Et à travers cet espace dialogique ainsi entretenu, ces désaccords tenaces sur son sens, ses conflits sur sa portée, elle quitte le simple domaine de l’imaginaire pour devenir bel et bien imaginée. Dans ce cadre, il conviendrait de mieux prendre en compte cette multiplicité d’acteurs, et de donner toute sa place à cette francophonie militante souvent trop peu considérée. Si la francophonie institutionnelle relaie très bien les approches multiples défendues par les États, les voix, parfois discordantes, des sociétés civiles peinent encore quant à elles à se faire entendre.

 

 

 

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A la Une

 La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d'un épanouissement sans cesse en progrès. 

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d'Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, éditions de Fallois, 1998, p. 93