L'œuvre de Samuel de Champlain
Synthèses rédigées par Liliane Soussan, professeur de lettres, administratrice de la Biennale de la langue française
Présidents des séances de travail
Pierre Garceau, conseiller spécial, cabinet du Premier ministre du Canada.
Jacques Chevrier, directeur du Centre international d'études francophones.
Intervenants
Jean Glénisson, directeur (H) de l’Institut de recherche d’histoire des textes, CNRS, France.
Marie-Rose Simoni-Aurembou, directrice de recherche (É) au CNRS, France.
Maurice Basque, directeur des Études acadiennes à l’université de Moncton, Nouveau-Brunswick, Canada.
Charles Mavaut, délégué de la Conférence nationale des Académies au colloque de Québec de mai 2003, Académie des Belles-Lettres, Sciences et Arts de La Rochelle, France.
Pierre Murith, ancien membre de la direction du Fichier français de Berne, Suisse.
Michel Noël, attaché au ministère des Affaires culturelles du Québec, Canada.
Anne Sancier-Chateau, professeur à l'université de Paris-Sorbonne, France.
Synthèses des interventions
En ouverture, Pierre Garceau annonce le thème de la séance qui sera consacrée à l’œuvre de Champlain. Il rappelle que Champlain peut être considéré comme un des premiers écrivains de la Nouvelle France. Jacques Cartier n’a laissé que quelques récits de voyage, Lescarbot des pièces de théâtre et des vers ; l’œuvre de Champlain est beaucoup plus abondante.
Jean Glénisson qui a travaillé sur les écrits de « Samuel Champlain » rappelle que le nom de Samuel Champlain n’est pas cité dans les grands manuels universitaires, pas même dans le Dictionnaire des littératures de langue française ; il n’est probablement pas cité non plus dans les manuels de littérature du second degré. C’est que les récits de voyage sont considérés comme un genre mineur sauf quand il s’agit d’un auteur déjà connu. Pourtant actuellement, on note une nouvelle attitude de la critique contemporaine à l’égard des récits des explorateurs, des mariniers...
Parmi ceux-là, Champlain occupe une place honorable, lui qui fut un découvreur, un homme d’action rédigeant ses carnets de route au jour le jour, sur le terrain, et les publiant lui-même, en quatre volumes datés 1603, 1613, 1619 et 1632. Bel ensemble de récits auquel il faut ajouter le Traité du parfait navigateur, un rapport manuscrit sur les ressources de la Nouvelle France, et le Brief discours des choses plus remarquables que Samuel Champlain a reconnu aux Indes occidentales écrit en1601 et publié pour la première fois en 1870.
Ces récits ont été bien oubliés jusqu’à la fin du XIXe siècle, époque à laquelle on redécouvre Champlain et où il est reconnu comme « le père du Canada ». C’est grâce à ses écrits que Champlain n’a pas disparu de la scène historique, contrairement à Pierre Duga de Mons qui est inconnu parce qu’il n’a rien écrit.
Champlain ne s’est jamais considéré comme un homme de lettres ; c’était un explorateur, un administrateur, un géographe, un théoricien de la colonisation qui avait le sens de l’objectivité, le sens de la nature, le goût de l’observation exacte. Son ambition était de maintenir vivante la Nouvelle France. Les récits de Champlain sont des sources historiques irremplaçables, témoignage unique d’un homme d’une absolue sincérité. C’est un journal de voyage, en tranches chronologiques, journal de voyage et non traité systématique et dogmatique de la découverte du Canada.
Le premier récit, publié en 1603, s’intitule Des Sauvages, voyage au Saint-Laurent. Il contient une partie ethnographique (évocation des moeurs), une partie de « découverture » (évocation des lieux), et une approche de l’Acadie comme par ouï-dire.
Le deuxième ouvrage, publié en 1613, est davantage l’oeuvre du géographe et du marin : Grand journal géographique et cartographique. Il contient de nombreuses cartes de détails et deux cartes générales dont l’une pour la navigation. Cet ouvrage a été critiqué parce que trop austère, trop technique bien qu’il contienne le récit de la fondation de Québec .
Pour le troisième ouvrage, publié en 1619, Champlain s’est souvenu de la critique ; il affirme que ce livre peut distraire le lecteur. Il y traite des moeurs et des façons de vivre des Indiens, de leur façon de faire la guerre, des expéditions. Aucune carte n’y figure mais des planches et des dessins très soignés illustrant la vie des Indiens. Il s’agit d’un ouvrage à l’usage du grand public amateur de pittoresque.
Le quatrième ouvrage, Les voyages de la Nouvelle France occidentale dite Canada faits par le sieur de Champlain, n’est pas seulement un journal de voyage, mais le bilan d’une vie, ce qui le rend différent de ceux qui ont précédé. Champlain y fait la somme de son expérience et de ses travaux dans une perspective historique et c’est aussi une démarche pour remercier Richelieu qui avait hésité à le renvoyer au Canada. Cet ouvrage contient une dédicace à Monseigneur le Cardinal de Richelieu. On peut y voir deux parties. La première traite de l’histoire de la « découverture » et de l’établissement en la Nouvelle France, des différentes expéditions dont celles de Jacques Cartier et de Mons, des voyages de Champlain plus ou moins remaniés. La deuxième partie est une transcription du journal des événements de 1620 à 1629 ; s’y trouvent aussi des appendices et un Traité de la marine destiné aux capitaines et aux pilotes.
Pour conclure, on peut dire qu’il s’agit d’ouvrages de propagande écrits pour donner aux Français le goût du Canada, terre que Champlain considère comme un prolongement de la France, et pour obtenir que les autorités ne mettent pas fin aux expéditions. Mais ils manifestent aussi la sensibilité de Champlain aux charmes du Canada, Champlain dont on peut dire qu’il n’a pas seulement découvert la Nouvelle France mais qu’il a rêvé la Nouvelle France.
Les interventions d'Anne Sancier-Chateau et Marie-Rose Simoni-Aurembou répondent à la question : en quelle langue a écrit Samuel de Champlain ?
Anne Sancier-Chateau montre que le texte Des Sauvages, voyage au Saint-Laurent comporte des traits intéressants au regard de l'état de la langue au début du XVIIe siècle. Particulièrement attentive à l'usage des marques pronominales, elle constate que l'usage qui devait finalement prévaloir dans la langue classique fait plus que se dessiner dans le texte de Champlain. Il y a donc là, chez un auteur relevant d'un domaine qui n'est pas immédiatement celui de la littérature, un témoignage important pour apprécier l'usage et aussi l'apprentissage de cet usage.
Marie-Rose Simoni Aurembou rappelle qu’aucune étude n’a été consacrée à la langue de Champlain (sans doute parce qu’il a écrit dans un français très clair) si ce n’est pour y rechercher des américanismes, avant le travail présenté par Mme Sancier Chateau. Ses propres recherches ont d’abord porté sur les dialectalismes dans la langue de Champlain et l’ont amenée à constater qu’il y en a très peu, alors que la langue de Poitou Saintonge en regorge non seulement au XVIe siècle mais encore actuellement. Bien qu’on sache très peu de choses sur lui, il est certain que Champlain a bénéficié d’une solide formation scolaire dans un collège local (lecture, écriture, mathématiques) qui lui permettra d’écrire un traité de marine mais à proprement parler il n’a pas reçu de formation littéraire (il ne fait aucune citation latine). De plus il a écrit dans l’urgence des notes de terrain, d’ethnologue (par exemple le récit d’une tabagie) sans avoir le temps de soigner son style, de faire des retouches (alors qu’il rentre en septembre, son journal paraît en novembre) même si l’on trouve quelques reconstitutions, par exemple l’entretien sur la religion avec le chef sauvage dont le fils a été envoyé en France.
Marie-Rose Simoni-Aurembou s'est ensuite attachée à dépasser la recherche des termes régionaux. Elle a choisi une approche lexicale plus large puisque le lexique d’un auteur est un « identificateur géographique ». Elle a procédé par sondage à partir du corpus suivant : Des Sauvages, ou Voyage de Samuel Champlain, de Brouage, fait en la France nouvelle, l’an mil six cens trois, Les Voyages du sieur de Champlain, Xaintongeois, capitaine ordinaire pour le Roy, en la marine (1613), et Au Roy, Mémoire requête de Champlain pour la continuation du paiement de sa pension (1630), avec un double objectif : d’une part, repérer les caractéristiques de son lexique français et d’autre part, les mots qu’il utilise pour désigner les choses nouvelles qu’il découvre.
S’appuyant sur des exemples précis, elle signale l’intérêt de Champlain pour les mots nouveaux, un goût dans le vocabulaire concret pour la forme la plus ancienne quand deux formes sont en concurrence, une présence importante du vocabulaire maritime. Mais elle retient surtout des exemples de cas où Champlain emploie un terme français et non le terme local qui existait à l’époque et est toujours vivant. Quand il s’agit de nommer les réalités nouvelles, Champlain insistant sur les ressemblances entre la France et la Nouvelle France, étend le sens de mots français ou utilise des termes amérindiens dont il fournit souvent la première attestation alors qu’il ne parlait aucune langue amérindienne et avait recours à un truchement.
Marie-Rose Simoni-Aurembou conclut que la langue de Champlain est représentative de celle des colonisateurs du nouveau monde. Cependant son intérêt pour la Nouvelle France se reflète dans ses descriptions. Le nombre de premières attestations de termes adaptés à ce nouveau pays et qui sont restés dans la langue en témoignent. Il a contribué à l’intégration de mots étrangers en usage dans les colonies.
Maurice Basque propose une réflexion sur la place accordée à Champlain, sur l'utilisation du personnage historique pour faire la promotion du Canada en prenant comme repères les commémorations entourant Champlain qui se sont déroulées entre 1904 et 1955.
On attribue à Champlain de nombreuses paternités cartographiques, l'Acadie, Sainte-Croix, Port Royal, Québec, la Nouvelle France, Boston. Champlain est le premier à les avoir identifiés sur une carte précise, il est donc une référence, un lieu de mémoire, revendiqué par les francophones, par les anglophones et même par les Américains ; il est très présent au Canada, au Québec, en Ontario, au New Brunswick.
En 1904, lors de la commémoration du tricentenaire, Champlain doit partager la vedette avec Pierre Dugua de Mons dans le Maine et le New Brunswick. Le couple Champlain catholique – Dugua de Mons protestant est utilisé pour unir sous le signe de la tolérance ce jeune pays. Il est aussi l'occasion de créer les premiers héros canadiens, de donner à ce jeune pays la fierté d'avoir enfin ce que tous les autres pays occidentaux ont : ses héros, ses plaques commémoratives, ses statues. Ainsi un buste de Dugua de Mons est érigé à Annapolis Royal en Nouvelle Écosse. Mais Champlain va prendre de plus en plus de place chez les historiens catholiques de langue française et c’est lui qui est considéré comme le père de la Nouvelle France.
De 1904 à 1910, d'autres personnages sont revendiqués, en particulier Louis Hébert, premier colon canadien mais aussi premier colon acadien d'où le débat encore d'actualité sur l'affirmation contestée : les Acadiens sont la race aînée des Français en Amérique, tant il est important en Amérique du Nord de se rattacher à une première fondation, à un héritage.
Au moment des grandes fêtes célébrant Jacques Cartier en 1934, la société pharmaceutique du Canada dévoile une plaque pour Louis Hébert apothicaire. Ces célébrations sont en langue anglaise, la population revêt des costumes du début du XVIIe siècle et reconstitue la scène de l'arrivée de Champlain et de de Mons dans le Havre de Saint Jean devant des dignitaires acadiens invités. Les élites acadiennes reviennent toujours sur cette primogéniture, se considérant comme les descendants de Champlain et de de Mons. En 1910, une statue de Champlain est érigée à Saint Jean, ville anglaise, preuve de sa popularité ; Champlain est d'ailleurs présent dans les manuels de langue anglaise et de langue française. En 1954, à Saint-Jean, pour le 350e anniversaire de son établissement, on pouvait lire sur les banderoles : Champlain – de Mons Commemoration week (!). Comprendre : donner au pays à la fois des héros de langue française et la langue anglaise est un bon moyen de préserver l'unité nationale.
Charles Mavaut fait le compte-rendu du voyage auquel, en tant que délégué de la Conférence nationale des Académies, il a participé en mai 2003 à l’occasion de la commémoration de l’arrivée de Champlain en 1603. Un des moments les plus marquants de ce voyage « Sur les traces de Champlain aux origines de la France d’Amérique, l’Acadie et le Québec » fut d’assister à l’inauguration d’une sculpture, œuvre conjointe d’un Innu et d’un Canadien, rendant hommage à l’accueil réservé à Champlain par les Amérindiens dont l’aide lui permit de s’adapter à la vie locale.
Puis Charles Mavaut évoque le colloque « Francophonie en Amérique : quatre siècles d’échange Europe, Afrique, Amérique » organisé par Michel Têtu à l’université Laval à Québec où un chef Innu, gardien indéfectible de la tradition orale, reçut le doctorat d’honneur de l’université Laval.
Rappelant les thèmes retenus : la politique nord-américaine, le Québec dans l’Amérique du nord, Autochtones en Amérique, il mentionne quelques-uns des sujets traités dans les différentes séances ou en ateliers : l’Amérindien, l’Européen, l’Africain ; chroniqueurs et découvreurs ; interculturalité, métissage et créolité ; littérature et identité culturelle ; femmes d’ici et d’ailleurs. Il termine en insistant sur le rôle des 28 académies non parisiennes, fondées pour la plupart avant la Révolution.
Enfin, Pierre Murith s’intéresse à la présence linguistique suisse en terre de Champlain.
Dès le XVe siècle, la confédération helvétique devient une puissance militaire redoutable. Les Suisses vont servir comme mercenaires à l'étranger, notamment au service des rois de France. Ils portent alors un costume bigarré encore en usage dans la garde suisse du Vatican.
Avec Pierre de Mons et Champlain, un groupe de soldats suisses participe à l'expédition qui quitte Le Havre en 1604. D'autres Suisses suivront en 1643, en 1649, en particulier Miville dit « le Suisse » qui reçoit des terres en face de la ville de Québec en 1649, d'où encore actuellement une terre appelée « canton des Suisses ». On peut encore citer le Neûchatelois Jacques Bizard, gouverneur adjoint de Montréal en 1691, seigneur de l'île de Bonaventure appelée par la suite île Bizard.
Cette présence suisse a laissé quelques marques dans la langue du Québec.
On a par exemple appelé suisse un écureuil dont le pelage rappelait les rayures de l'uniforme des soldats suisses. Par allusion à certaines caractéristiques de cet animal ont été construites des expressions comme « gras comme un suisse », « rapide comme un suisse ». Le mot suisse sert aussi de terme d'affection par référence au petit animal. Le mot est encore utilisé pour désigner une longue veste portée par les collégiens et les séminaristes, puis par métonymie a désigné les personnes elles-mêmes. On explique cet usage soit par la ressemblance avec l'uniforme des soldats suisses, soit à cause de l'emploi en français de suisse pour désigner l'employé chargé de garder une église. On utilise encore ce mot pour désigner un traîneau rudimentaire. L'étymologie est incertaine.
Au XIXe siècle, à cause d'une nouvelle vague d'immigrants suisses, un autre emploi du mot suisse apparaît, il désigne alors le protestant de langue française. Au Canada, jusqu'alors, les mots français et catholique avaient été synonymes, comme anglais et protestant l'étaient. Comme les premiers non-catholiques francophones avaient été des Suisses, pour le Canadien français catholique le mot suisse désigna le protestant de langue française.
Le calviniste Pierre de Mons qui quitte Le Havre en 1604 peut être considéré comme un « suisse » avant la lettre.
Monsieur Pierre Garceau conclut la séance de Brouage en rappelant que les expéditions de Champlain n’étaient pas financées par le roi de France mais par Dugua de Mons qui obtint en échange un droit exclusif sur le commerce des fourrures.