3. Questions de traduction
Synthèses rédigées par Line Sommant, vice-présidente de la Biennale de la langue française, docteur en linguistique, conseillère en linguistique des Dicos d'or
Présidente de séance
Line Sommant
Intervenantes
Claire-Anne Magnes, rédactrice en chef de la revue Francophonie Vivante (Fondation Charles Plisnier), Bruxelles, Belgique.
Mariana Perisanu, professeur à l'Académie des sciences économiques de Bucarest, Roumanie.
Synthèses des interventions
Sujet majeur et pointu de notre langue, la traduction a été traitée sous l'angle de l'écrit et non sous celui de la traduction-interprétariat orale.
En remontant aux origines du verbe traduire, on trouve le verbe latin traducere, signifiant « conduire au-delà, faire passer, traverser » au sens propre et au figuré, d'où « faire passer d'une langue dans une autre ».
Il y a donc dans le mot traduction l'idée de déplacement d'une langue vers et dans une autre langue. Alors, comment « traduire sans trahir », sachant que deux langues possèdent des alphabets parfois différents, des idiomes, des particularismes, un panel de termes de vocabulaire, des correspondances de mots pas forcément immédiates (sans compter les apax, les néologismes d'auteur) ? Faut-il penser dans chacune des deux langues l'une du texte d'origine, l'autre du texte définitif traduit ? Quels problèmes rencontre le traducteur et comment les résout-il que ceux-ci soient purement linguistiques ou qu'ils concernent la perception psychologique et littéraire de l'esprit d'un écrivain ?
Afin d'illustrer ce propos, les deux conférences proposées ont traité, la première de la traduction du hongrois en français et la seconde de l'utilisation du français et du roumain par un auteur mythique, Eugène Ionesco, en quelque sorte « autotraducteur » de ses textes.
La traduction est un aspect du partenariat des langues. Abordé ici dans le domaine européen, il était déjà présent dans le contexte africain auquels pluseurs exposés de la XXème Biennale ont fait allusion.
1. Français - hongrois
La première conférence proposée par Claire-Anne Magnès a été présentée par son auteur comme une expérience personnelle. Ainsi avons-nous pu bénéficier d'un récit détaillé qui a conduit la locutrice de français à l'apprentissage de la langue hongroise puis à la traduction de celle-ci et de ses grands auteurs. Le hongrois, disposant d'un nombre restreint de locuteurs, a tout avantage à être traduit dans une langue de grande diffusion afin de donner accès à un très large public, à des penseurs, écrivains étrangers et à leurs œuvres.
Cette expérience particulière a démontré qu'une locutrice francophone au profil littéraire, alors ‚âgée de quarante-cinq ans, après avoir « remis dans une forme littéraire » des traductions littérales de textes hongrois, s'était mise à apprendre cette langue en l'approchant de trois manières « scolaire, avec les règles de grammaire, le vocabulaire de base » ; littéraire, avec les métaphores, un vocabulaire poétique ; pratique, avec les contacts quotidiens de la rue, des marchés, des journaux. Ensuite, Claire-Anne Magnès a souligné les difficultés survenant dans l'apprentissage de la langue hongroise : il ne s'agit pas d'une langue romane, « c'est une langue agglutinante, qui possède des cas, connaît l'harmonie vocalique » ( ce qui n'est bien sûr pas le cas de la langue française). De plus, le lexique et l'aspect du verbe présentent des problèmes majeurs.
Après avoir insisté sur la structure de la phrase en hongrois qui diffère de celle de notre langue, nous avoir éclairés sur les verbes hongrois dont les nombreux affixes permettent de nuancer les mots et surtout les verbes, et marqué les différences – entre le français et le hongrois – pour ce qui est des divers temps passés du verbe, le lexique a été traité en particulier.
La polysémie comparée entre le français et le hongrois — sur ce point, nul n'est à l'abri des contresens et la traductrice de citer des bulbes (coupole) devenues des oignons — installant une interprétations erronée, le manque d'équivalents d'une langue à l'autre pour traduire certaines notions avec le plus d'exactitude possible, les emprunts — bien succincts — du français au hongrois, la créativité lexicale très prolifique en hongrois en matière de néologismes ont permis de mesurer les divergences et les similitudes que pouvaient présenter ces deux langues.
Puis, tout traducteur se doit de penser dans sa langue maternelle et dans la langue qu'il traduit. Qu'est-ce que l'une apporte à l'autre dans ce partenariat linguistique ainsi constitué ? Quels fruits peuvent naître de cette osmose ? Quand on côtoie une langue, on redécouvre la sienne. Il en résulte un enrichissement personnel puisé à des images, métaphores, locutions et expressions, formation de mots, idiomes, proverbes qui, parfois, ont un rapport avec les nôtres, parfois pas. Ainsi trouve-t-on en hongrois « dormir comme une pelisse » et non « comme une marmotte » (en français), ou « être rouge comme du paprika » et non « rouge comme une tomate, une pivoine, une écrevisse »...
Le traducteur finit donc par posséder ce don d'ubiquité entre deux langues, découvre encore, grâce à de nouvelles structures et formations, les finesses de sa propre langue maternelle, doit se méfier des interprètations faciles doublées de contresens. Il procède généralement en deux temps : la traduction littérale (ou « brute ») et la traduction littéraire (remise en forme dans la langue de traduction). Ce travail de traduction nécessite une objectivité constante afin de déceler les particularités de la langue hongroise et de les transcrire. Il a été fait état également des délicates précautions linguistiques dont doit s'entourer un traducteur et la parfaite maîtrise qu'il doit cultiver en permanence de ces deux langues partenaires.
2. Français - roumain
La conférence de Mariana Perisanu traite du choix linguistique et de l'expression artistique de l'auteur Eugène Ionesco. Avec nombre d'exemples tirés de ses œuvres théâtrales, aussi bien La Leçon que La Cantatrice chauve (1950) ou encore L'Homme aux valises (1975), mais aussi Le plus et le moins, Exercices de conversation française pour étudiants américains (1964), Ionesco a travaillé de façon extraordinairement linguistique ses textes.
À l'origine de sa vie, un élément marquant : de père roumain et de mère française, il va passer de « l'apprentissage du français », sa seconde langue (sa langue maternelle étant le roumain, langue latine) à un « désapprentissage » pour faire face aux programmes roumains, puis à un réapprentissage pour écrire dans cette langue. Il fera état de cet élément clé pour qui veut comprendre son œuvre dans Entre la vie et le rêve (1977). Ionesco en gardera toujours le goût du jeu et d'une permanente gymnastique de l'esprit.
« Ionesco a été exposé à deux façons de penser de voir, de sentir, de juger, deux systèmes de signes qui s'entrechoquent, deux codes rarement réductibles l'un à l'autre ; bref ce sont deux façons d'être. C'est à la fois un privilège et une calamité » (E. Jacquart, in Situations et perspectives, Paris, 1980). Toute sa vie, l'auteur s'est nourri à deux terres, deux langues.
Ionesco n'a nul besoin de traducteur, il se traduit lui-même mais il traduit aussi au moyen des mots, les situations qu'elles soient poétiques, dramatiques, cocasses, des transpositions de la réalité utilisant les procédés les plus divers et jouant sur tous les claviers qu'offre notre langue : phonétique, registres de langue, sens propre et sens figuré, faux dictons, tournures lexicales créées par l'auteur, constructions syntaxiques inversées, associations de mots, procédés propres à la poésie, jeux sur le signifiant et le signifié, glissements sémantiques. Il s'est révélé, en particulier dans ses dialogues de théâtre, où il a excellé, comme un acrobate de la langue, avec un maniement original de la langue, en jouant avec le sens des mots jusqu'à l'absurdité. En cela sa langue, son style demeurent inclassables. Il a associé la langue aux décors, aux gestes, aux objets, aux situations. La langue est devenue sous sa plume objet théâtral, comme une arme, comme un combat nécessaire.
Il a également joué de façon très moderne sur l'hyperbole, l'euphémisme, la langue de bois dans des dialogues où pointe l'absurde :
- La question a-t-elle été envisagée par la délégation des sous-délégués ? [...]
- Non, la question a été résolue par la sous-délégation des délégués [...]
Enfin, passionné par le problème linguistique de l'apprentissage des langues il a lui-même écrit trente et un dialogues, Exercices de conversation française pour étudiants américains (1964), destinés à être insérés dans le manuel de Michel Bénamou intitulé Mise en train (Toronto, 1969). Il joue sur les absurdités des constructions de phrases basiques, caricaturant le sens que peut saisir un apprenant, si bien que cette méthode d'apprentissage après avoir fait sensation aux États-Unis fut jugée déroutante par les professeurs et les élèves qui la délaissèrent, Ionesco faisant appel à une maîtrise de la langue que ne possèdent pas les apprenants.
Il fut encore souligné que dans La Quête intermittente, le clivage linguistique opéré dans la tête de l'écrivain apparaît dans les nombreuses expressions roumaines laissées dans le texte français avec la volonté, de la part de Ionesco, de les traduire pour le lecteur francophone.
Enfin, en guise de conclusion, Madame Perisanu a retrouvé au début de la carrière de Ionesco ce qu'un critique, Serban Cioculescu, avait dit, le traitant, à propos de Nu, de « clown », de « Gavroche des coulisses littéraires », et prédit : « s'il s'attaque au théâtre, à la comédie, l'avenir lui est ouvert » (1934). La même année Ionesco déclarait : « Si j'avais été Français, j'aurais peut-être été génial. »
Cette année 1934 s'est avérée prophétique à cet écrivain et homme de théâtre reconnu dont les origines franco-roumaines ont coloré les œuvres linguistiquement, culturellement et spirituellement.
La traduction n'est donc pas un art mineur de la linguistique mais bien au contraire un art majeur nécessitant de la part des traducteurs la maîtrise de deux, voire de plusieurs systèmes linguistiques que l'exercice force en quelque sorte au partenariat. Non seulement il est fait appel au lexique, aux tournures idiomatiques, à la syntaxe mais également à la pensée de celui qui a rédigé un texte et à ce qu'il a voulu dire exactement, au message qu'il a réellement voulu faire passer. Il faut donc à la fois maîtriser le système linguistique et capter toutes les finesses de l'esprit d'un auteur, puis tel un narrateur omniscient « passer le message » d'une langue à une autre.