2. Le partenariat linguistique
À la lumière de l'exemple canadien

Synthèses rédigées par Alain Traissac, professeur agrégé d'anglais.


Président de séance

Paul Sabourin, président du Cercle Richelieu Senghor de Paris, professeur émérite à l'université René-Descartes (Paris V)


Intervenants

Maurice Basque, directeur des Études acadiennes à l'Université de Moncton, Nouveau-Brunswick.

Denis Monière, professeur de sciences politiques à l'Université de Montréal, directeur exécutif du Centre de coopération interuniversitaire franco-québécoise, Québec.

Norman Moyer, sous-ministre adjoint au ministère du Patrimoine canadien, commissaire général du Canada à l'Exposition internationale de 2005, Aichi au Japon, Gatineau, Québec.


Synthèses des interventions

C'est en partant d'une donnée démographique — environ 300 000 francophones vivent en Acadie de l’Atlantique, essentiellement au Nouveau Brunswick — que Maurice Basque a ouvert son intervention sur l’évolution des droits linguistiques en Acadie de l’Atlantique depuis 200 ans à travers :

  1. les interventions des gouvernements, fédéral et provincial, au Nouveau- Brunswick en particulier depuis 1960 ;
  2. les diverses tentatives et initiatives, publiques et privées, pour donner un statut à la langue française pendant le XIXe siècle et la première partie du XXe siècle, avant les lois sur le bilinguisme.

Maurice Basque a d'abord montré comment, dans les années 1960, une réflexion s’est développée sur l’intervention de l’État pour promouvoir l’égalité de droit entre le français et l’anglais. Au Nouveau-Brunswick, la première loi sur les langues officielles date de 1969, l’année où le gouvernement fédéral s’est aussi décidé à légiférer, suite aux résultats de la Commission royale d’enquête de 1963. Mais dès 1960, le premier Acadien premier ministre du Nouveau Brunswick, Louis Robichaux, avait engagé la province dans la promotion de la population acadienne et du français : 1963 vit la fondation, à Moncton, de la première université de langue française.

Le bilinguisme a été assez mal compris à l’époque et les premières lois ne visaient que la fonction publique provinciale et les représentants au Nouveau- Brunswick du gouvernement fédéral. À l’université de Moncton, à la fin des années 1960, les exigences des étudiants d’être servis en français se heurtèrent au refus d’un maire ouvertement francophobe. Moncton n’est devenu véritablement et officiellement bilingue qu’en août 2002.

Au cours des années 1970, de nouvelles revendications, en particulier auprès du ministère de l’éducation du Nouveau-Brunswick, aboutirent à quelques résultats. Par exemple, en 1974, l’adoption de la dualité dans un ministère comportant deux sections, anglophone et francophone. Ces années virent la création au Nouveau Brunswick d’un parti politique, à l’imitation du Parti Québécois, qui alla jusqu’à un projet de création d’une onzième province canadienne, l’Acadie. Cette proposition fut reprise en 1979 lors de la Convention d’orientation nationale acadienne, à l’occasion du 375e anniversaire de l’Acadie. C'est l'occasion de rappeler que la XXe Biennale de la langue française s'était tenue à Moncton en 1977.

En 1981, la loi 88 consacrait au Nouveau-Brunswick le passage du bilinguisme à la dualité, mais reconnaissait aussi l’égalité linguistique entre anglophones et francophones, dans une province où ceux-ci représentent un tiers de la population. Cette loi 88 fut enchâssée dans la Constitution canadienne en 1993. Mais il fallut attendre juin 2002 pour que le gouvernement provincial fasse voter une nouvelle loi sur les langues officielles précisant les zones où le français doit être reconnu, et créant un poste de Commissaire aux langues officielles.

Dans les autres provinces de l’Atlantique, l’Ile du Prince Edouard a adopté en 1999 une loi, assez timide, sur les services en français dans la fonction publique provinciale. La Nouvelle Ecosse et Terre-Neuve continuent de « traîner la patte ».

Mais, depuis les années 1960, l’impression que la communauté acadienne francophone, surtout au Nouveau Brunswick, est dynamique et en expansion ne doit pas cacher une fragilité, voire un déclin de la francophonie.

Au début du XIXe siècle, la communauté acadienne était très marginalisée, largement analphabète, sans accès à des services en français. Des confrontations parfois sanglantes, à partir du milieu du siècle opposèrent cette communauté aux Orangistes, pour des raisons plus religieuses que linguistiques. Ces confrontations durèrent plus d’un siècle. 1855 vit la première intervention du gouvernement du Nouveau Brunswick pour donner une certaine reconnaissance au français : une partie des procès-verbaux des débats législatifs devait être traduite. En 1867, une centaine d’Acadiens présentèrent la première requête formulée en français pour une reconnaissance du français à l’assemblée législative, à l’exemple du Québec. Requête refusée jusqu’en 1978. En 1878, un département français fut créé à l’École normale d’instituteurs de Fredericton, mais jusqu’en 1938, l’enseignement y était donné en anglais.

En fait, et jusqu’en 1960, ce n’est pas dans la fonction publique ni dans la sphère publique qu’on verra le plus d’initiatives en faveur de la communauté acadienne francophone et de sa culture.

En préambule de son intervention, le politologue Denis Monière doit avouer sa perplexité devant le concept de « langues partenaires », car son expérience et sa formation l’ont plutôt habitué à celui de « langues concurrentes ». Si le bilinguisme ne s’appuie pas sur deux unilinguismes, il ne peut qu’aboutir à l’unilinguisme du plus fort. Or, les rapports de forces linguistiques varient en fonction de divers facteurs. Les Canadiens français, dont le poids démographique est en diminution constante (2 % des Nord-américains), ont d’abord construit, grâce à une forte natalité, au poids de la religion et à la ruralité, une culture de résistance à l’assimilation. Au XXe siècle, ce cordon sanitaire n’a plus suffi à contrer les effets assimilateurs de l’anglais, aggravés par la baisse du taux de natalité et la montée de l’immigration. Les gouvernements, fédéral et provincial, ont donc déployé des stratégies politiques dont les effets peuvent être examinés à la lumière des données statistiques du dernier recensement, confrontées à celles des trente dernières années sous réserve de disponibilité et de non déformation par des changements de formulation.

Malgré leur rigueur, les statistiques ne sont pas neutres dans le débat politique. Par exemple, Statistiques Canada proclame un progrès des francophones à l’extérieur du Québec (10 000 de plus qu’en 1996). Mais dans le même temps, la population canadienne en dehors du Québec s’est accrue de plus d’un million. Par ailleurs, dans toutes les provinces canadiennes à l’exception du Québec et des provinces maritimes, les francophones sont moins nombreux que les allophones. De tels progrès apparents conduisent en fait à l’insignifiance politique (à l’exception du Québec) et à des institutions fédérales dominées par des anglophones.

Depuis trente ans et sauf au Québec, le français est de moins en moins langue maternelle ou langue d’usage (c’est-à-dire parlée à la maison). Le poids des allophones, qui connaissent la plus forte croissance démographique et dont 88 % ignorent le français, ne peut qu’accentuer cette tendance, encore renforcée par les différences de vieillissement de la population, plus élevé chez les francophones.

Le bilinguisme officiel des autorités politiques canadiennes cache mal la réalité. En fait, seul le Nouveau-Brunswick offre à ses citoyens des services publics dans les deux langues officielles. Si le bilinguisme progresse dans la population canadienne, c’est grâce aux francophones, cinq fois plus bilingues que les anglophones. Si l’on ajoute le fait que 36 % des francophones hors Québec (46 % hors Québec et Nouveau-Brunswick) ont abandonné le français d’une décennie à l’autre, on ne peut que conclure avec le premier ministre Jean Chrétien que l’assimilation était inévitable et qu’après 30 ans de bilinguisme officiel la présence du français est en régression au Canada.

Si le Québec résiste à ce déclin, c’est grâce à la loi 101, adoptée par le gouvernement de la province en 1977. En interdisant aux francophones et aux allophones (mais pas aux anglophones, et c’est peut-être là une de ses faiblesses) d’envoyer leurs enfants à l’école anglaise, cette loi a réussi à assurer une stabilité relative du rapport linguistique au Québec. Mais certains éléments font douter de la pérennité de cette stabilité : les transferts linguistiques, plus favorables à l’anglais ; l’émigration des anglophones ; le choix de l’anglais au niveau collégial et universitaire par une majorité de jeunes issus de l’immigration, jusque là obligés d’aller à l’école française ; enfin un rapport de forces politiques où le soutien au mouvement souverainiste a atteint son sommet historique.

Toujours au Québec, on constate qu’il n’y a pas d’interculturalité dans les pratiques de consommation médiatique : les anglophones sont en ce domaine encore plus fermés que les francophones, et les allophones consomment prioritairement les médias anglophones.

Toutes ces considérations demanderaient plus de temps. Pour conclure Denis Monière souligne que vivre en français au Canada hors Québec est devenu utopique cependant qu’au Québec, cette affirmation identitaire demeure fragile et aléatoire dans un système politique où le pouvoir provincial est subordonné au pouvoir fédéral. En particulier, tant que le Québec restera une province canadienne, les flux migratoires continueront d’affaiblir la prédominance du français. Quant au Canada tout entier, force est de constater que le monde où nous vivons est encore un monde de concurrence entre les langues, et qu’actuellement la langue anglaise conforte sa suprématie.

Norman Moyer ouvre son intervention par une question : Comment se peut-il qu’existe encore une population qui vit en français en Amérique ? Au-delà de tout doute, c’est la volonté des francophones du Canada de vivre dans leur langue qui leur donne cette force de lutter pour elle. L’effort mené par les Québécois, par les Acadiens et par tous les francophones du Canada est au centre de la survie de la culture francophone en Amérique.

La détermination et le courage des francophones du Canada à vivre dans leur langue sont un héritage que les premiers Charentais venus en Amérique ont légué aux générations de ce nouveau pays.

Il y a quarante ans le Canada prenait le pari que ses deux peuples fondateurs pouvaient s’épanouir davantage s’ils étaient appuyés par une politique sur le bilinguisme qui répondrait à leurs aspirations linguistiques et culturelles.

Au moment de l’arrivée de Champlain au Canada, il y avait plus de 50 langues autochtones qui se parlaient au pays. On comprendra donc l’influence de ces langues sur le développement du français au Canada. La venue d’autres peuples européens ainsi que la proximité des Etats-Unis a vite dirigé le Canada vers un multiculturalisme où les francophones doivent sans cesse affirmer leur désir de vivre dans leur langue. Malgré l’influence de leurs voisins américains, les Canadiens sont friands de produits culturels et d’œuvres créées au pays. Ils sont des modèles d’innovation et de vitalité.

Les populations minoritaires au Canada ont pu continuer d’exister à cause de leur détermination mais aussi à cause du tournant que tout le Canada a pris durant les années 60 avec sa politique sur le bilinguisme. En 1982, cet effort se concrétisera davantage avec la proclamation d’une nouvelle constitution canadienne. Celle-ci garantissait le droit à l’éducation des francophones partout au Canada et leur donnait aussi le contrôle de leurs systèmes d’éducation.

La loi sur les langues officielles au Canada amène les gouvernements provinciaux et les communautés francophones à travailler ensemble pour favoriser le développement des communautés. Ainsi, le nombre d’élèves fréquentant les écoles francophones et le nombre d’élèves s’inscrivant à des cours d’immersion en français ne cesse d’augmenter. Au Canada, 90 % des parents désirent que leurs enfants apprennent la seconde langue officielle.

Et Norman Moyer de conclure que les Canadiens sont fiers du caractère multiculturel de leur pays. La langue française et le rôle primordial du Québec dans l’épanouissement de la langue sont au cœur de cette fierté. Ils regardent l’avenir avec optimisme et avec une vigilance à toute épreuve en ce qui a trait à la survie de leur culture.

À ces propos, Norman Moyer ajouta : J’aimerais maintenant vous dire quelques mots au sujet de notre Biennale. Puisque j’arrive au terme de ma vice-présidence à la Biennale et que j’ai à cœur son succès, je voudrais vous confier quelques souhaits. D'abord que la Biennale continue d’animer le dialogue sur l’importance de la langue française avec des gens des trois grandes francophonies, celle de l’Afrique, de l’Europe et celle de l’Amérique.

Pour ce faire, la Biennale a besoin de toucher plus de gens, a besoin de se rajeunir, a besoin d’accueillir une nouvelle génération ; ces initiatives sont bien entamées.

Je souhaite enfin que l’idée de tenir un colloque spécialisé au cours de l’année entre les biennales se poursuive, et je vous demanderai de considérer la possibilité de tenir en 2008 un colloque sur la langue française en Amérique dans le cadre du quatrième centenaire de l’arrivée de Champlain à Québec.

A la Une

 La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d'un épanouissement sans cesse en progrès. 

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d'Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, éditions de Fallois, 1998, p. 93