Présence linguistique suisse en terre de Champlain
Pierre Murith
Permettez à propos de Brouage de rappeler un souvenir de la Biennale de Québec de 1967, à laquelle le Suisse romand que je suis eut la joie de participer. En présentant sa communication « Français universel et bon usage », l'auteur du Dictionnaire des difficultés de la langue française, Adolphe Thomas rappelait: « Eh bien ! quoique Parisien depuis quarante ans, je suis né et ai grandi à ... 6 km de Brouage. Brouage ! La petite ville fortifiée qui vit naître Samuel de Champlain ».
Ce rappel me conduira, après avoir signalé brièvement le lien de mes ancêtres les Helvètes avec le pays des Santons, à évoquer la présence de Suisses dans l'expédition de Champlain et plus tard encore en Nouvelle-France, puis à examiner la référence dans le parler du Québec au costume des soldats suisses au service du roi de France, pour conclure avec l'apparition au XIXe siècle de l'appellatif « suisse » dans la société québecoise.
Helvètes au pays des Santons
Le pays des Santons avait avant notre ère, comme le relève le Père Le Grelle (« Brouage Québec, Foi des pionniers », p.11), connu une migration de mes ancêtres les Helvètes, Helvètes pressés vers l'ouest par des bandes venues du Nord et de l'Est. Selon Jules César lui-même, leur installation dans le pays des Santons, entre Toulouse et Bordeaux, présentait un grave danger pour la province romaine de la Narbonnaise (Nouvelle Histoire de la Suisse et des Suisses, tome I, p. 50). Ce ne sont finalement pas les Helvètes, mais les Romains qui s'y établiront.
Présence des Suisses en Nouvelle-France
Si les Helvètes ont fait retour vers leurs montagnes, à la fin du XIIIe siècle ils fonderont une Confédération, la Confédération helvétique qui devient, dès le XVe s., une puissance militaire redoutable. Le service militaire y est obligatoire et, au fil du temps, des Suisses vont servir à l'étranger comme mercenaires, au service notamment des rois de France (compagnie des cent-suisses, créée en 1481 par Louis XI, régiment des gardes-suisses organisé par Henri IV). Ils portaient un costume bigarré à rayures longitudinales, qui est aujoud'hui encore celui de la Garde suisse au Vatican.
Lorsque le Sieur de Monts quitte le Havre en 1604 avec une expédition forte de 120 hommes, se trouve à bord, outre Champlain, un groupe de soldats suisses au service du roi. L'île de « Saincte-Croix » où l'on aborde compte notamment une « baraque des soldats suisses », qui figure sur un dessin de Champlain de1604, reproduit dans « Le Canada et les Suisses, 1604-1974 », de Emile-Henri Bovay (Editions Universitaires, Fribourg, 1978), ouvrage dont nous tirons ces éléments historiques. D'autres Suisses romands suivront. En 1643, cinq jeunes des cantons de Fribourg et de Lucerne et du Pays de Vaud viennent prendre du service auprès du lieutenant-général d'Acadie. Venu de La Rochelle, le précurseur des immigrants helvétiques, Pierre Miville (1602-1669) – dit « le Suisse » parce que natif de ce pays- reçoit en 1649, en même temps que son fils, des terres situées dans la seigneurie de Lauson, sur la rive droite du Saint-Laurent, en face de la ville de Québec. Encouragé sans doute par les débuts prometteurs de ces pionniers Miville, le représentant du roi, par décret du 16 juillet 1665, accorde à trois membres de cette famille et à quatre autres Suisses une vaste étendue de terre sise à la Grande-Anse (aujourd'hui Sainte-Anne-de-la-Pocatière), à laquelle fut donné le nom de « Canton des Suisses fribourgeois », emplacement encore appelé (à la date de l'étude précitée) « le canton des Suisses » (p. 5).
On citera encore un Suisse romand, le Neuchâtelois Jacques Bizard (Bisard), devenu gouverneur adjoint de Montréal en 1691, qui fut fait seigneur de l'île de Bonaventure, appelée par la suite île du major Bizard, puis île Bizard (Bovay, op. cit., p. 5). Il ne faut pas oublier que des Suisses aussi furent au service de la Couronne anglaise, en particulier le Vaudois Frederick Haldimand, nommé en 1777 gouverneur général du Canada (ibid., p. 14).
Référence au costume des soldats suisses dans la langue du Québec
a) L'analogie entre le pelage d'un écureuil vivant en Amérique du Nord et l'uniforme des mercenaires suisses au service du roi de France allait faire appeler suisse le « tamia rayé » (tamias striatus). Celui qui vous parle se rappelle son étonnement, à la Biennale de Québec en 1967, en apprenant l'application du mot « suisse »à cet écureuil. Animal que le « Dictionnaire historique du français québecois » définit « écureuil rayé sur la longueur, nichant dans les terriers et répandu dans l'Est de l'Amérique du Nord » et qui en donne deux attestations anciennes, l'une de 1632 : « Suisses, à cause de la beauté & diversité de leur poil (...) et qui sont rayez et barrez depuis le devant jusques au derrière, d'une barre ou raye blanche, puis d'une rousse, grise & noirastre tout à l'entour du corps » (G. Savard, Le grand voyage au pays des Hurons, p. 305-306) ; une autre, de 1703 : « Écureuils suisses, sont de petits animaux comme de petits Rats. On les appelle Suisses, parce qu'ils ont sur le corps un poil rayé de noir & blanc, qui ressemble à un pourpoint de Suisse et que ces mêmes rayes faisant un rond sur chaque cuisse ont beaucoup de rapport à la calote d'un Suisse » (1703, Nouveaux voyages de M. le baron de Lahontan, t. 2, p. 43).
À noter que certains autres animaux présentant une ressemblance du point de vue des rayures ou des couleurs avec l'uniforme de ces mercenaires suisses, furent affublés en France du nom de suisse : la salamandre terrestre, ou une espèce de couleuvre, ou encore un insecte aux couleurs brillantes, le lygée diptère, comme le relève le FEW de v. Wartburg.
À propos du rongeur ainsi nommé au Québec notons encore que par allusion à sa gourmandise on se réfère encore souvent à lui dans des formules telles que gras comme un suisse, plein comme un suisse, jouflu comme un suisse ou, par allusion à son agilité, rapide comme un suisse (Loïc Depecker, Les mots de la francophonie, Belin, 1988, p. 255). De même, suisse en ce sens est utilisé au Québec comme appellatif familier à l'adresse d'un enfant espiègle : « Mon (petit) suisse ! » Et c'est de cet animal aussi qu'est issu le toponyme « Lac du Suisse », cité par Claude Poirier dans un document présenté lors du colloque « Langue française et littérature francophone » à Liège en 1995.
b) Autre appellation, mais aujourd'hui vieillie, tirée de cette même analogie de forme et de couleurs. Dès le début du XXe siècle suisse a aussi désigné au Québec une longue veste de couleur marine à passepoil blanc, serrée à la taille par une ceinture bleue ou verte, portée autrefois par les collégiens et les séminaristes ; et, par métonymie, le collégien ou le séminariste qui portait cette veste. Le DHFQ note que cet emploi découle sans doute de la ressemblance qu'on vient d'évoquer, mais n'exclut pas, s'agissant d'un emploi lié à des institutions religieuses, une possible extension sémantique du nom de suisse donné en français à l'employé chargé de garder une église (et dont le costume rappelait celui des mercenaires suisses).
c) Le DHFQ cite encore, mais comme vieilli, suisse au sens de traîneau rudimentaire formé de deux patins recourbés et reliés par des traverses plus ou moins relevées, servant notamment au transport de billots (dans un chantier) ou de l'eau d'érable (dans une érablière) ; et, dans ce contexte, passer le suisse, c'est utiliser ce traîneau pour aplatir la neige épaisse et tracer un chemin : ce qui correspond en Suisse romande à « passer le triangle ». L'étymologie est incertaine : peut-être cet emploi fait-il référence au tamia qui s'active autour de ses provisions, ou provient-il des immigrants d'origine helvétique à qui certains auteurs attribuent l'introduction au Québec d'un type de traîneau utilisé en montagne pour le transport du bois.
Nouvelle « invasion » suisse au cours du XIXe siècle
Mais venons-en à un autre emploi encore du vocable suisse au Québec, attesté depuis 1850. C'est celui qui désigne le protestant de langue française ; par extension, la personne qui a renié sa religion. Le DHFQ l'explique par la présence de Suisses protestants au Canada, après la Conquête, dans l'administration tant ecclésiastique que publique. L'ouvrage de Bovay auquel nous nous référons relève (p. 74 ss.) que, vers le milieu de l'été 1837, le pasteur suisse Roussy, arrivé au Canada en 1835, avait formé avec ses convertis la première église protestante au Canada ; que lorsque la rébellion de 1837 éclata, les Patriotes assimilèrent les missionnaires suisses aux protestants anglais et les harcelèrent jusqu'à ce qu'ils s'enfuient à Champlain, dans l'État de New York. De retour à Grande-Ligne en 1838, ces missionnaires construisirent le premier bâtiment permanent de leur mission et, en 1840, créèrent un centre d'enseignement. Et cette même année arriveront de nouveaux missionnaires suisses qui fonderont des écoles à Montréal, à Belle-Rivière (1841) et à Pointe-aux-Trembles (1846).
C'est le fait de société qu'à la Biennale de Liège en 1969 relevait le fondateur du Comité linguistique de Radio-Canada, Philippe Desjardins, à l'occasion du dévoilement à Namur de la plaque commémorant la Première Biennale de la langue française, tenue en cette cité en 1965 : « Au Canada, les termes de français et de catholique ont longtemps été synonymes, comme d'ailleurs les termes anglais et protestant. Or les premiers non-catholiques francophones débarqués sur nos rives auraient été des Suisses huguenots, de sorte que, pour le Canadien français, alors catholique par essence, le mot de suisse désigna bientôt tout protestant d'expression française (volume I des Actes de la Biennale, p. 65-66) ». Il évoque à ce propos la petite localité de Namur, fondée par des Belges en 1875 à mi-chemin entre Montréal et Ottawa, et la querelle qui la divisa sur l'emplacement d'une église à bâtir. Les opposants au lieu choisi (il s'agit de Saint-Emile-de-Suffolk, comme le précise G. Belleflamme dans l'article « À propos de Namur en Outaouais (Québec), paru dans la revue belge « Francophonie vivante », n° 2/2002, p. 113 ss.) « passèrent huguenots illico-presto », selon les termes de Desjardins, ce qui amena à accoler l'étiquette de suisses à ces Belges dissidents. Et ce biennaliste de la première heure de parler de Belges « suisses » à propos des élèves protestants de langue française de Namur qui, n'étant pas admis à l'école catholique, devaient fréquenter l'école protestante, mais elle de langue anglaise.
Ne pourrait-on pas, en guise de conclusion, s'enhardir à regarder comme « suisse avant la lettre » le calviniste Pierre de Monts, dont l'expédition de 1604 allait permettre, dans le cadre de cette Biennale consacrée à Champlain, cette brève rétrospective d'une présence suisse en Nouvelle-France et de l'emploi du vocable « suisse » dans le parler québecois.