Stéphane LOPEZ
Chargé de mission à l’Organisation internationale de la Francophonie
Chargé de cours de politique linguistique à l’Université Sorbonne Nouvelle et à l’INALCO-Dauphine
Identité institutionnelle francophone des PECO : entre représentations et réalité
Représentant aujourd’hui l’Organisation internationale de la Francophonie (désormais OIF), plus que les universités Sorbonne Nouvelle et Dauphine ou l’INALCO, je commencerai cette intervention par une courte présentation de l’OIF, organisation qui fait l’objet de représentations parfois très erronées et donc injustes.
1. L’Organisation internationale de la Francophonie (OIF)
Fondée en 1970 (le 20 mars : d’où les célébrations annuelles de la Francophonie à cette date), à Niamey, au Niger, de par la volonté de chefs d’Etat du Grand Sud (les Léopold Sédar Senghor, les Hamani Diori, les Habib Bourguiba, les Norodom Sihanouk, etc.), et avec le dynamisme québécois d’un Jean-Marc Léger, propre à une époque où le désir de souverainisme de la « Belle province », conduisait nos cousins américains à tenter de donner une visibilité au Québec sur la scène internationale par le truchement de la francophonie associative d’abord, puis intergouvernementale donc, l’Organisation internationale de la Francophonie est une institution multilatérale.
A ce titre, et comme ses homologues, l’ONU, l’OSCE, l’OCDE, l’OMC, l’OMS, etc., elle réunit un certain nombre d’Etats : dans son cas, 70 actuellement, pour conduire des concertations et des coopérations, financées grâce aux contributions budgétaires annuelles : contributions statutaires et contributions volontaires aux programmes de coopération.
L’Organisation internationale de la Francophonie, dont le siège se situe sur le Quai de Seine dans le XVème arrondissement, œuvre en particulier dans les champs linguistique, culturel, éducatif, du développement durable, de l’environnement et des nouvelles technologies, alors que ses opérateurs : Agence universitaire de la Francophonie (AUF), Association internationale des maires des grandes villes francophones (AIMF), TV5 Monde, l’Université Senghor, interviennent sur des sphères plus spécialisées et donc limitées : l’universitaire, le municipal, l’audiovisuel, la formation au management.
Le temps m’étant compté, je ne peux développer, ici, plus longtemps, une présentation qui pourrait aisément occuper une conférence de deux heures, tant pour mettre en avant les conditions dans lesquelles l’Organisation a été créée, que pour détailler ses activités.
Qu’il suffise de savoir qu’à ses origines, l’Organisation internationale de la Francophonie ne comptait pas 70 Etats, mais 21.
Qu’il suffise de comprendre qu’à cette époque, ces 21 Etats représentaient principalement les grandes zones de la colonisation française et belge, en leurs différentes formes : comptoirs commerciaux de pêche et de traite des peaux pour le Canada, d’épices et de plantes tropicales pour Haïti, Madagascar, territoires sous protectorat pour la Tunisie, territoires d’outre-mer pour les vastes espaces de l’Afrique de l’Ouest et de l’Afrique centrale, territoires d’outre-mer encore avec le Vietnam. Il faut aussi y ajouter naturellement les Etats colonisateurs : France et Belgique, et dans une autre logique d’expansion du français dans son voisinage européen : le Grand-duché de Luxembourg et Monaco.
Par la suite, de 1971 à 1990, des Etats, qui n’avaient pas adhéré dès 1970, vont peu à peu, réunion ministérielle après réunion ministérielle, accroître l’effectif, mais sans changer fondamentalement la configuration géopolitique de l’Organisation internationale de la Francophonie, car relevant eux-mêmes des mêmes espaces culturels de la colonisation française et belge : on pense au Cameroun, au Maroc, à Sainte-Lucie, à la Dominique, etc.
2. L’avènement des pays Est-européens au sein de l’OIF
En 1991, cependant, faisant suite à la Chute du mur de Berlin, et consécutivement à la dissolution du Pacte de Varsovie, l’Organisation internationale de la Francophonie a vu un nouveau type de pays la rejoindre : la Roumanie et la Bulgarie d’abord (1991), puis la Moldavie (1996), l’ERYMacédoine (2001), l’Albanie (1999), la Pologne (1997), la Lituanie, la République tchèque et la Slovénie (1999), la Slovaquie (2002), la Hongrie et la Croatie (2004), et plus récemment la Serbie (2006) et la Lettonie (2008).
Il faut ajouter à cette liste et pour être complet : la Suisse (1996), l’Autriche, la Grèce et Andorre (2004) et Chypre (2006), pays hors Pacte de Varsovie, mais qui sont venus renforcer les Européens de la Francophonie multilatérale, désormais 23.
La Bulgarie ayant fait figure de pionnière dans cette dynamique, il est très cohérent que cette biennale de la langue française, consacrée à l’identité francophone des pays du Sud-est européen, membres de l’OIF, se déroule à Sofia.
3. Suspicions autour des motivations des nouveaux venus européens
La spécificité de ces pays, au sein de l’OIF, et par comparaison aux pays issus des empires coloniaux français et belge ou de ceux européens voisins de la France (Monaco, Andorre, la Suisse, le Luxembourg) n’aura échappé à personne et moins encore aux observateurs de la Francophonie.
Il ne s’agit pas de pays ayant le français pour langue officielle ou co-officielle.
Et même, on peut dire que la majorité de ces pays ont le plus souvent le français pour deuxième, voire troisième langue étrangère.
La question s’est alors posée de leur motivation à intégrer l’OIF, car enfin, elle ne semble pas linguistique a priori, si tant est que celle des pays fondateurs l’ait jamais été : on se rappelle que l’OIF s’intitulait à sa fondation « ACCT » soit « Agence de coopération culturelle et technique ». Rien n’y annonce une vocation linguistique, même si la langue française y est assurément en partage, comme l’a établi l’Académicien Maurice Druon.
Point de motivation linguistique, donc point d’identité francophone : le raccourci a vite été pris.
Conséquence, si la vocation et l’identité ne sont pas linguistiques et francophones, que peuvent-elles être ? Voilà la question qui a tourné dans la tête des observateurs et des chroniqueurs.
Plusieurs réponses ont pu être rencontrées ici ou là dans la presse et les ouvrages consacrés à la Francophonie.
Certains ont vu l’adhésion de ces pays à l’OIF, comme s’inscrivant dans la dynamique d’adhésion à toutes les organisations du bloc occidental (OSCE, l’OTAN, Conseil de l’Europe, Union européenne) : une sorte de boulimie des cartes de membres des grandes organisations internationales, en forme d’affirmation nationale sur la scène internationale, une stratégie de visibilité et d’intégration de la communauté internationale.
D’autres, plus suspicieux, y ont vu une stratégie de rapprochement de l’Union européenne via la France : l’idée en filigrane étant, qu’en adhérant à la Francophonie, les pays est-européens se garantissaient la voix de la France dans l’acceptation de leur candidature à l’UE.
Dans les deux cas, et s’il y a peut-être des éléments de vérité dans ces deux raisons avancées, elles traduisent une méconnaissance et des pays du Sud-est européen, et des mécanismes d’adhésion à l’Union européenne et de consensus en son conseil (Conseil européen).
Il est exact que l’adhésion à l’OIF, comme à d’autres organisations internationales européennes, a pu revêtir pour ces pays un moyen d’afficher un arrimage à l’Occident et donc de donner un signe clair au grand voisin, jadis grand frère un peu inquiétant : l’Union soviétique-Russie, ainsi finalement qu’à la communauté internationale.
Il faut donc certainement y voir une stratégie d’affirmation et d’indépendance nationale.
Force est de constater que ce fut aussi le cas pour d’autres pays hors Pacte de Varsovie (Autriche, Andorre, Chypre, etc.), avec une stratégie d’affirmation identitaire, dans des conditions de pression (militaire, mais aussi parfois plus subtile et ainsi plutôt économique, culturelle, etc.) et donc de craintes plus ou moins grandes, mais dans tous les cas, une volonté de faire apparaître une identité multiple vis-à-vis d’un grand voisin là aussi parfois encombrant : l’Allemagne pour l’Autriche, l’Espagne pour Andorre, la Turquie pour Chypre, etc.
A chaque fois que l’on s’interroge sur la motivation d’adhésion d’un pays non francophone d’un point de vue sociolinguistique (i.e. le français n’y est pas langue officielle), on trouve cette situation de pression militaire, économique ou plus pacifiquement culturelle.
Mais, et à supposer que les pays est-européens aient été strictement à la recherche de tribunes internationales, d’autres institutions fondées sur la langue et la culture existent. Pourquoi ont-ils choisi la Francophonie, plutôt que le Commonwealth par exemple, alors que l’anglais s’y trouve bien plus implanté que le français dans la société ?
Qu’appartenir à l’OIF soit de nature à ouvrir la porte à l’adhésion à l’Union européenne est là aussi une idée simpliste qui fait abstraction du fait que la France ne disposait que d’une voix et pas de quinze à l’époque et que sa volonté ne faisait ainsi pas loi. S’il suffisait de s’allier les bonnes grâces de la France, cela ferait bien longtemps que la Turquie aurait adhéré à l’OIF et elle serait fondée à le faire si l’on réfléchit à son passé et donc à son héritage francophone ottoman (les grands lycées anciennement congréganistes d’Istanbul et d’Izmir et ceux de la fondation Tewfik Fikret, idem pour le lycée et l’université Galatasaray, forment en français les élites turques depuis bien longtemps, et toutes les communautés et Nations présentent sur le sol de l’Empire ottoman s’exprimaient en français dans la rue, à la bourse, dans les clubs et à la poste, etc.).
Plus sérieusement, il faut comprendre que l’OIF n’est pas l’Académie française et que sa vocation n’est pas que linguistique, loin s’en faut.
On méconnaît ainsi le rôle éminemment politique et diplomatique pris par l’OIF depuis de nombreuses années maintenant. Si le fondement de cette Francophonie institutionnelle est bien linguistique et culturel, l’OIF, avec à sa tête un Secrétaire général (Boutros Boutros Ghali d’abord, puis Abdou Diouf, ancien président du Sénégal, aujourd’hui), est devenue une authentique organisation internationale, avec des activités très au-delà de la seule promotion de la langue française : éducation, développement durable, environnement, énergie, numérique, culture, démocratie, droits de l’homme, état de droit, résolution des conflits, etc.
On peut le regretter, mais c’est un fait et une orientation voulue par ses soixante-dix Etats.
Il faut donc imaginer que la motivation des Etats candidats à l’adhésion francophone puisse aisément et à juste titre avoir reposé sur d’autres critères que le seul partage de la langue française (ce qui n’exclut pas qu’ils aient le devoir moral d’en favoriser l’usage dans leur système scolaire et universitaire et dans les organisations internationales).
Il apparaît donc tout simplement que les pays est-européens, qui ont longtemps souffert de l’usage imposé d’une grille unique de lecture du monde - celle soviétique -, ont souhaité s’ouvrir à la diversité des points de vue et en conséquence à siéger dans les différentes instances dans lesquelles ils sont formulés.
Et, il se trouve que l’OIF est, dans cette logique, une instance de réflexion précieuse, originale, qui grâce à sa double tradition humaniste française et universaliste africaine, a très tôt interpellé la communauté internationale sur la nécessité de tout faire pour privilégier le dialogue des cultures sur le choc des civilisations, la régulation sur un exercice débridé des mécanismes brutaux du marché, etc.
Ainsi, il faut comprendre que c’est aussi et peut-être d’abord pour des raisons politiques et philosophiques que ces pays se sont tournés vers l’OIF.
Maintenant et sur la langue française et leur identité francophone, il ne faut pas passer d’un extrême à l’autre.
Ce n’est pas parce que l’OIF n’est pas exclusivement un opérateur linguistique ou parce que ces pays n’ont pas le français pour langue officielle, co-officielle ou pour langue seconde ou première langue étrangère, qu’ils n’ont aucune tradition francophone et aucune francophonie.
Nier toute francophonie à ces pays, c’est oublier un peu vite la très profonde influence exercée par la France, sa philosophie, sa culture, sa littérature et donc sa langue au XVIIIème siècle, au XIXème siècle, puis durant la période communiste où l’anglais n’avait évidemment pas bonne presse. On sait que de nombreux dissidents ou intellectuels, artistes en rupture intellectuelle avec les régimes pro-soviétiques utilisaient le français comme une langue d’émancipation, comme un outil de liberté de penser.
Là encore, ceux qui se risquent à dépeindre ces pays comme des anomalies au sein de l’OIF, font simplement preuve de leur inculture et de ces pays et de l’OIF.
L’OIF, en effet, s’est affirmée comme le chantre de la promotion et de la protection de la diversité culturelle et linguistique, comme l’a montré sa mobilisation pour l’adoption de la convention à l’UNESCO.
Il lui serait difficile de rejeter sa propre diversité, francophone, celle-là : il faut certes acter que tous les Etats de l’OIF n’ont pas la même francophonie. Il s’agit là aussi d’une manifestation de la diversité.
Se côtoient au sein de l’OIF, des pays francophones par colonisation et donc de langue officielle ou co-officielle française et d’autres, francophones par choix politique et héritage historique, culturel philosophique.
C’est aussi ce qui fait la richesse de l’OIF.
Il convient simplement de l’assumer, d’accorder à chacun sa place et de prendre en compte les besoins spécifiques des uns et des autres, dans l’intérêt de tous.