Mohamed Taïfi
Virginian Military Institute (États-Unis)
Place et Statut du Français dans les pays du Sud : l ’exemple du Maroc.
Première phase
Langue coloniale durant la première moitie du 20e siècle, le français au Royaume du Maroc est devenu au fil des ans et au gré des événements sociopolitiques une langue d’enseignement. Langue de la modernité et langue de travail et d’écriture, etc . Et ceci, sans que son statut ne soit jamais clairement défini. C’est pourquoi, nous tenterons dans cette contribution de retracer son cheminement dans un espace linguistique et culturel pluriel et sans cesse agité par le vent des reconstructions identitaires.
Nous dégagerons ainsi, et nous décrirons très brièvement, naturellement, les rapports de force liant les langues locales entre elles et en rapport avec l’ancienne langue coloniale. Si par exemple l’arabe a réussi à reconquérir une bonne partie de son territoire, ses acquis restent pourtant fragiles par la revalorisation des langues natales et plus particulièrement la montée en puissance de la langue Thamazight « berbère ». Et surtout depuis l’accession au trône de Sa Majesté le Roi Mohammed VI dont la mère est une Thamazight du Moyen Atlas.
Malgré ces tourbillons identitaires , le français a pu continuer à s’enraciner dans la société marocaine en forgeant son propre espace interculturel et en se confinant dans les domaines de l’économie moderne et de l’enseignement universitaire des sciences et techniques.
Avant d’aller plus loin, dans la réflexion sur la place et le statut de la langue française au Maroc et par extension dans tous les pays du Sud, faisons tout d’abord un bref retour à l’histoire.
Entre 1900 et 1903, la France occupa une partie du Maroc. En 1904 la France, la Grande Bretagne et l’Espagne conclurent des accords qui prévoyaient un partage du Maroc, l’Espagne étendit son influence sur le Rif dans l’arrière pays de Ceuta et de Mellilia, la Grande Bretagne renonça à ses visées sur le reste du pays au bénéfice de la France, en contrepartie de l’abandon de celles de la France en Egypte.
En 1911, la France envoya des troupes à Casablanca. Assiégé dans Fès par les berbères révoltés, le sultan Moulay Hafiz fit appel à la France et le 30 mars 1912 le sultan se résolut à signer le traité de protectorat qui mettait son pays sous la tutelle de la France.
Deuxième phase
De 1912 à 1956, sous le sultanat de Moulay Youssef qui avait succède à son Frère Moulay Hfid, la « pacification » du pays commença sous la conduite du Général Louis Hubert Gonzalve Lyautey et la France occupa progressivement les villes du Maroc .L’occupation fut renforcée par l’arrivée massive des colons , ce qui provoqua de nombreuses révoltes nationalistes dont la plus importante est celle du Rif dirigée par Abdelkrim El Khattabi de 1921 à 1926.
A partir de 1930 , la France tenta de calmer les Berbères et ce fut le Dahir berbère signé en 1930 au collège franco-berbère d’Azrou appelé depuis, Lycée Tarik Ibn Zyad . Le but de ce Dahir était de préserver l’autonomie traditionnelle des Berbères essentiellement dans le domaine juridique en les soustrayant à la législation islamique de la Chariâa. Ce Dahir ne faisait pas du tout allusion à la langue.
Paul Marty un officier français exprima clairement et officiellement en 1925 ce que devrait être la politique berbère du Protectorat. L’assimilation des Berbères ne pouvaient se faire que grâce aux écoles franco-berbères dont il définit ainsi la forme et la fonction :
« L’école franco-berbère c’est donc l’école française par l’enseignement et la vie, donc pas d’intermédiaire étranger tout enseignement de l’arabe, toute intervention du Fquih * [maître coranique] toutes manifestations islamiques seront rigoureusement écartées ».
Beaucoup de fils de notables avaient fréquenté cette école et ils étaient devenus les auxiliaires des capitaines et commandants français qui dirigeaient le pays , ils deviendront après les indépendances les généraux et hommes politiques tout désignés pour prendre les reines du pouvoir. Citons à titre d’exemple le Général Oufkir, le président du Parti amazigh, mouvement populaire, Mahjoubi Ahardane et bien d’autres dont mes propres oncles, parmi cette génération de francophones parfaits qui avaient fait partie des différents gouvernements qui se sont succédé depuis les indépendances.
Mais ce Dahir avait rencontré la première réaction des nationalistes des milieux arabisés qui accusèrent la France de vouloir diviser le pays au profit des Berbères pour mieux asseoir son autorité.
Troisième phase : la lutte pour les indépendances et l’unification du Royaume.
Lors de la seconde guerre mondiale la défaite de la France de 1940 suscita des espoirs des nationalistes marocains. Les troupes marocaines furent intégrées à l’armée française et participèrent aux opérations jusqu’à la fin du conflit. Apres la guerre, le sultan Mohammed V revendique l’indépendance du Maroc. Le Roi Hassan II monté, sur le trône promulgua en 1962 une nouvelle constitution établissant un parlement à deux chambres et entérina la politique d’arabisation. Cette arabisation s’inscrivait dans une logique de décolonisation. Comme dans d’autres pays arabophones, l’arabe préconisé était celui du Coran, pas celui du peuple. L’arabité et l’islamité formèrent les piliers d’une réappropriation identitaire. L’arabe classique choisi comme langue officielle eut pour effet d’évacuer en même temps le français en tant que symbole du colonialisme et le berbère perçu comme un symbole de division de la société. Au lendemain des indépendances, les dirigeants marocains ont commencé une ambitieuse politique d’arabisation qui devait progressivement remplacer le français par l’arabe classique. En 1961 le gouvernement tenta d’arabiser l’enseignement. En 1980 l’arabisation était complète pour les quatre années du primaire, l’arabisation comptait entre 30 et 50 % au secondaire puis, par la suite, le gouvernement tenta d’arabiser la fonction publique. Les fonctionnaires résistèrent farouchement et le gouvernement dut capituler. Quant à l’environnement, c'est-à-dire les médias, la signalisation routière, l’affichage, l’étiquetage, le Maroc entreprit une arabisation en douceur qui se soldat par un échec. Au Maroc, l’affichage est resté en français, sauf pour les édifices gouvernementaux qui sont devenus bilingues .
Dans l’administration publique, les communications orales entre les citoyens se déroulent normalement en arabe dialectal et en tamazight . Elles peuvent aussi s’effecteur en arabe classique et en français. Dans les zones berbères les fonctionnaires peuvent communiquer en l’une ou l’autre des langues berbères. Quant aux missives officielles, elles sont généralement disponibles et en arabe classique et en français. Dans les hôpitaux, ou autres établissements de santé, les soins sont assurés en arabe classique et en français. Dans les banques et les entreprises privées, comme dans le tourisme ( hôtels, auberges, restaurants, etc.) les communication se déroulent en langue arabe dialectal, en thamazight et en français, mais les écrits sont majoritairement réalisés en français. En somme le français continue d’exercer dans l’administration publique une hégémonie très grande au Maroc. [Thamazight : c’est le vrai nom, le nom réel de « Berbère » , mot inventé par les multiples envahisseurs. Du nom Amazigh qui est l’ancêtre des Imazighens , Premiers habitants de l’Afrique du nord. Le pays s’appelait Tamazgha et s’étendait de l’Egypte jusqu'au Niger et aux îles Canaries.]
Le bulletin officiel du Royaume du Maroc possède une édition de traduction officielle en français. Concernant la correspondance officielle l’usage du français a longtemps été autorisé.
Malgré la circulaire du 11 Décembre 1998 émanant du premier ministre et tendant à interdire tout autre langue dans les communications officielles, le français a devant lui de beaux jours surtout que les administrations privées le choisissent comme langue de communication et d’échange internationale. Ces dernières années, le gouvernement pratique une politique d’ouverture. Dès la maternelle, les enfants apprennent quelques rudiments d’arabe classique et de français. Dans les écoles primaires et lycées, cette langue est enseignée en tant que seconde langue .
Voici le Cursus actuel de l’apprentissage du français dans l’enseignement public en nombre d’heures par semaine.
Premier cycle fondamental
Première année 0 h
Deuxième année 0 h
Troisième année 8 h
Quatrième année 8 h
Cinquième année 8 h
Sixième année 8 h
Deuxième cycle fondamental
Première année 6 h
Deuxième année 6 h
Troisième année 6 h
Cycle secondaire : filières scientifiques filières littéraires filières techniques
Première année 4 h 5 h 4 h
Deuxième année 4 h 5 h 4 h
Troisième année 4 h 5 h 4h
Pour ce qui est du berbère, il a toujours été interdit d’en faire usage dans les écoles depuis l’indépendance. Depuis la signature du Dahir d’Ajdir par le Roi Mohammed VI, créant l’IRCAM (Institut Royal de la Culture Amazigh) le 17 Octobre 2001, les négociations sur le statut de l’amazigh comme langue d’enseignement sont encore en cours et paraissent difficiles.
Il n’existe pas de disposition juridique réglementant l’enseignement supérieur universitaire et la pratique réelle est de continuer de respecter les directives du décret 2-78-452 du 4 octobre 1978 reconnaissant le caractère transitoire de l’enseignement en langue française des matières des différentes disciplines à l’Université, mais ce système qui devait rester transitoire est devenu permanent dans les faits sauf pour les sciences humaines. Le professeur choisit sa langue et c’est généralement le français car le diplôme en langue arabe n’offre pas de débouchés sur le marché du travail. Les étudiants se sont révoltés, depuis l’arabisation a été grandement ralentie sinon arrêtée. Du côté de l’enseignement privé au Maroc, les français sont entrés en force dans le secteur privé et c’est l’unilinguisme français qui règne. La quasi totalité des établissements de haut standing appliquent les programmes de la mission française.
Le français est donc enseigné à tous les niveaux du système éducatif. Il est en outre la langue de travail dans le secteur des services et des médias et est présent dans la domaine de la culture en relation avec la modernité. Cette langue est considérée aussi comme langue diplomatique. Elle est en effet la langue de communication dans les ambassades étrangères et celle des représentants marocains à l’étranger. A ceci s’ajoute le fait tout l’enseignement scientifique et technique est assuré en langue française. Enfin relativement importante, la littérature marocaine d’expression française montre la présence du français au Maroc. Si cette présence du français est dense c’est parce qu’il jouit d ’une grande force aux niveaux économique, financier et politique, la France étant le principal partenaire économique du Maroc. Au niveau médiatique, des radios telles que Radio France International (RFI) et au niveau local Radio Méditerranée International (Médi 1) et les chaînes de télévision nationales qui fonctionnent en arabe et en français, renforcent la position du français et représentent un véritable soutien audio-visuel de la francophonie. Au niveau de la presse écrite, la presse marocaine est aussi francophone. Bien des magazines, revues et journaux publiés en différentes langues sont vendus quotidiennement dans le librairies bureaux de tabac, dans les kiosques, voire même sur les trottoirs. Plusieurs périodiques marocains sont publiés en langue française. À titre d‘exemple : Le Matin du Sahara et du Maghreb, le Soir, la Gazette du Maroc, l’Opinion, Al Bayane, Libération, Le Journal, l’Economiste, le Reporter, Tel Quel, Femmes du Maroc. De même, la presse de Maroc est présente sur le Net. Les maisons d’édition quant à elles, font paraître des ouvrages, soit en arabe, soit en français (mes propres romans par exemple sont publiés aux édition Marsam à Rabat).
Ajoutons à ceci des chaînes françaises dont notamment TV5 qui jouent probablement le rôle du plus grand diffuseur audio-visuel de la culture française et de la francophonie en général. Tout cela montre que la présence de la langue française au Maroc est dense et que cette présence émane de cette langue même ainsi que de sa culture.
Doit-on pourtant se réjouir de cette position prise par la langue française au Maroc ? Signalons tout d’abord que la langue française, telle qu’elle a été pratiquée pendant des décennies au Maroc, n’est plus la même, on ne rencontre plus aujourd’hui de francophones parfaits connaissant la culture, l’histoire et la littérature française. Les anciennes générations, auxquelles j’appartiens, dominaient la littérature française du 16e au 20e siècles, nous pouvions enseigner La Princesse de Clèves ou les Essais de Montaigne, mais aussi les classiques du 17e siècle (Racine, Molière, Corneille) ou encore les philosophes des Lumières : Diderot, Rousseau, Montesquieu,Voltaire et j’en passe, puis les grand romanciers du 19e siècle à savoir : les Balzac, les Flaubert, les Vallès et Zola, puis les existentialistes du 20e siècle sans oublier la belle poésie du 19e, les poètes maudits…
Depuis la marocanisation des cadres tous les coopérants français ont quitté le pays et ont été remplacés par les nationaux. J’avais moi même résilié les contrats des derniers coopérants lorsque j’étais Doyen de la Faculté les Lettres et Sciences Humaines à Oujda. Les gens qui s’expriment à peu près correctement n’écrivent pas du tout correctement et ne connaissent pas les règles grammaticales (mais qui les connaît même en France ?). Que de demandes d’emploi envoyées par des soi-disant docteurs sont remplies de fautes de langue et de fautes de grammaire. Ces bévues sont causées entre autres par l’invasion des computers qui encouragent la paresse et anéantissent l’effort. Les réformes successives de l’enseignement ont déclassé les diplômes. Bref un vent de changement néfaste à la langue française a commencé à souffler sérieusement. Les autorités françaises, elles-mêmes, qui devraient encourager l’enseignement de la langue et de la culture française sont en recul. Les bourses qui étaient jadis distribuées aux étudiants et professeurs stagiaires, ont fondu comme neige au soleil. Les services culturels français ferment leurs portes devant les demandeurs de bourse. Pire encor, les consulats ne donnent plus de visa même aux professeurs universitaires qui enseignent dans les départements de langue et littérature française. Mêmes les membres des organismes francophones comme l’Agence Universitaire de la Francophonie (AUF) ou la Biennale de la Langue Française se voient refoulés des consulats. Ces francophones gagnés à la cause de la francophonie sont devenus de simple Don Quichotte qui luttent vainement contre les moulins à vent.
On sent malheureusement une certaine lassitude, une fatigue et ce, depuis que la France est entrée dans l’Europe. Les partenaires africaines et maghrébins ont l’impression d’être tout simplement abandonnés et sacrifiés. Ajoutons à tout cela l’hégémonie de la langue anglaise qui pénètre partout y compris dans les foyers. Un francophone qui avait une certaine importance, il y a de cela une vingtaine d’années et complètement écarté, y compris par les autorités de son propre pays et ce, au profit de l’anglophone. Celui-ci continue de trouver encouragement et aide auprès de la Grande-Bretagne et surtout des États-Unis d’Amérique qui ouvrent les bras aux intellectuels de tous bords compris francophones .
Voilà donc les défis que la France doit relever si elle désire que sa culture et a sa belle langue demeurent vivaces dans l’esprit de beaucoup de francophones du Monde entier. Je sais pertinemment que ce défi n’est pas facile à relever, mais gardons l’espoir, Car Français de France comme francophones des anciens pays amis, l’histoire commune nous a embarqués sur le même bateau et nous nous devons de lutter ensemble pour qu’il ne sombre pas au fond des eaux.