26e Biennale de la langue française
CLUJ-NAPOCA
ROUMANIE
9 et 10 octobre 2015
M. Constantin FROSIN : Ecrire des poèmes en français, un acte de liberté.
C’est une longue histoire, remontant à mon enfance quand, à onze ans, j’ai dû soi-disant opter pour une langue étrangère. Comme je parlais très vite et que je grasseyais, l’institutrice a décidé que je devais choisir le russe parce que, selon elle, je bégayais, je balbutiais, décrétant que je ne pourrais jamais parler français correctement... ! Le beau présage, n’est-ce pas, et une pédagogue nullement douée pour enseigner dans les premières classes, en tant qu’institutrice. Enfin, passons !
Au lycée, après un 7, encaissé injustement, pour la bonne raison que personne dans ma classe n’avait pu prononcer correctement le mot « le plumier », je fus considéré comme le coq de la classe en matière de français, et la professeure s’excusait, toutes les fins de trimestre, lorsqu’elle m’accordait chaque fois la note maximale : 10 (l’équivalent du 20/20 français). Une très brave femme, une excellente enseignante de français, celle qui m’a fait aimer le français à la folie, en réveillant en moi la voix du sang, celle de mes ancêtres acadiens-cajun (plutôt français sur les bords). Ce fut elle qui appuya sur le bouton…
En terminale, j’ai dû, pour des raisons familiales, être transféré dans un autre lycée, dans un autre département, où l’enseignante de français était une professeure de bulgare et de roumain, qui apprenait par cœur ses leçons, qu’elle oubliait dès qu’on l’interrompait (et on le faisait assez souvent, pour s’amuser…) et qui m’a chargé, moi, d’enseigner la grammaire et de résoudre les exercices du manuel de français, y compris toutes les versions et tous les thèmes (et il faut dire que j’étais – déjà – un fort en thèmes, plutôt qu’en versions…). La pauvre, elle devait tout reprendre à zéro, après qu’on l’eut interrompue, nous, les gars en terminale…
Eh bien, cette même professeure, parallèle et équidistante avec la langue française, m’a noté d’un 8/10 au bac, alors que j’avais écrit cinq pages de composition, sans erreurs ou presque ! Mais comme elle n’y comprenait goutte et n’y voyait que du feu, elle s’imaginait que je l’avais prise en dérision, en formulant des phrases très compliquées pour elle, et qu’elle ne pouvait pas comprendre… Mais moi, je ne l’avais pas fait exprès, juré !
Le jour où j’ai dû me décider pour quelle faculté opter, je restai perplexe, car le gros livre consacré au concours d’admission dans les universités roumaines de l’époque ne contenait (apparemment) rien qui pût m’intéresser, plus exactement rien que je pusse aborder et étudier pendant quatre ans… J’étais affolé, désespéré, je perdais espoir et patience à la fois car, moi, j’étais un débutant en français, quoi qu’on dise, je n’avais pas fréquenté au premier lycée de classe avancée de français et, pour ces concours d’admission, il fallait être non seulement avancé, mais très calé en français… Avec cela, mon problème, ce n’était pas ma langue principale mais ma langue seconde car j’avais étudié le russe en première langue et, dans les grandes écoles et dans les meilleurs lycées, on introduisait déjà l’anglais et parfois l’italien et l’espagnol.
Mais dès que j’ai tourné la page (au sens propre…), j’ai trouvé la combinaison idéale : français – russe, à l’université « Al. I. Cuza » de Iaşi et je m’y suis inscrit, fort enthousiasmé. Je fus admis 3eme sur la liste, ce qui n’était pas peu de choses… Mais il fallait que, là aussi, le diable s’en mêlât, plus exactement la beauté du diable : je me suis énamouré d’une très belle fille, une étudiante en roumain et en italien, comme quoi, pour être avec elle le plus de temps possible, je commençai à fréquenter les cours et les séminaires d’italien, en délaissant (pour ne pas dire abandonnant…) les cours et séminaires de russe, dont les points forts étaient deux professeures russes, une de Kiev et l’autre de Moscou.
Je devins très vite le coq de la classe d’italien aussi, apparemment pour faire plaisir à la belle fille (et, pourquoi ne pas le dire, pour l’aider), mais j’allais découvrir par la suite que, si mes premières racines étaient françaises, mes secondes racines avaient été italiennes. Le chef de section m’a demandé de me faire transférer du russe à l’italien, le doyen a hésité, mais a promis d’essayer d’obtenir l’accord du Ministère. Malheureusement, au début de la deuxième année, je fus convoqué par le-dit doyen qui me dit que le Ministère n’avait pas approuvé ce transfert. Je ne pouvais donc recevoir le diplôme de fin d’études mentionnant mes deux spécialités : français – italien, et que je devais reprendre les cours de russe, ou alors me faire transférer auprès de l’université de Bucarest où il y avait une section d’italien.
Ce que je fis, après m’être donné toutes les peines du monde pour récupérer mes documents auprès du secrétariat de la Faculté de Iaşi, qui ne voulait pour rien au monde renoncer à un étudiant admis en 3eme position et à qui on avait accordé une bourse intégrale, couvrant tous les frais : j’étais logé et nourri, et il me restait une belle somme d’argent de poche, la grande vie à l’époque ! Que j’utilisais intégralement pour m’acheter bouquins et dicos de français ! Je voulais être le meilleur et je l’ai été : si, à Iaşi, la grande Professeure Maria Carpov m’avait déclaré en première année : « Cher Monsieur Frosin, vous êtes le miracle de la chaire de français de Iaşi de tous les temps », à l’université de Bucarest, le responsable du Lectorat de Français, M. Claude Lumediluna m’a proposé pour une bourse de cinq ans auprès de l’université de « Paris-Sorbonne (Paris IV) », ce qui pouvait me valoir ou la prison ou l’expulsion, mais je l’ai échappée belle, de justesse !, et m’a délivré une lettre de recommandation datée et signée en ce sens, que je garde précieusement.
Mais ce fut le mari de Mme Marie Laffont, dont je suivais des séminaires, qui me déclara, à ma grande surprise et à celle de mes camarades, que j’étais le meilleur locuteur de français de tous les pays de l’Est, où sa femme et lui avaient enseigné en tant que Lecteurs de Français ! À ma demande respectueuse : « Votre affirmation est valable pour les seuls étudiants, n’est-ce pas ? », il a répliqué, révolté : « Mais non, Monsieur, vous êtes meilleur que tous les professeurs d’université que j’ai rencontrés là où j’ai enseigné, en Europe de l’Est ! ». Ce qui eut le don de m’attirer les foudres de mes camarades et de mes profs, hélas ! Voire de mes copines…, mon Dieu !
Après deux ans d’enseignement, j’ai été impliqué dans des cours de recyclage, de « rafraîchissement des connaissances », pour ainsi dire, à Bucarest, en décembre 1988. Non seulement il gelait à pierre fendre et il soufflait un vent à décorner les bœufs, non seulement on ne trouvait rien à se mettre sous la dent dans les magasins de Bucarest (mais, dans tout le pays, c’était pareil), mais on a été logés à l’auberge d’« Hanul lui Manuc » (l’Auberge à Manouk), où il faisait plus froid à l’intérieur que dehors, où vous laissiez votre peau sur le loquet au moment d’ouvrir une porte, et l’on a dû s’emmitoufler de toutes les affaires qu’on avait apportées, et on a pourtant tenu le coup, avec mention : le soir, on buvait du rouge dans un grand récipient de vingt litres, qu’on se passait à la ronde, enfin…
Le lendemain, claquant des dents de froid et en grinçant des dents d’une furie impuissante contre le régime, j’ai écrit un ou deux poèmes, que j’ai montrés à Mme Dolores Toma (l’exquise épouse de l’exceptionnel Radu Toma), qui les a appréciés, mais qui m’a fort chaleureusement conseillé de les brûler dans un endroit sûr, loin des regards indiscrets. Je lui ai désobéi, en cachant au plus profond de mes poches la feuille de papier qui constituait mon début en littérature comme poète d’expression non pas roumaine, mais bien française !
Toutes les fois que j’étais sous le coup d’un mouvement de révolte à peine contenue, j’écrivais des poèmes que je gardais ou, s’ils étaient trop virulents, que je détruisais en les brûlant… Mais c’était pour moi ma soupape de fuite – je m’y défoulais autant que faire se pouvait, mais aussi ma soupape de sécurité, car je gardais ma santé mentale et psychique, en me délivrant de poids des plus terribles sur le cœur. Le français, c’était ma cotte de maille, je me sentais plus fort en écrivant en français, en un style très difficilement abordable et compréhensible, des poèmes que très peu de gens auraient pu lire et comprendre dans toute la signification de leurs termes. Le français était non seulement mon armure, ma protection parfaite contre l’ignorance crasse des miliciens analphabètes, mais aussi une arme avec laquelle j’attaquais le régime et son Conducator, le communisme en soi, et toutes les injustices qui m’affectaient plus ou moins directement.
Grâce au français, cette langue exceptionnelle, j’étais maître de ma liberté, je me rendais libre quand je voulais, je me rendais par la pensée là où je voulais, quand je voulais et personne, aucune censure d’État ne pouvait m’en empêcher. Vrai outil du (franc) maçon, le français m’a aidé à bâtir mon propre univers intérieur, où je régnais en maître absolu, en y dessinant et concevant d’autres règles, d’autres modes de vie et de conduites possibles, à travers le prisme de la civilisation française, par son côté essentiel pour moi : la culture française. J’y prenais mon bain de langue comme un roi prenait ses bains de foule, et j’étais mon propre roi… Personne, mais absolument personne, ni Ceausescu, ni la Securitate ne pouvaient y pénétrer pour en troubler la paix et l’harmonie !
Ma dissidence intérieure ne pouvait m’attirer d’ennuis car personne n’en avait eu vent, personne ne pouvait leur mettre la puce à l’oreille ; mon grand pays était devenu, comme grâce à une peau de chagrin, mon petit pays, avec un seul habitant : moi, et avec un seul dissident : moi-même. Je ne répondais qu’à mon propre appel, n’en faisais qu’à ma tête. Je jetais ma gourme partout où j’en avais envie, car le français m’était venu en renfort et à la rescousse ! J’étais inexpugnable, à la faveur du français ! À l’abri de cette langue unique, la seule que je reconnaisse comme Lingua Franca, rien de mal ne pouvait m’arrivait car elle était venue vers moi forte de sa poésie, de sa littérature, de sa civilisation, de sa musique, de son art ‒ car il faut de tout pour faire un univers intérieur, n’est-ce pas ?
J’ai réussi à garder une douzaine de ces poésies écrites avant décembre 1989. En 1990, j’étais déjà à Galaţi, travaillant pour une très grande maison d’édition, Porto Franco (la première comme importance et chiffre d’affaires en 1991 et la deuxième en 1990) et, Dieu sait pourquoi, j’emportais mes poèmes à mon bureau d’éditeur. Un jour, le grand prosateur roumain Alecu Ivan Ghilia (qui a maintenant 85 ans en ce moment-là) vint, observa les feuilles avec des poèmes, les lut et me demanda qui les avait écrits. Puis il me recommanda de contacter feu M. Constantin Crisan, un très grand francophone francophile, mon mentor en fait de francophonie, qui m’a ouvert la voie et déblayé le terrain, pour ainsi dire. C’est de là, à partir de 1991, que commença mon aventure francophone et littéraire d’expression française, laquelle a abouti à une vingtaine de recueils de poèmes, six volumes d’essais, une vingtaine d’ouvrages scientifiques et plus de deux cents livres traduits (sans parler des études, essais, poèmes et traductions éparpillés dans plus de 700 revues françaises et francophones).
Mais la cerise sur le gâteau vint en 2005, quand j’ai fondé, sur une idée du Professeur Axel Maugey, de l’université Mc Gill de Montréal au Canada, ma propre revue : Le Courrier international de la Francophilie, qui en est à son 33e numéro. La revue a un format fixe : 150 pages au format A4, en couleurs. Elle est très appréciée en France et en dans les pays francophones. Ce sont ces appréciations qui m’ont aidé à continuer de publier la revue, sans subvention aucune, sur mon salaire de professeur. Je l’ai lancée et présentée lors du Sommet de la Francophonie qui s’est tenu à Bucarest en 2006.
En 2008, je me suis demandé : qu’est-ce qui faisait pour moi le charme de la langue française, pourquoi la tenais-je en si haute estime ? Était-ce simplement à cause de mes origines et de mes racines françaises ? Car alors, cela risquait de devenir quelque chose de subjectif, qui ne se tenait pas, qui aurait été d’une authenticité douteuse, de très peu de scientificité… Comme quoi j’entrepris une recherche sur mon propre compte, à mes risques et périls (en la demeure…), le débouché en étant un essai très intéressant et attrayant : « Être ou Avoir, telle est la question », qui a été visualisé à ce jour (j’écris cette contribution aujourd’hui, ce 30 novembre 2015, il est 22 heures 45), sur le site Academia (https://www.academia.edu/), par 1204 lecteurs, ce qui, pour un article de philologie, est énorme, il faut l’avouer. Je pense que c’est le plus bel hommage qu’on ait jamais écrit à la langue française et j’en suis fier, très fier – faute avouée est à demi pardonnée, n’est-ce pas... ?
Pourquoi ai-je choisi le français ? Pour son élégance hors du commun, pour la pureté de ses voyelles, ce qui en dit long sur la beauté de cette langue unique, pour son audace d’appeler les choses par leur nom, de mettre les points sur les « i », d’engendrer des créations littéraires dont je n’aurais jamais été capable en roumain ! Parce que, écrire en français, c’est puiser dans tout le patrimoine français, c’est penser à l’instar des grands penseurs, d’élaborer des phrases comme les grands auteurs français, et voilà, je passe aux aveux, je crache le morceau : pour revenir à mes origines, pour réintégrer mentalement du moins, mes pénates françaises, retrouver mes Lares français, mes aïeux et mes ancêtres ! Pour épouser l’harmonie et l’élégance d’une culture qui a fait ses preuves et qui a servi de modèle à l’Europe et aux grandes cours impériales européennes, le bon goût et l’acribie d’une critique littéraire qui a fait et défait des destins dans la littérature et dans les arts du monde.
Le français est la langue d’un peuple qui a su ouvrir ses portes au nouveau, qui a pris la liberté de s’ouvrir aux autres, en partageant inconditionnellement cette liberté de pensée, de création et de sentir avec les autres, en les recevant et en les hébergeant afin de leur permettre de s’affirmer, d’enrichir le patrimoine du monde – tel fut le cas de Constantin Brâncuşi, de George Enescu, d’Emil Cioran et j’en passe, car la liste est trop longue ! Aucun autre pays au monde n’a fait cela pour l’amour des belles lettres et des arts, n’a invité et traité avec tous les honneurs autant d’artistes et d’écrivains que la France, laquelle mérite pleinement, à mon humble avis, le titre unique de « République des Lettres et des Arts » !
Quelle délivrance, quel acte de liberté ai-je vécu le jour où mon premier recueil de vers a vu le jour à Strasbourg, capitale européenne en 1995, en portant le titre : « Mots de Passe », en incluant les poèmes qui avaient été écrits avant décembre 1989. Lancé et présenté à la librairie Oberlin de Strasbourg, ensuite à la Cave des Hospices, ce recueil me valut la Médaille du Parlement Européen « Trophée Gerner » en 1995 à l’occasion de la Biennale « Mitteleuropa » et, en 2000, le grade de Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres, suivi en 2004 par celui d’Officier des Palmes Académiques. La France apprécie et récompense ceux qui jouissent de leur liberté, qui savent la concrétiser en des choses durables et profitable à l’esprit humain universel ! Aussi convertit-elle le grade de Chevalier des Arts et Lettres en celui d’Officier en 2009 !
Le français est donc la langue de la liberté, c’est la liberté qui s’exprime par elle, la liberté de vivre, de penser, d’agir, de créer, de croire et d’être heureux et fier d’être un être humain ! Écrire en français, c’est exercer sa liberté, démontrer aux autres et à soi-même qu’on est libre, que le temps des esclavages de toutes sortes est révolu et dépassé ! Vive la France ! équivaut à Vive la Liberté ! Parler français, c’est tenir un discours simple et limpide sur la Liberté, c’est ne plus tourner autour du pot, mais aller droit au but ! C’est cela, la langue française, indispensable au véritable écrivain et à la véritable littérature !