LANGUES DE L'EUROPE ET LANGUES D'ÉSOPE
Marc WILMETVous connaissez bien sûr l'anecdote. Ésope, le fabuliste grec du VIIe-VIe siècle avant notre ère, s'était vu ordonner par son maître, Xanthus, d'acheter au marché " ce qu'il y avait de meilleur ". Il rapporta des langues, qu'il fit accommoder à toutes les sauces. Devant l'étonnement des convives, il explique : " Qu'y a-t-il de meilleur que la langue ? C'est le lien de la vie civile, la clef des sciences, l'organe de la vérité et de la raison ; par elle, on bâtit les villes et on les police, on instruit, on persuade, on règne dans les assemblées ; on s'acquitte du premier de tous les devoirs, qui est de louer les dieux. " Eh bien, lui rétorque Xanthus, croyant l'embarrasser, demain rapporte-nous donc " ce qu'il y a de pire ". Et l'esclave Ésope de servir à nouveau des langues, en se justifiant de la sorte : " Qu'y a-t-il de pire que la langue ? C'est la mère de tous les débats, la nourrice de tous les procès, la source des divisions et des guerres ; l'organe de l'erreur, du mensonge et de la calomnie ; par elle, on détruit les villes et l'on blasphème les dieux. "
Mesdames, messieurs, vous à qui l'on sert à satiété (je n'ai pas dit ad nauseam) de la langue française depuis jeudi, vous opèrerez les rapprochements. Essayons pourtant d'être clair, net, précis… et concis (une vingtaine de minutes, malgré l'énormité de la matière et la difficulté de saisir le sujet par l'un ou l'autre bout).
Professionnellement, je suis linguiste. J'aurais d'ailleurs plutôt tendance aujourd'hui, vu l'emploi abusif du terme linguiste, à me déclarer grammairien, c'est-à-dire quelqu'un qui arpente, de façon aussi rigoureuse et scientifique que possible, le territoire du langage allant du son au mot, du mot au syntagme, du syntagme à la phrase et de la phrase au texte. Il m'est arrivé à ce titre d'étudier le verbe et l'une de ses composantes essentielles, le temps. Trois temps classiques : 1° le passé, 2° le présent, 3° le futur. J'en ferai le plan de mon exposé relatif au français, sans omettre une brève exploitation du quatrième temps d'époque : le futur du passé.
Le passé du français
De sa date de naissance officielle - les Serments de Strasbourg : 14 février 842 - au moment où je vous parle, le français a connu une histoire déjà longue (quoique une douzaine de centenaires à la queue leu leu ne représentent à tout prendre qu'assez peu de chose au regard de Sirius, mais, s'agissant de phénomènes humains et non cosmiques, nous avons tendance à les projeter à notre échelle réduite). Je ne vous ferai pas un cours, rassurez-vous. Premier apogée du français : au XIIIe siècle (Bruneto Latini, le maître de Dante rédige son Trésor en français, la langue " plus delitable ", déclare-t-il - ce qui lui vaudra une condamnation à l'Enfer par son disciple : première version, somme toute, de la comptine scolaire " Le maître au feu et les cahiers au milieu "). Puis déclin du français aux XIVe et XVe siècles. Ensuite, montée en puissance politique de la France. Sous Henri II, après les guerres d'Italie, Joachim du Bellay reçoit mission de rédiger la Défense (le mot fera fortune et j'y reviendrai) et illustration de la langue française, principalement dirigée contre… l'italien.
Le sommet de l'hégémonie du français sera atteint au XVIIIe siècle quand Rivarol (lui-même fils d'émigré piémontais) écrit son Discours sur l'universalité de la langue française, couronné en 1784 par l'Académie de Berlin (belle preuve de largeur de vue : imaginez un moment le tollé si l'Académie française cautionnait un libelle vantant la supériorité légitime de l'anglais). De ce Discours on n'a en général retenu que telle ou telle formule : " Tout ce qui n'est pas clair n'est pas français ", etc. D'autres passages auraient mérité la mention. Celui-ci, par exemple :
Il arriva donc que nos voisins, recevant des meubles, des étoffes et des modes qui se renouvelaient sans cesse, manquèrent de termes pour les exprimer : ils furent comme accablés sous l'exubérance de l'industrie française, si bien qu'il prit comme une impatience générale à l'Europe, et que, pour n'être plus séparé de nous, on étudia notre langue de chaque côté.
Là aussi, vous transposerez aisément aux succès postérieurs de l'anglais, successivement liés à l'essor industriel de la Grande-Bretagne au XIXe siècle et au développement d'un mode de vie américanisé durant le XXe siècle.
On a moins mis en valeur l'autre Discours primé, celui de l'Allemand Schwab. Or ses réponses aux trois questions bien connues : " 1° Qu'est-ce qui a fait de la langue française la langue universelle de l'Europe ? 2° Par où mérite-t-elle cette prérogative ? 3° Peut-on présumer qu'elle la conserve ? " ne manquaient pas de prescience. Écoutez ainsi :
Les autres langues qui sont en concurrence avec la langue française ne peuvent enlever à cette langue le rang qu'elle occupe que dans les cas suivants : il faudrait ou qu'elle vînt à s'altérer, ou que la culture d'esprit fût négligée dans la nation qui la parle, ou que cette nation perdît de son influence politique, ou que sous ces trois rapports une nation voisine reçût un accroissement proportionnel.
Schwab précisait enfin dans sa péroraison (une lucidité égalée en France par le seul Chateaubriand) :
Ceci ne doit s'entendre que de l'Europe ; car la langue anglaise peut, en suivant le rapport des accroissements de l'Amérique septentrionale, y acquérir un empire prodigieux.
Le recul du français sur la scène internationale commence en 1919, lors de la signature du Traité de Versailles, lorsque l'anglais est admis à côté du français en remerciement de l'intervention américaine aux côtés des Alliés de la première guerre mondiale. Avant la seconde guerre mondiale, trois langues coexistent sur un pied de quasi-égalité : le français (dominant encore la diplomatie), l'allemand (dominant les sciences) et l'anglais.
J'en arrive au présent.
Le présent du français
Les femmes et les hommes de ma génération (je suis né en 1938) ont vécu dans leur chair le déclin relatif, d'année en année, du français. Cela ne veut pas dire, attention, qu'il y ait moins de francophones (au contraire : leur nombre ne cesse de croître en valeur absolue, et le français - pas de panique - n'est pas menacé d'extinction), mais que de moins en moins d'étrangers utilisent le français dans leurs contacts avec des étrangers parlant une autre langue que la leur (on citerait de nombreux exemples anciens : j'étais frappé lors d'un reportage sur le génocide arménien d'entendre que les Allemands et les Turcs correspondaient en français ; comparez avec les toutes récentes négociations pour l'adhésion à l'Europe de la Roumanie - un pays pourtant réputé francophile -, qui se sont exclusivement déroulées en anglais), et surtout, c'est pire, que de moins en moins d'étrangers utilisent le français dans leurs contacts avec des francophones. Il en résulte un sentiment d'agression de la part des moins jeunes. D'où l'expression a priori défaitiste de défense du français. Les plus jeunes ne partagent plus ce sentiment : la cause du français international est pour eux obsolète, un combat à la limite suspect, déplacé (prenez entre cent exemples le film L'auberge espagnole de Klappisch : les étudiants colocataires à Barcelone conversent en anglais - et pas en espagnol, ni en catalan, qu'ils sont venus étudier).
Mesdames, messieurs, si je cherchais un succès de tribune, je vous tiendrais à ce stade un discours grandiloquent, appelant à la croisade. Je n'en ferai rien. Je plaiderai plutôt en faveur d'une conscientisation des francophones. Sur quelle base exactement ?
Premier point. Il n'existe plus qu'une langue supranationale, et ce n'est pas la nôtre. Dommage, mais tant pis. On ne fera jamais machine arrière. Le français ne retrouvera jamais le statut qu'il a perdu. Habent sua fata linguae. (C'est à dessein que j'utilise le latin : qui aurait pu prédire, vers le premier siècle, qu'il deviendrait un jour une langue morte ?) Dans notre malheur, nous avons du reste une chance : l'anglais est par son lexique, son vocabulaire, très proche du français (pour les raisons historiques que l'on connaît : la conquête de l'Angleterre par les Normands ; il m'arrive, soit dit par parenthèse, de choquer mes interlocuteurs en imputant sa victoire à Jeanne d'Arc : sans elle, la dynastie anglaise aurait submergé la France ; le français - parlé à la cour d'Angleterre et par l'aristocratie - se serait généralisé à l'ensemble des deux royaumes au lieu que le repli des Anglais favorise le développement de l'anglo-saxon ; et aujourd'hui, selon toute vraisemblance, nous aurions une ou deux républiques parlant français et qui auraient exporté de concert le français en Amérique). Je ferme la parenthèse du rêve ou du temps futur du passé que j'évoquais tout à l'heure, et qui n'a jamais si bien mérité son nom scolaire de conditionnel et, puisque " avec des si on met Paris en bouteille ", son statut d'irréel.
Deuxième point. Le français reste parmi quelques autres (5 ou 6) une langue internationale et il faut qu'il le reste. Comment ? En convainquant, pardi, les autres langues de statut international de s'allier avec nous. Encore faudra-t-il - foin d'angélisme - qu'elles y trouvent leur intérêt.
Mesdames messieurs, nous sommes entre nous. On a beaucoup parlé ici de " diversité culturelle " et de l'enrichissement qu'elle procure. C'est évidemment un attrape-mouches. Il n'y a pas d'exemple où un pays cède spontanément sa position dominante. Deux citations encore, si vous le permettez. La première est extraite par Ferdinand Brunot d'un numéro du Gentleman's magazine en date du mois de juin 1814 (je traduis, évidemment) :
L'influence politique de la France a répandu sa langue, mais maintenant la prédominance de cette langue contribue à étendre cette influence politique. La langue française est considérée comme un talent classique à acquérir, alors qu'elle n'est pour les Français qu'un moyen de répandre leurs livres, leurs principes politiques et leur athéisme.
La seconde est signée François Mitterrand (dans Réflexions sur la politique extérieure de la France, 1986).
La France n'est pas un phare éteint, comme le pensent trop de responsables - et si peu responsables - de nos affaires publiques, qui oublient de parler leur langue dans les enceintes internationales, qui s'accommodent de l'absorption des œuvres vives de notre économie par le capitalisme étranger, et pour qui la (fausse) sagesse est de faire acte d'allégeance à la loi des empires. [Rappelez-vous le banquier Trichet, français, mais prenant la parole en anglais devant le Parlement de Strasbourg, et se faisant justement conspuer.]
... il est des domaines non négociables (...), en premier notre langue, notre industrie et notre sécurité, qui sont autant de fronts où garder nos défenses sans les quitter des yeux. Que l'une cède et la citadelle tombera. Cette image guerrière traduit très exactement ma pensée.
La France vient au multiculturalisme et au multilinguisme contrainte et forcée. Dans les années trente, il était de bon ton d'y considérer que la pratique d'une langue étrangère constituait une menace vis-à-vis de la pureté de la langue maternelle française (en contrepoint, aujourd'hui, le linguiste français Claude Hagège taxe les monolingues de " sinistrés de la parole "). Et en 1935, les grammairiens Damourette et Pichon (pour les non-spécialistes, les auteurs d'un monumental Essai de grammaire de la langue française en 7 volumes - sans doute la plus admirable des entreprises grammaticales qui aient été tentées (n'en déplaise à la petite vanité des Belges, qui croient volontiers que leurs grammairiens et leurs chocolats sont les meilleurs) écrivaient sans ambages et tout de go, sûrs de refléter une opinion collective : " Le peuple qui apprend une langue étrangère, les peuples étrangers n'apprennent plus sa langue. " [Si j'osais un incrust politique local, j'ajouterais qu'en Belgique les Flamands, qui refusent de ratifier en Flandre la convention sur les minorités, prônent à Bruxelles (où ils représentent au mieux de 10 à 15% de la population - le soir : Bruxelles est plus flamande le jour ! vous savez pourquoi) le rapprochement des cultures sous la forme de Kunstenfestival des arts (en abrégé, " le kunst "), Passaporta et autres Zinnekeparade.]
Troisième point. L'anglais n'est pas à l'abri. Un rapport du British Council prévoit qu'il devra céder sa situation hégémonique vers 2050 (probablement au bénéfice du chinois, et peut-être aussi de l'arabe). Il est donc d'ores et déjà embarqué sur le même bateau et n'a aucun intérêt à plomber nos barques.
Alors, concrètement, l'avenir ? J'y viens.
Le futur du français
Je laisse de côté (pas le temps) les motifs divers que nous avons et que les autres auraient de conserver le français. On en a parlé abondamment.
Passons aux moyens. Le principal regarde l'enseignement. J'aurais quatre propositions à faire. Tant pis si elles paraissent hérétiques ou scandaleuses (ce n'est souvent que l'affaire de quelques années).
- 1° J'omets le cas idéal - mais rarissime - des enfants nés dans un milieu multilingue et qui deviendront multilingues sans presque s'en rendre compte. Pour la majorité des autres enfants, l'école n'est pas le lieu d'enseigner une langue. Elle devra se contenter des bases, faute de quoi l'apprentissage d'une ou plusieurs langues étrangères se fera au détriment de matières plus essentielles, comme le français, l'histoire, les mathématiques (une sottise proférée en plusieurs langues reste …une sottise).
- 2° L'anglais devra être enseigné (je m'écarte sur ce point d'Hagège) par priorité, mais l'anglais conversationnel - basic english ou lingua franca, comme vous voulez - des portiers d'hôtel et des joueurs de tennis.
- 3° Une brochette de langues feront l'objet d'un apprentissage voué à la compréhension passive (ou, si l'adjectif était mal perçu) à un multilinguisme d'intercompréhension. Parmi elles, au moins une langue germanique supplémentaire (l'allemand, de préférence ; le néerlandais en Belgique, si d'aucuns le souhaitent) et une langue slave (dans l'état actuel de l'Europe, le polonais).
- 4° Les langues romanes doivent conclure un pacte mutuel relativement à cette forme d'apprentissage. Avec un peu de bonne volonté des locuteurs, l'intercompréhension entre un Français et un Italien, un Espagnol, même un Portugais, voire un Roumain, ne serait pas la mer à boire. " Rien ne me choque plus ", disait un jour Umberto Eco, que d'entendre un Français et un Italien converser ensemble en anglais. Le but final est qu'un maximum de gens puissent s'exprimer en leur langue et être compris par un maximum d'interlocuteurs ou d'auditeurs. Les romans sont 174 millions en Europe (contre 69 millions d'anglophones natifs). C'est au même Umberto Eco que j'emprunterai ma conclusion :
Une Europe de polyglottes n'est pas une Europe de personnes qui parlent couramment de nombreuses langues, mais, dans le meilleur des cas, de personnes qui peuvent se rencontrer en parlant chacune sa propre langue et en comprenant celle de l'autre, sans pour autant être capable de la parler couramment.