" Langue française, mon beau souci "
Jeanne OGEEAujourd'hui 6 mai 2005, la Biennale de la langue française revient en son berceau, 40 ans plus tard.
Namur, en effet, du 9 au 15 septembre 1965, accueillait la première biennale.
En 1963, Alain Guillermou avait fondé la Fédération du français universel, qui instituait les biennales entre autres projets. Et cette fondation, nous l'avons commémorée à La Rochelle en 2003.
Son but était de réunir les divers organismes internationaux qui luttaient, chacun de leur côté, pour la sauvegarde et l'unité de la langue française.
La première rencontre, ici même, en 1965, réalisait un des projets de la Fédération : Intitulée simplement " Premiers états généraux de la langue française ", son emblème fut le thème d'un concours international, le premier du genre, qu'elle lança dans ce qu'on n'appelait pas encore vraiment la francophonie, bien que le terme existât depuis 1880.
Le thème de ce concours s'intitulait " Langue française, mon beau souci " et les lauréats reçurent un " souci d'or ".
Avant d'en venir à ce concours, il faut en quelques mots faire place aux archives de la Biennale. Elles nous apprennent que 313 francophones vinrent de 23 pays, de quatre continents : 9 d'Europe, 10 d'Afrique, 4 d'Amérique, plus l'Australie. Près de 200 congressistes vinrent de Belgique même.
L'attrait de cette première rencontre fut considérable et la presse en parla abondamment, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui. Mais le nombre de pays et de congressistes oscillent encore entre des nombres importants : de 15 à 20 pays et de 200 à 300 biennalistes.
À Namur, la rencontre rompait le silence avec l'Amérique, qui durait depuis deux cents ans, (1763-1963), comme l'a dit un biennaliste québécois, Philippe Desjardins : "Cette biennale, voilà deux siècles que nous l'attendons", depuis le sinistre traité de Paris signé par Louis XV et qui donnait la Nouvelle-France aux Anglais !
Je rappellerai encore qu'avec Alain Guillermou ce fut Joseph Hanse, de l'Académie royale de Belgique, qui organisa cette première biennale.
Alain Guillermou disait à Lafayette en 1991 : " Joseph Hanse participa aux destinées de la Biennale jusqu'en 1987. On nous appelait Castor et Pollux. Pollux n'est plus là, Castor reste seul. "
La multiplicité des sujets évoqués à Namur préfigurait les biennales suivantes : de la grammaire aux sciences, du tourisme à la médecine, du purisme au laxisme, de la presse à la télévision... .
Déjà les voeux concernaient
- la coopération et la solidarité entre les pays de langue française
- et la réforme de l'enseignement, en insistant sur la finalité qui devait être d'abord la connaissance de la langue.
Je voudrais revenir maintenant au concours " Langue française, mon beau souci ", car la ferveur des candidats, qui avaient " le français en partage ", put se donner libre cours, bien que la poésie en fût écartée, au déplaisir de beaucoup. Pour la 2e biennale, à Québec en 1967, le même concours offrit à la poésie une revanche éclatante.
Le " beau souci " s'inspirait des vers de Malherbe :
" Beauté, mon beau souci
De qui l'âme incertaine
A, comme l'océan
Son flux et son reflux. "
Le titre symbolique " Langue française, mon beau souci " trouvait un écho dans le prix offert aux lauréats : " Un souci d'or ", écho complémentaire et riche de poésie.
Le souci, à la fois une inquiétude et une fleur, selon l'étymologie qu'on lui donne :
" L'inquiétude ", le " soin " venant du mot latin d'origine " sollicitare ", dont le sens avait une force puissante que n'a plus guère notre mot " solliciter " ; le mot " souci ", dernier stade de l'évolution, a gardé le sens originel : " Langue française, ma belle inquiétude ", le bel objet de mon soin.
Le " souci d'or " offert aux lauréats jouait aussi sur les mots. Car le " souci ", déjà connu au XIIIe siècle, venait d'un autre mot latin " solsequia ", " qui suit le soleil ", comme le " tournesol ", venu lui de l'espagnol, et " l'héliotrope " du grec, et d'autres.
Le rapprochement des deux termes pour le concours était hautement symbolique, à la fois l'inquiétude ou le soin apporté à la langue française et la lumière puisque le soleil dissolvait l'inquiétude.
Les candidats furent nombreux, par centaines, d'une vingtaine de pays : " Peu de France et du Canada, mais beaucoup de Belgique et de Suisse, et un grand nombre d'Afrique noire, et ce sont peut-être les plus beaux, les plus sentis. Il en est venu aussi d'Allemagne, de Hollande, d'Italie, du Mexique, de Bulgarie.. " et même d'Australie. (Vie et langage n° 166, janvier 1966, p. 4)
Un lauréat d'exception fut déclaré hors concours. C'était Nicolaï Dontchev, bulgare, critique littéraire, écrivain de vaste notoriété : " J'avoue, dit-il, que Le Lac, de Lamartine, suscita mon premier amour pour la langue française. " Il était à l'école primaire ! Et il cita, entre autres souvenirs, l'exclamation de Dickens : " La difficulté d'écrire l'anglais m'est extrêmement ennuyeuse ! Ah ! mon Dieu, si l'on pouvait toujours écrire cette belle langue de France. " (Vie et langage n° 164, novembre 1965, p. 613)
Dans le palmarès des dix premiers lauréats figuraient deux Belges, dont je citerai quelques lignes, car leurs textes en prose sont longs :
- Marguerite Denée, wallonne, professeur d'anglais à Mons, née en 1909, entendit des réfugiés français pendant la guerre : " J'entendis une langue heureuse. Ça sonnait juste, ça sonnait clair, c'était riche en images, les injures giflaient mieux et les compliments frictionnaient davantage… " Après la guerre, " tout le monde parlait français, et j'eus la nostalgie de la mélopée des phrases wallonnes, du lent parler de mon village. " (Vie et langage n° 171, juin 1966, p. 312)
- Marcel Van Houtryve, professeur de français à Bruges, avoue de son côté : " Le français est mon beau souci… Il y a cette incomparable musique des mots mêmes qui, en libérant la poésie qu'ils recèlent, prête au langage cette suavité et cette transparence qui charment et envoûtent… " (Vie et langage n° 176, novembre 1966, p. 645)
- Un autre Belge, Charles Waty, de Boisfort, disait ailleurs :
" La langue est l'arc… Connaître sa langue, c'est savoir tendre l'arc.. "
Bien que la deuxième partie du concours fût proposée en 1967 à Québec, et cette fois-ci en vers, sous la forme de sonnets acrostiches sur les mots Biennale Québec, je citerai, parmi les lauréats du concours, encore deux Belges : (Vie et langage n° 190, juin 1968, pp. 19-20)
- Pierre Iweins, de Gand, écrivit un sonnet dont voici la première strophe :
Bien cent fois précieux que parents m'ont laissé,
Il n'est point d'héritage auquel je te compare,
Et de tous les trésors dont mon orgueil se pare,
Nul ne m'est plus présent que ce legs du passé. - Paul Gillain, de Bruxelles, écrivit un sonnet original, en vers de huit pieds :
Berceuse dans la nuit des temps,
Insidieuse mélodie,
Exorcisme de maladie,
Nostalgie au fort des antans
Naïve enfance, feux latents,
Ardents bientôt comme incendie
Lorsqu'Amour et sa tragédie
Embrasent le coeur à vingt ans... .
Que se ravive joie ou peine,
Usons du parler qui, de Seine,
Essaima par-delà les mers ;
Bravons qui lui fait avanie :
Est notre langue, prose ou vers,
Claire source où boit le génie.
C'était le premier concours des biennales ; il y en eut d'autres non moins riches, mais ce n'est pas le moment d'en parler. D'autres Belges, et cette fois-ci des jeunes, concoururent et gagnèrent, notamment au concours de chansons à Jersey, où une jeune élève, Christine Saint-Hubert, reçut une médaille d'argent pour sa très belle chanson : " Un sourire ".
La biennale de Namur, dont rend compte le premier livre d'Actes " Le français, langue sans frontières ", a laissé, dans la mémoire de ceux qui y ont participé, un souvenir lumineux de retrouvailles, de joie, où se côtoyaient des francophones d'ici et de l'au-delà des mers.
Bien des anecdotes pourraient être rappelées. J'en citerai une pour terminer cette évocation :
" Un Québécois, Jean-Marie Laurence, chef du service linguistique de Radio-Canada, fidèle aux biennales jusqu'à sa disparition, nous raconta que, venant en France pour la première biennale, il voulut voir l'endroit - le département de l'Eure - où avaient vécu ses ancêtres, trois cents ans plus tôt. S'y étant fait conduire en taxi, il le fit s'arrêter et, descendant de voiture, il se mit à genoux et embrassa la terre. En se relevant, au chauffeur qui le regardait d'un oeil perplexe, il dit : " Ne vous inquiétez pas, cela faisait deux cents ans que je n'étais revenu ", ce qui ne rassura pas du tout le chauffeur !
Plusieurs personnes, dont certaines sont ici, assistèrent à notre première biennale :
De Belgique :
- Le R.P. Joseph Boly
- M. et Mme De Cleene (Paul Février)
- Mme Luc Norin
- M. André Sempoux
- M. Jean Tordeur
et de France, pour mon plus grand plaisir, une fidèle biennaliste, Madame Ménissez, la chère Directrice de l'École supérieure où j'ai fait toute ma carrière sous sa direction : L'École de haut enseignement pour jeunes filles, l'homologue de l'école HEC des garçons avec laquelle elle a fusionné il y a trente ans.
Ces personnes sont un gage de la continuité de la mission des biennales et je les remercie.