Chances et risques du quadrilinguisme : du cas suisse au Swiss case
Erich WEIDER
Ce titre me semblant relativement clair, je me permettrai d'entrer d'emblée en matière afin d'illustrer concrètement notre combat culturel. Venant tout juste d'achever ma chronique linguistique pour le compte de l'Alouette (l'organe de l'association suisse des journalistes de langue française), une chronique dont le titre était cette fois SWISS, d'une dénotation quasiment neutre à une connotation franchement détestable, ou de la pub SWISSidaire à la SWISSite aiguë !, je lisais dans 24 heures (grand journal de Suisse romande) à la première page: Swisswinebar débarque à Lausanne !
Patatras ! C' est pas vrai, ça continue, mais qu'ils sont c... !!!
Gros coup de colère, découragement, subrepticement un noble et respectable anglicisme s'empare de mes pensées, le spleen, l' " habile " mélancolie dont l'origine grecque (splen, la rate) me ramène directement au Mythe de Sisyphe, à Camus et son Homme révolté, paru en 1951, année de ma naissance, je me révolterai donc...
Dénotations, connotations, associations, ainsi vague et vaque l'esprit, au gré de ses humeurs et de ses tourments...
Chances et risques du quadrilinguisme : du cas suisse au Swiss case, du vin suisse au Swiss wine !
Mon premier cas suisse sera dédié au suisse, Schweizer Wein, Vino svizzero.
" Au lieu de consacrer des millions à l'exportation, nous allons investir dans la défense et la reconquête du marché intérieur ". C'est en ces termes que Philippe Varone, encaveur - un bel helvétisme par ailleurs - et président de l'Interprofession suisse du vin, avait résumé, déjà le 22 janvier 2004 à Berne, la nouvelle stratégie du monde viticole. Celui-ci devait bénéficier d'une nouvelle structure de marketing intitulée - tenez-vous bien - Swiss wine. " Pour gagner les jeunes et les Alémaniques, rien de tel que l'anglais ", commentait ironiquement Patrice Favre, le journaliste de La Liberté, quotidien francophone fribourgeois - Pourquoi ne pas écrire " tel " avec 2 l et un T majuscule ? - .
Autre citation : " Les plus de 50 ans sont fidèles au vin suisse, ils aiment le chasselas " (que l'on appelle du reste " fendant " en Valais). " Son image auprès des jeunes consommateurs urbains par contre est mauvaise. Il faut redonner au Suisse, en particulier au Suisse alémanique la conscience d'habiter un pays viticole. Et d'en être fier " croit constater Jürg Bussmann, 49 ans, nouveau directeur de Swisswine. Et notre brave béotien de Valaisan Varone de rajouter : " C'est le supplément d'âme qui fera la différence avec les cépages d'outre-mer ". Bravo pour le " supplément d'âme Swisswine " !!! J'ai plutôt l'impression qu'en vendant son âme au jargon " âme et ricain ", cet(te) â... de pseudo-Suisse se damne... Quant à " la défense et à la reconquête du marché intérieur " en langage " coca(ra)colien ", je leur souhaite tout le malheur qu'elles méritent...
Ce Jürg Bussmann, responsable irresponsable de Swiss wine communication illustre à merveille ce que mercaticiens incultes entendent par " communication ", sorry " comjounikéschen " : rabaisser nos vignobles au rang de " vineyard ", c'est ignoble ! Quand je pense que cet ignare couard - mon indignation excusera mes écarts de langage - ose parler de " fierté "... Ce stratège structuré à l'américaine méconnaît le b.a.-ba sémantique : une dénotation n'est pas une connotation, une traduction n'est pas une tautologie, communication n'est pas " communication ", mais un " very false friend ", le binaire et le bijectif n'ont pas leur place dans le terreau culturel, et surtout, la perversité du total impact à la Mac Donald's est une aberration, ce qui n'est pas sans rappeler l'" énorme " ISO avec sa quality de quatre sous, autre exemple peu exemplaire de juxtaposition naïve, quality se traduisant en français correct non par " qualité ", mais bien par " médiocrité ".
Mais comment peut-on être aveugle et sourd à ce point ? L'anglo-ricain langue de l'oenologie ! Il faut vraiment être " neuh neuh " pour y croire ! Autant parler de diversité culturelle avec l'accent texan. Pis, c'est olfactivement de mauvais goût. Amália Rodrigues aurait-elle pu transposer (transvaser) Oiça lá ó Senhor Vinho en " Listen to me Mister Wine " ? Bonjour la piquette, les maux de tête et les maux d'estomac...
Tout comme nos vins suisses, nos vini del Ticino, vins de Romandie, Schweizer Weine ou plus exactement Schwyzer Wy alémaniques - comme dans le Haut-Rhin alsacien où chacun sait que dr Wy (Wi) est généralement meilleur que de Wyn (Win) bas-rhinois, surtout s'il s'agit d'un Gewürztraminer - toute notre culture olfactive et gustative devrait passer à la trappe cocacolienne, préfabriquée par des robots planétaires s'abreuvant de BASIC, acronyme révélateur : " Breuvage Américain Sans Idées Convenables ".
Oui, ce cas suisse du Wy, vin, vino mouillé, coupé, trafiqué en wine peut se reproduire à l'échelle européenne. C'est pourquoi j'espère que les pays producteurs sauront défendre encore longtemps dans leurs langues respectives, c'est-à-dire non seulement leurs appendices suisses Wein, vin, vino, mais aussi leur vino (malgré l'homonyme d'Amérique Latine), vinho, krasi (krassi), víno, bor, sans oublier le maltais inbid et tous nos magnifiques dialectes1 porteurs authentiques de la véritable culture populaire...
Chères lectrices, chers lecteurs, veuillez m'excuser cette entrée en matière passablement intempestive et peu scientifique due à mon exaspération grandissante, si souvent impuissante.
Abordons maintenant les spécificités helvétiques esquissées dans mon résumé : Tout récemment, Hans Werner, un Allemand de l'Odenwald (région rurale située entre Francfort et Heidelberg) me demandait si tous les Suisses parlaient bien quatre langues. Cet homme de septante ans qui avait beaucoup voyagé, dialectophone et dialectophile, pratiquant lui-même quelques langues européennes, était intrigué par le cas suisse. Je lui ai donc expliqué la situation telle que je la connaissais (ou percevais) - j'ai en effet résidé dans trois des quatre régions linguistiques.
Oui, la Suisse est quadrilingue, mais l'individu l'est rarement. Grosso modo, nous pouvons dire que la population autochtone (environ 6 millions) se répartit comme suit :
- 3/4 de germanophones
- 1/5 de francophones
- moins de 5% d'italophones
- et même plus 1% de romanchophones.
Un Etat occidental voisin que nous connaissons bien n'y verrait dans sa logique qu'un pays allemand émaillé d'insignifiantes minorités et réglerait vite le problème. Seulement voilà, la Suisse exècre et abhorre toute forme de centralisme quel qu'il soit, pour cultiver le particularisme de ses 26 cantons et demi-cantons, ce qui nous vaut entre autres 26 ministres de l'éducation et 26 ministres des finances. Il n'est donc guère exagéré de proclamer la Confédération Helvétique " l'Anti-France par excellence " et vice versa.
La plupart de ses Etats régionaux sont monolingues. Bilingues sont ceux de Berne (env. 960.000 habitants, moins de 10% de francophones), Fribourg (240.000 habitants, 2/3 de francophones, 1/3 de germanophones) et du Valais (270.000 habitants avec les mêmes proportions qu'à Fribourg, les germanophones fribourgeois et valaisans, minoritaires dans leur canton, mais majoritaires à l'échelle nationale, possédant généralement de bonnes connaissances de français). Quant au canton des Grisons à l'est du pays (190.000 habitants ), il est officiellement trilingue : Graubünden, Grischun, Grigioni avec environ 70% de germanophones, 15% de romanchophones - alors que ceux-ci étaient encore majoritaires en 1850 - 10% d'italophones.
Ayant eu la chance d'habiter huit ans chez les Romanches, je peux vous dire que ce petit bout de Suisse est le plus intéressant à bien des points de vue : d'abord il se distingue par une multitude de dialectes et dispose de cinq " langues écrites ", les seules utilisées à l'école jusqu'en quatrième primaire. Ces dernières sont aussi langues officielles dans leur aire respective, à savoir la plus grande communauté à l'ouest, le sursilvan, les petits sutsilvan et surmiran au centre, le putèr et le vallader (regroupés sous le générique ladin) à l'est dans l'Engadine bien connue des touristes, deuxième bastion rhéto-roman, plus exactement la Basse-Engadine à la frontière tyrolienne. Depuis une vingtaine d'années s'y est ajouté le Rumantsch Grischun ou " romanche grison commun ", langue de synthèse - les Basques et les Bretons entre autres connaissent cette problématique - dont le rôle est d'assurer la pérennité de la communauté dans son ensemble. La situation sur le terrain devrait être unique en Europe : un lycéen moyen et " normal " (là où j'enseignais de 1982 à 1990) n'y est pas confronté à 4 langues, mais à ... 8 !
- son parler local
- son dialecte écrit (ex. le vallader de la Basse-Engadine)
- le Rumantsch Grischun
- le suisse allemand
- l'allemand standard (ce qui lui fait déjà " 5 langues maternelles ")
- le français
- l'italien
- l'anglais (le latin et le grec pouvant évidemment aussi être choisis)
Quand on pense que dans d'autres cantons ou dans certains pays limitrophes, le bilinguisme fait figure d'épouvantail...
Il me semble que l'Europe pourrait s'inspirer de ce modèle - ce n'est d'ailleurs pas le bout du monde, il y a tous les jours des trains directs qui mènent de Bruxelles-Midi / Brussel-Zuid à Chur / Cuira. À l'intérieur de la Suisse, les Grisons sont donc un cas à part.
L'autre minorité linguistique, italophone, principalement concentrée dans le canton du Tessin, rappelle plus la " norme européenne ". Les dialectes sont certes encore parlés par une bonne partie de la population, mais ils régressent en ville et auprès des jeunes, une situation qui ressemble à celle de la Flandre et de l'Allemagne du sud, alors qu'en Suisse allemande (comme au Luxembourg) le dialecte règne en maître incontesté, l'allemand littéraire, le Schriftdeutsch, n'étant comme son nom l'indique, qu'une langue écrite.
Quant à la Suisse francophone, à part quelques régionalismes et statalismes - expression que nous devons au linguiste belge Jacques Pohl, membre in memoriam de la Biennale - la langue n'y diffère guère de celle de la Savoie ou de la Franche-Comté voisines.
Qu'en est-il de l'enseignement des langues ?
La paix linguistique en Suisse repose sur deux principes :
- La territorialité
- Le respect des minorités
Dans " Die Schweizer Sprachenvielfalt / La diversité des langues ", nous pouvons lire : " La notion de " respect des minorités " ne devrait même pas avoir à exister tant elle est indissociable d'une politique démocratique "2. Ce qui signifie que le dialecte local est prioritaire, qu'on apprend d'abord la langue écrite correspondante, appelé par le sociolinguiste allemand H. Kloss Dachsprache (" langue-toit ") - un statut qui fait rêver les Alsaciens - puis une langue nationale comme première langue étrangère. Ainsi les Suisses allemands ne parlent pratiquement que leur dialecte alémanique, écrivent l'allemand standard et apprennent le français, pour ensuite passer à l'anglais ou l'italien. La première langue étrangère, en l'occurrence le français, est enseignée au primaire dès la troisième ou quatrième année, les autres au secondaire.
Or, depuis quelques années, cet équilibre helvétique est menacé par des esprits dévoyés qui, dépourvus de toute vergogne, poussent pour que l'anglais supplante et évince le français.
En Romandie, la place de l'allemand n'est pas encore remise en question, sauf à Genève. Personnellement, je crains toutefois que la digue ne cède très bientôt. L'opinion publique, soumise régulièrement aux coups de boutoir de la mégalomane métropole zurichoise de plus en plus acquise à la cause de l'anglo-américain des affaires - je viens d'apprendre que la plus grande banque "SWISS" UBS a récemment supprimé le français dans ses bulletins, elle se contente désormais de l'allemand et de l'anglais, traduire dans la deuxième langue nationale étant devenu trop onéreux et trop fastidieux ! - encouragée par la loi du moindre effort et l'omniprésence des multinationales, verrait d'un bon oeil (entendrait d'une bonne oreille) l'anglais comme lingua franca. On parlerait son dialecte avec les siens ainsi qu'un embryon de langue internationale (imitant en cela nos " scientifiques " atteints de BSE " Bad Simple English "), ce qui suffirait à l'intercompréhension entre les communautés, qu'elles soient suisses, européennes ou mondiales.
Beaucoup n'ont d'ailleurs pas mauvaise conscience. Car, pourquoi s'évertuer à apprendre le français si les Romands suivent leurs cours d'allemand à contrecoeur ? Avec des résultats, il faut bien l'avouer, plutôt médiocres, leur épisodique motivation se heurtant de surcroît très rapidement à la réalité dialectale (laquelle a souvent bon dos !) ? Alors, à quoi bon ? Au lieu de souffrir pour une langue nationale " difficile ", accueillons une langue inter- et " intranationale " " facile ", merveilleusement " neutre ", à savoir le " vil instrument des marchands ", le " créole conquérant " que le Président de la conférence suisse des directeurs cantonaux de l'instruction publique, Hans-Ulrich Stöckling, a eu le toupet en automne 2004 de décréter " langue du voisin en Suisse " - une audace que je me suis permis de commenter dans l'avant-dernier numéro de l'Alouette (janvier 2005). L'avantage des Alémaniques, déjà habitués à jongler constamment avec une langue orale et une langue écrite, est qu'ils ont un niveau d'anglais plus élevé que celui des Romands, lesquels se débrouillent à peine mieux en " globish " qu'en allemand.
Combien de temps nos jeunes " SMSisés " vont-ils encore s'astreindre à différencier vor, vorher, bevor, avant (devant), (aupar)avant, avant que (de), c'est-à-dire la préposition de l'adverbe et de la conjonction de subordination si le fourre-tout before suffit ?
Un avenir beaucoup plus proche qu'on ne le croit se profile à l'horizon : la désintégration pure et simple de la Suisse linguistique et culturelle où les apatrides multinationales unilingues imposeront leur loi et leur foi globale inique, UNIQUE comme un certain aéroport (HUB) qui vient de perdre sa compagnie " nationale ", ce qui n'est guère étonnant, à force d'accentuer à l'alémanique " Juunik " (et non " Juniik ") par conséquent " eunuque ", alors que cet aéroport s'appelait il n'y a pas si longtemps encore, durant ses ultimes années de " vigueur " Kloten, un pluriel très connu ici à Brussel... Je ne vous ferai donc pas l'affront de le traduire.
En tout cas, ne plus en avoir a précipité le Grounding de SWISSAIR et de SWISS, le SWISS case étant de toute évidence the WORST case. Les Européens sont prévenus...
P.S. à méditer : Le futur néo-standard suisse serait un étendard (une banderole) agité(e) avec frénésie par une bande (drôle ?) d'exaltés " néo-cons " dont le fanion se résume à une bannière étoilée...
Notes
1. Kleiber Wolfgang (1990-1996), Wortatlas der kontinentalgermanischen Winzerterminologie, Niemeyer Tübingen. Un atlas linguistique en huit volumes couvrant tout le domaine germanophone viticole du Luxembourg à la Mer Noire ; voir aussi le compte rendu de Philipp Marthe in Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, Tome XCIV - 1999, p. 234-240.[RETOUR]
2. Widmer Jean, Coray Renata, Acklin Muji Dunya et Godel Eric (2004), Die Schweizer Sprachenvielfalt / La diversité des langues en Suisse dans le débat public, Peter Lang Bern, Berlin, Bruxelles/Brussel, Frankfurt/Main, New York, Oxford, Wien. [RETOUR]
Autres sources :
Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (Etat le 11 mai 2004).
Sprachlandschaften der Schweiz, Vertiefungsanalyse Volkszählung 2000; Le paysage linguistique en Suisse, Tiré à part (Avril 2005); Die aktuelle Lage des Romanischen, Vorabdruck (April 2005), Office fédéral de la statistique, Bundesamt für Statistik, Ufficio federale di statistica, Uffizi federal da statistica, Neuchâtel.
Florey Gilles, In Sachen Sprachen ist die Schweiz ein Sonderfall (2005), sujet traité avec discernement par un de mes étudiants lors d'un exposé à la HEVs bilingue de Sierre/Siders.