Discours de clôture du président Roland ELUERD
Les objectifs de la Biennale de la langue française n’ont jamais été des objectifs ponctuels. Il suffit de considérer les thèmes des quinze premières biennales pour comprendre qu’ils abordent les principaux aspects de l’usage d’une langue comme le français. En traitant à Bucarest, voici deux ans, des autoroutes de l’information, la Biennale a montré qu’elle était attentive à son époque. En traitant à Neuchâtel du multimédia et de l’enseignement du français, elle vient de montrer avec éclat qu’elle sait porter un regard nouveau sur une question évidemment ancienne.
Les biennales du changement de siècle et de millénaire, celles de 1999 et de 2001, montreront qu’elles sont bien les « états généraux de la langue française ». Pour cela, demain comme hier, nos raisons doivent être claires, nos moyens évalués, nos objectifs délimités.
D’abord, soyons nets : notre action est un combat. Rien de belliqueux dans la définition ! Pour reprendre les belles paroles de Félix Leclerc : « Mes généraux sont des rivières Et mon état-major le vent ». Il convient simplement d’annoncer la couleur. Nous n’avons vocation ni à momifier, ni à déplorer, ni à censurer, ni à nous taire. Nous avons la volonté d’agir et la volonté de réussir.
Ce combat n’est pas le combat du français contre l’anglais. C’est le combat de la diversité des langues contre l’uniformité du tout-anglais. La Biennale de la langue française approuve et soutiendra toute défense et promotion de cette diversité, en particulier dans le fonctionnement de toutes les institutions de l’Europe qui naît. Elle soutiendra aussi la promotion d’un authentique plurilinguisme dans les études avec ce qu’il suppose d’équilibre entre les langues enseignées, d’échanges, de jumelages, de bourses, etc.
Toujours et partout, le projet d’une langue unique est un projet totalitaire. On peut le vêtir des beaux habits du commerce ou des sciences, il reste totalitaire. On peut le parer des affriolants atours de la modernité ou de l’efficacité, il reste totalitaire. En 1992, au Collège de France, Umberto Eco proposait de « réévaluer Babel ». L’Association des informaticiens de langue française affirme : « Il faut sauver Babel ! ». J’avais repris cet appel à la clôture de la Biennale de Bucarest. Je le renouvelle ici.
Dans ce combat contre l’uniformité du tout-anglais, la Biennale de la langue française souligne qu’à dignité égale avec l’anglais il y a – au moins – une autre langue internationale, le français.
Une langue n’est pas internationale par décret, ni par caprice du hasard. Comme la liberté, le caractère international d’une langue est le fruit d’une longue histoire. Comme la liberté, le caractère international du français n’est pas un acquis définitif. Comme la liberté, il s’affaiblit si l’on néglige de s’en servir.
D’où la nécessité de le défendre, d’où la nécessité de l’illustrer.
Le défendre, c’est exiger que ce statut soit appliqué quand il existe, c’est l’exiger dans les institutions nouvelles, c’est accueillir ces institutions dans des contrées francophones, c’est gagner la partie de l’emploi du français dans les salles de conférences et dans les salles de presse, c’est la gagner aussi dans les cafétérias où de trop nombreux petits marquis de comptoir dédaignent leur langue maternelle française pour minauder doctement, donc sottement, en anglais.
Mais, à l’époque de la Pléiade comme aujourd’hui, la défense est vaine sans l’illustration. Or l’illustration du français langue internationale, voilà un objectif qui concorde parfaitement avec les nôtres puisque – faut-il le rappeler ? – la Biennale de la langue française procède de la Fédération du français universel.
Le premier point à considérer est linguistique : soutenir qu’en face de l’anglais qui fractionne et recompose avec bonheur tant son lexique qu’une part de sa syntaxe, et assure ainsi une grande puissance à ses images, existe une langue internationale différente, une langue « non fractale » pour reprendre une expression du professeur Jean-Marie Zemb, une langue dont la syntaxe et le lexique expliquent – c’est-à-dire déplient, ouvrent les plis, ex-plicare – et assurent ainsi une fondamentale fonction critique.
Inséparables de la description de la langue, il y a ses domaines d’emploi : langue de l’économie et du commerce, langue des sciences et des techniques, langue des lois et des codes, langue des arts et des humanités... Partout l’impérialisme d’une langue unique imposerait le totalitarisme d’une pensée unique et, conséquence inéluctable, affaiblirait la réflexion, enchaînerait les cœurs et les esprits. Des concepts extérieurs à la pensée unique, par exemple service de l’État, aménagement du territoire, solidarité mutualiste seraient réputés bizarres, vains, faux, dangereux. Peut-être finirait-on par nous convaincre qu’être libre signifie être libre de se débrouiller et non, comme nous le savons depuis Socrate et Rousseau, obéir aux lois qu’on a, en conscience claire et souveraine, choisies.
Inséparables de la langue et de ses domaines d’emploi, il y a les acteurs. Ne nous trompons pas d’adversaires : ce ne sont évidemment pas les Américains ou les Britanniques, ce sont les tenants du tout-anglais et beaucoup sont francophones. Ne négligeons pas nos alliés : beaucoup sont citoyens du Royaume-Uni ou des États-Unis.
Ne négligeons surtout pas nos partenaires. À l’égard des pouvoirs publics, nous ne devons pas être de simples consommateurs de subventions : nos propositions doivent indiquer des caps, nos critiques corriger des oublis ou des dérives, notre aide permettre la mise en œuvre des lois et des décisions. À l’égard des entreprises, soyons de vrais partenaires. Le programme est clair : non pas leur donner des leçons de grammaire et bon usage mais leur prouver que le mécénat linguistique est un bon média pour leur image, les convaincre que la langue peut être un argument de vente.
Reste le terrain de notre combat. Nous le connaissons tous : c’est le monde.
Certes, ce terrain, nous ne l’avons pas choisi les premiers et nous avons souvent l’impression que le tout-anglais nous l’impose pour mieux assurer son triomphe. Un examen plus attentif montre que le tout-anglais n’a rien choisi, qu’au fond il n’avait pas le choix, que cet espace était le seul qui fût à la mesure de ses ambitions. Eh bien ! cette mondialisation, cessons de la craindre, retournons-la à notre profit. Car enfin qui viendra nous dire que le français n’est pas une des langues qui sont à la mesure du monde ! Faisons en sorte que, dans le cybermonde monolingue que certains veulent nous imposer, le français exprime une autre vision de l’univers et des activités des hommes. Faisons en sorte que, dans le cybermonde lisse et ordonné que certains préparent, la Francophonie introduise un espace de respects des diversités linguistiques, un espace de désordre somme toute, ce désordre où Tocqueville voyait le ferment même de la liberté et de la démocratie véritable.
Voilà, chers amis biennalistes, le projet que je vous propose, et d’abord pour notre prochaine biennale. Je ne peux pas vous dire où nous nous retrouverons. Vous le savez comme moi, je l’avais déjà souligné à Bucarest, le choix du lieu ne résultait pas du caprice du président fondateur, ne résulte pas du caprice de celui qui a l’honneur de poursuivre la tâche. Beaucoup de points doivent être pris en compte, la trésorerie de l’association n’est pas des moindres. Ce lieu sera arrêté dans les mois qui viennent.
Mais, dès maintenant, vous connaissez les lignes du thème : la mondialisation, espace et avenir du français. Nous déclinerons ce thème dans deux ou trois domaines comme les affaires, les sciences, le droit, les arts ou... la philosophie.
Le combat n’est certes pas facile. Mais l’enjeu est capital. Et puisqu’il est d’usage de finir par une citation, je vous en livre une. Elle est de Jean-Jacques Rousseau, ultime salut à nos hôtes. Elle brille de la rigueur d’un français admirable de limpidité et de force :
« Où le droit et la liberté sont toutes choses,
les inconvénients ne sont rien. » (Du contrat social, III, XV)